jeudi, décembre 06, 2018

Inquiétudes



Je suis inquiet...
Le mouvement lycéen qui prend de l’ampleur m’inquiète beaucoup. Et il me ramène 12 ans en arrière. En mars 2006, j’étais déjà enseignant dans le lycée où je suis toujours aujourd’hui : le lycée Corot à Savigny sur Orge. Nous venions de subir les émeutes urbaines des banlieues de l’hiver 2005 à la suite de la mort de Zyed et Bouna. Cela avait été très « chaud » à Grigny, la grande cité à côté du lycée. 

En mars, c’est la mobilisation pour le contrat première embauche (CPE) imaginé par le gouvernement De Villepin qui prend le relais. Mais les manifestations encadrées avec un objectif clair se transforment très vite dans notre banlieue en une réédition amplifiée des émeutes urbaines. Les images qui me restent sont celles des fumées de gaz lacrymogènes sur la place Davout en face du lycée avec les CRS qui interviennent face à des jeunes déterminés à rejouer la prise de la Bastille avec le château du Lycée Corot. Ce sont aussi les images d’une centaine de jeunes accrochés à la grille du lycée qui plie sous leur poids... 
Ces images de violence m’ont marqué à jamais. Et m’ont convaincu du danger de ces manifestations marquées par la violence et l’anomie. Très vite tout peut basculer tant la violence, qui est à fleur de peau, peut prendre le pas et s’imposer. 

Nous sommes sur une poudrière qui ne demande qu’à exploser. Et en banlieue, nous pouvons payer à tout moment une facture qui n’a jamais été réglée et qui est celle des émeutes de banlieue de 2005. Cette facture c’est celle de l’injustice sociale, de la relégation, de l’angoisse et de la pression scolaire et d’une promesse républicaine d’ascension sociale qui n’a pas été tenue...
La situation est explosive et je suis très inquiet. 
Philippe Watrelot



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Je reproduis ci dessous le texte que j’avais écrit à l’époque (en 2006) et qui avait été publié dans les Cahiers Pédagogiques. Il s’appelle « Novembre en Mars ». Aujourd’hui en 2018, avec ce foutu réchauffement climatique on a Mai en Décembre... 





𝐍𝐨𝐯𝐞𝐦𝐛𝐫𝐞 𝐞𝐧 𝐦𝐚𝐫𝐬
Lundi 20 mars. J’ai cours avec une classe de 2de dans des préfabriqués au fond du terrain du lycée. J’enseigne depuis quatre ans dans un très grand (par la taille) lycée de la banlieue sud de Paris. Tout se passe bien, le cours se déroule normalement. Soudain, on entend une clameur, des cris. Comme mercredi dernier, mais je n’étais pas présent, des élèves se sont introduits dans le lycée.
 Mes élèves sont littéralement terrorisés, ils veulent sortir du bâtiment. J’essaie de les calmer et de les raisonner. 
Fort de mes 25 ans d’expérience de ce type de situation, je leur dis : « Mais ce n’est tout de même pas la première fois que des élèves viennent dans un établissement pour appeler leurs camarades à la grève ! S’ils arrivent, nous les laisserons rentrer et nous écouterons ce qu’ils ont à nous dire... ».
Les élèves me regardent alors avec une sorte de commisération et me répondent : « Mais monsieur, ça n’a rien à voir avec le CPE, ce qu’ils veulent c’est juste tout casser... »
Ils avaient raison.
 
Dans l’établissement où je travaille, comme dans beaucoup d’autres établissements de banlieue, la période du mouvement anti-CPE a donc été un mélange dangereux entre (faibles) revendications et regain d’émeutes urbaines. 
Dans cet énorme lycée de près de 3000 élèves, il n’y avait pas plus de 200 élèves qui étaient mobilisés contre le CPE. Le matin des grandes manifestations, le plus souvent, une petite centaine de jeunes bloquait l’entrée des grilles.
 Mais ce que tous craignaient, élèves et professeurs, c’était le déclenchement de la violence. Plusieurs « attaques » (il n’y a pas d’autres mots qui me viennent à l’esprit) ont eu lieu au cours de cette période. Les premières ont entraîné surtout des bris de vitres et de matériel. Il y a eu cependant une blessée assez grave. C’étaient essentiellement des jeunes venant des lycées professionnels voisins et des quartiers proches.
 
Un stade a été franchi, le jeudi 23 mars. Le lycée a été « attaqué » pour la quatrième fois en une semaine. Il faut dire qu’il s’agit d’un château et que dans l’imaginaire de certains jeunes de cette région, c’est un symbole. Une sorte de « Bastille » à prendre. Le lycée des « bourgeois ». Près de 200 jeunes ont tenté d’entrer en forçant les grilles. Il y a eu de violents affrontements avec la police arrivée assez vite. J’ai pu assister à tout cela dans la fumée des lacrymogènes et les tirs de flash-balls...
 Sentiment d’être assiégé, sidération devant la violence gratuite et surtout beaucoup de questionnement sur l’évolution de notre société. Revanche sociale, expression d’un malaise toujours présent, situation anomique, tout cela peut expliquer ces évènements. On était loin en tout cas de la revendication contre le CPE, on assistait plutôt à une réédition de novembre, qui avait déjà été très chaud dans notre banlieue. Les braises sont loin d’être éteintes...

Les débats dans la salle des profs étaient peut-être différents de ceux d’autres établissements. Ici, il ne s’agissait pas seulement de savoir comment s’organiser pour la manifestation et le lien à faire avec les quelques élèves grévistes. Le débat principal durant les AG portait sur la sécurité : « faut-il demander la fermeture du lycée ? », « peut-on revendiquer le droit de retrait ? ».
Le lycée a finalement été fermé le 28 mars, jour d’une des grandes manifestations parisiennes. Des informations laissaient craindre de nouvelles violences devant le lycée. Le défi qui circulait dans les messages échangés (par MSN ou par SMS) était de « faire tomber le lycée ».
Ce même jour, j’étais dans la manifestation avec d’autres collègues. Nous avions proposé aux élèves désireux de manifester, de les accompagner pour prévenir les violences par notre présence. Nous avons pu éviter ainsi plusieurs petits incidents. Vers la fin de la manifestation, nous avons été dépassés par une bande d’une centaine de jeunes qui couraient vers la place de la République et qui dépouillaient et frappaient, au passage, ceux qui se trouvaient sur leur chemin. J’ai été impressionné par la grande jeunesse de ces gamins âgés d’à peine quatorze ans et par la présence non négligeable de filles parmi eux. 
Là aussi, c’était la violence qui prévalait plus qu’une quelconque revendication.
 On a pu lire dans la presse certains commentateurs qui faisaient le lien entre les émeutes urbaines de novembre 2005 et le mouvement anti-CPE de mars 2006. La question de la précarité et de l’avenir de la jeunesse est en effet centrale dans les deux évènements, mais on ne peut pas dire pour autant qu’elle soit vécue de la même façon par les jeunes les plus défavorisés et les autres lycéens et étudiants.
 Plutôt que l’image idyllique d’une jeunesse unie, le mois de mars 2006 me donne surtout à voir celle d’une cassure entre deux jeunesses. Au-delà du sentiment d’amertume, je me demande surtout comment recréer du lien entre eux et leur redonner de l’espoir. Sacré défi...

Philippe Watrelot, lycée de Savigny-sur-Orge.
Cahiers Pédagogiques L’actualité éducative du N°444 de juin 2006



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