dimanche, novembre 29, 2015

Bloc-Notes de la semaine du 23 au 29 novembre 2015





- Bulletins de notes – Changer les maths- Et le Collège ? - .



Même si l’actualité “normale a du mal à retrouver son souffle, on peut trouver dans la semaine qui vient de s’écouler des informations qui nous éloignent des suites du drame et nous ramènent à des débats classiques et actuels. C’est le cas avec la publication du rapport de l’OCDE “Regards sur l’Éducation 2015” et les recommandations du CNESCO sur l’enseignement du calcul et des mathématiques. C’est aussi le cas avec la polémique sur la réforme du Collège 2016 qui reprend mais sans beaucoup d’échos dans la Presse.





Bulletin de notes de la France
La publication mardi 24 novembre dernier par l’OCDE, de “Regards sur l’Éducation 2015” a donné l’occasion de reparler de l’éducation sous un autre angle que celui des attentats. D’autant plus que cette publication est particulièrement riche et offre plusieurs angles aux commentateurs. Le magazine Challenges en offre un résumé rapide pour ceux qui ne veulent pas en lire l’intégralité. D’autres articles développent un aspect ou l’autre de ce rapport qui est une sorte de “bulletin de notes” de l’École Française.
Commençons par un apparent paradoxe. La France dépense plus que la plupart des pays riches pour ses maternelles. Elle y consacre quelque 0,7% de sa richesse nationale, contre 0,6% dans les autres pays de l’OCDE. Mais, surprise, la dépense par enfant y est plus faible qu’ailleurs, de l’ordre de 6.545 euros contre une moyenne de 7.520 euros pour ses homologues de l'OCDE. Explication: la quasi-totalité des petits Français de 3 ans sont scolarisés, contre moins de trois quart dans les autres pays de l’OCDE, ce qui fait grimper la facture finale. Ce focus sur la maternelle permet de mettre en avant cette spécificité française que beaucoup de voisins nous envient. Le même jour que la publication du rapport se tenait d’ailleurs un colloque organisé par le SNUipp où était rendu public un sondage montrant que 85 % des Français – et 79 % des enseignants – estiment que la « première école » fonctionne plutôt bien et mieux que par le passé. Un colloque qui a aussi permis de dire que les professionnels trouvaient les nouveaux programmes «plus équilibrés, plus lisibles et plus opérationnels».
L’autre gros morceau du rapport de l’OCDE, abondamment repris, est la question du temps des apprentissages. On nous confirme que l’école primaire française est celle du monde où les enseignements sont les plus concentrés. Les élèves n’ont que 162 jours de cours par an, contre 185 dans les autres pays riches. Ils étudient plus que les autres avec 864 heures de cours par an en primaire, contre 804 heures en moyenne dans les autres pays de l’OCDE, et 991 heures au collège, contre 916 heures. Contrairement aux idées reçues, les enseignements de base (appelés aussi “fondamentaux”) occupent une place centrale. Quelque 37% du temps d’instruction en primaire est consacré à la lecture et l’écriture, soit le taux le plus élevé des pays riches!
Mais pour quel résultat ? Jean-Marc Vittori, éditorialiste des Échos résume la situation en quelques phrases chocs : “Les écoliers français travaillent. Ils travaillent même beaucoup. Mais les résultats ne sont pas au rendez-vous. […] Les jeunes passent plus de temps à l'école en France que dans la plupart des pays avancés. Et ils consacrent 58 % de ce temps à apprendre à lire, à écrire et à compter, la proportion la plus élevée de tous les pays de l'OCDE où la moyenne est de 37 %. Jusque là, tout semble aller bien, car il y a une excellente raison à cet effort : la maîtrise des mots et des chiffres est au fondement de l'éducation. […] Sauf que cet effort est vain. Malgré ces centaines d'heures supplémentaires sur les bancs de l'école pour consolider les « apprentissages fondamentaux », les Français ont des résultats à peine dans la moyenne dans les comparaisons internationales de niveau en littératie et numératie. Et ces résultats sont particulièrement dispersés . En bon français, on dirait que l'école française n'est pas efficace. Mais en France, on n'aime pas accoler ces deux mots. Quitte à se rassurer en constatant que les meilleurs sont toujours excellents. C'est une erreur dramatique. A l'ère numérique, il faut mobiliser tous les talents, et plus seulement ceux d'une petite élite.”. Il faut rajouter à cela, le constat, là aussi déjà connu, que nous livre l’OCDE : la France ne dépense pas assez pour le Primaire.
La France ne dépense pas non plus assez pour ses profs. Là aussi, ce n’est pas un scoop. L’OCDE a déjà donné de nombreuses statistiques en ce sens. Même si la rémunération des profs du secondaire est proche de la moyenne de l’OCDE, c’est le salaire des enseignants du primaire qui est insuffisant. Ceux-ci touchent des rémunérations inférieures de 12% par rapport aux enseignants des autres pays. Alors qu’aujourd’hui en France, le niveau de recrutement est le même que pour le secondaire, cet écart est encore plus insupportable et même scandaleux.

Changer les maths
Les 12 et 13 novembre à Paris se tenait une conférence de consensus sur la numération organisée par le Conseil national d’évaluation du système scolaire (Cnesco). Jeudi 26 novembre, l’organisme a présenté ses conclusions pour améliorer l’enseignement des maths dans les petites classes.
Alors qu’à ce jour, 40 % des élèves quittent le primaire avec des lacunes, voire de graves difficultés dans cette matière, l’instance née de la loi de refondation de l’école préconise une évolution des pratiques quotidiennes des enseignants. Pour aider les enfants à se représenter les nombres, les professeurs d’élémentaire sont ainsi invités, comme le font ceux de maternelle, à recourir à la « manipulation » d’objets et à “donner du sens” aux nombres . De même les élèves doivent d’abord être capables d’exprimer les nombres à l’oral avant d’apprendre à les écrire. Ce qui, au passage, est plus difficile en français “de France” où on dit soixante-dix au lieu de septante... Enfin, le jury suggère que les enseignants doivent s’allier aux parents en les encourageant à proposer à leurs enfants des situations ludiques d’apprentissage. Enfin, le Cnesco insiste aussi sur la nécessité de mieux intégrer les résultats de la recherche dans les programmes. Il accorde aussi une grande attention à la formation initiale des enseignants du premier degré. De fait, 80 % des professeurs des écoles sont plutôt de formation littéraire et n’ont pas suivi de cursus scientifique dans l’enseignement supérieur.
Signalons pour clore ce chapitre un article de Louise Tourret dans Slate.fr où, en s’appuyant sur les travaux du CNESCO, elle donne “quelques trucs à savoir avant de décréter que vous êtes nul en maths ”. Un vrai article de vulgarisation utile d’abord aux parents mais aussi aux enseignants !

Et le collège ?
Après sa parution au journal officiel le 24 novembre, cette semaine a vu aussi la publication au Bulletin officiel spécial n°11 du 26 novembre 2015 des Programmes d'enseignement du cycle des apprentissages fondamentaux (cycle 2), du cycle de consolidation (cycle 3 : CM1, CM2, 6ème ) et du cycle des approfondissements (cycle 4 : 5ème, 4ème, 3ème). Ce sont donc tous les programmes du CP à la troisième qui se trouvent modifiés à la suite des travaux du CSP et de la consultation qui a suivi.
Même si la question des programmes n’est pas au cœur de la contestation, cela nous amène à prendre des nouvelles de la réforme du Collège. Au grand dam des opposants, les actions de lutte contre cette réforme ne font plus les gros titres de la Presse. On évoque, ici ou là dans la presse régionale, quelques actions mais peu d’articles dans la presse nationale. L’action du SNALC appelant à contourner la réforme est évoquée dans le Café Pédagogique. Son rédacteur en chef remarque que pour “abroger la réforme de l’intérieur” (comme le dit le tract syndical), il va falloir que le syndicat entre dans le jeu de la réforme en participant aux conseils pédagogiques honnis jusque là et en trouvant des appuis au sein du conseil d’administration.
L’action concurrente “GrainS de sable” du SNES-FSU visant à bloquer et perturber les formations trouve peu d’écho en dehors de la presse syndicale et des réseaux sociaux. Du coup, certains font feu de tout bois... Ainsi un responSable du SNES-Marseille a répondu favorablement à une interview du polémiste de plus en plus d’extrême droite Jean-Paul Brighelli dans son blog hébergé par Le Point . Celui-ci insiste en préambule sur leur convergence de vues.
Cette initiative n’est pas sans poser des questions à un certain nombre de militants sincèrement opposés à la réforme du collège mais inquiets de ces dérapages. Quand les digues sautent, les grainS de sable risquent d’être balayés...

Bonne Lecture...



Philippe Watrelot

dimanche, novembre 22, 2015

Bloc-Notes de la semaine du 16 au 22 novembre 2015





- Jours d’après – Mauvais élèves - Analyses - Reprise - .



Il n’y a pas eu de bloc notes la semaine dernière. Pourtant, il était quasiment prêt avec déjà des bouts d’analyse sur de nombreux sujets. Et puis, bien sûr cette soirée tragique a tout bouleversé et a rendu toutes les autres actualités et les petites polémiques dans l’éducation bien dérisoires. Une semaine après, les suites des attentats occupent encore toute l’actualité y compris éducative. Même si on voit quelques sujets resurgir, on attendra encore avant de les évoquer.





Le lundi et les jours d’après
Travailler c’est aussi une forme de deuil. Ou du moins un moyen de tenir à distance ses propres émotions. Dans la sidération, l’accablement, la douleur, les enseignants ont au cours de ce week-end très particulier préparé individuellement ou collectivement la journée de lundi, et cherché comment accueillir les élèves, dialoguer, les rassurer tant bien que mal, répondre à leurs questions. Il faut lire sur leurs blogs, les réseaux sociaux ou dans la presse, les témoignages de ces enseignants, émus et fiers à la fois qui disent ce qu’ils ont tenté de faire avec leurs élèves et combien les réactions de ceux ci les ont émus et impressionnés. Ce fut mon cas, comme ce fut le cas de beaucoup.
Les revues de presse de lundi et celle de mardi ont recensé un grand nombre de ces réactions et comptes rendus. On pourra y trouver aussi de nombreuses ressources produites et mutualisées dans une certaine urgence (même si, malheureusement, il y avait déjà l’expérience des attentats de janvier). Les Cahiers Pédagogiques y ont contribué avec un recensement des ressources et une réflexion sur la pédagogie à mener . Ces deux pages ont connu un record de fréquentation, ce qui montre bien qu’elles ont correspondu, avec d’autres, à un réel besoin. Les retours des enseignants montrent aussi que la manière dont se sont gérés ces moments a varié d’un établissement à l’autre. Dans certains collèges ou lycées, cela a été l’occasion d’un travail collectif entre enseignants avec un réel accompagnement des personnels de direction. Dans d’autres plus nombreux, semble t-il, les enseignants ont été livrés à eux mêmes.
Toutefois, d’une manière générale, la minute de silence n’a pas donné lieu à beaucoup d’incidents. Cela tient, comme le disent de nombreux commentateurs et acteurs de ce moment , à la nature de ces attentats : le clivage n’a pas eu lieu et ceux qui n’étaient pas “Charlie” n’ont pas eu cette fois ci la même position. Mais il faut aussi souligner que les instructions données par le Ministère ont été beaucoup plus subtiles et semblent tirer les leçons de janvier. Dans sa lettre , la ministre a rappelé la nécessité de ne pas “plaquer” une minute de silence sans un travail préalable et un nécessaire moment d’expression et de dialogue. On invite même à relativiser d'éventuelles provocations. Il faut quand même signaler que malgré ces précautions ministérielles, les instructions au niveau des rectorats et dans les établissements n’ont pas toujours eu la même tonalité...
On ne peut cependant qu’être d’accord avec l’enseignant blogueur Lucien Marboeuf qui rappelle qu’en janvier l’École avait été au centre de tous les débats et les critiques en raison de quelques incidents (surévalués ?) lors de la minute de silence. On avait même eu droit à une commission d’enquête sénatoriale sur ce sujet... ! Aujourd’hui, on peut à l’inverse être fiers de notre école” comme le dit Louise Tourret . Le débat s’est déplacé vers d’autres questions et l’École n’est plus au centre de toutes les attentions. Même si l’école n’a pas besoin qu’on la félicite, comme le dit Lucien Marboeuf, il faut saluer l’engagement des enseignants dans ce moment difficile. Cela montre aussi qu’avant de “transmettre” et d’apprendre, il est nécessaire de rassurer et de créer la sécurité nécessaire aux apprentissages.

Mauvais élèves
En janvier, on mettait en garde à vue des gamins qui ne respectaient pas la minute de silence... Qu'en sera t-il avec les députés ?
La séance des “Questions au Gouvernement” (QÀG) du mardi 17 a donné lieu à un “triste spectacle”. Comme le raconte Le Monde : “Des huées à n’en plus finir, des commentaires vociférés à pratiquement chaque prise de parole de Manuel Valls, des prises de parole polémiques… […]Quant à Christiane Taubira, elle n’a même pas eu le temps de commencer à répondre au député socialiste Patrick Bloche (Paris) qu’un « Bouuuuh » puéril s’est élevé des bancs de droite
Si la nouvelle matière qu’est l’Enseignement Moral et Civique est fondée en grande partie sur une pédagogie du débat, je propose alors qu'on évite d'utiliser en classe les vidéos des QAG pour illustrer cette pratique...
Les députés vus par Daumier...
Ce comportement si peu exemplaire a énervé plusieurs enseignants blogueurs. C’est le cas de Lucien Marboeuf déjà cité . Et c’est aussi celui de Mara Goyet qui leur fait une impeccable leçon de morale civique sur son blog hébergé par Le Monde. . Mara se transforme en “Père Duchesne” (!) et interpelle les députés : “Ces derniers jours, il y avait un "deuil national". Ça supposait de modifier un peu ton comportement, de faire preuve de tact, de changer un chouïa tes habitudes, bref, de te tenir, sinon bien, du moins mieux. Je ne sais pas si tu le sais mais les enfants te regardent. Oui, ces enfants pour lesquels tu ne dois pas avoir de mots assez durs quand ils dérapent gravement lors des minutes de silence, livrés à des profs fonctionnaires laxistes et gauchistes. Ils te regardent.[...] Et à qui ils les posent, ces questions ? Eh bien, parfois, à nous, les profs. Et là, tu vois, c'est pas sympa de ta part, on est bien emmerdés : l'Etat ne nous paie pas pour qu'on explique à des enfants que certains députés manquent totalement de sens de la dignité, de la décence et de la tenue, que certains élus se tiennent comme des idiots et vont ensuite faire la morale à tout le monde.

Analyses
Comme nous le disions plus haut, pour l’instant il y a peu d’analyses sur ce qui s’est passé qui intègrent l’École.
François Dubet dans Le Café Pédagogique tient d’ailleurs à remettre les choses à leur place et à écarter la responsabilité de l’École : “Il faut cesser de mettre l'école au 1er rang de nos accusations et de nos réponses. Elle n'est pas responsable de ce qui se passe et ne peut pas à elle seule faire que des assassins venus de Syrie ne tuent pas un peu partout dans nos rues. L'échec scolaire n'est pas explicatif. Il faut se rappeler que les auteurs du 11 septembre étaient de brillants ingénieurs. Il faut admettre que ce terrorisme est d'abord la manifestation d'une guerre. L'inégalité scolaire, la ségrégation sont des facteurs contre quoi il faut se battre. Mais c'est absurde de penser que c'est la cause du terrorisme. ”. Dans ce contexte, pour le sociologue le rôle de l’école “ça va être de se présenter comme un lieu de sureté, apaisant. A l'école on doit vivre normalement. Elle doit éviter de stigmatiser les musulmans dont la majorité se sent piégée dans cette histoire. […]Le rôle des enseignants c'est de résister. ”.
Curieusement, c’est chez le ministre de l'économie qu’on trouve une analyse qui offre une réflexion sur le rôle de l’École parmi toutes les autres institutions de la société française. Emmanuel Macron a en effet affirmé lors d'une intervention à l'université du groupe social-démocrate « Les Gracques », que la société française devait assumer une « part de responsabilité » dans le « terreau » sur lequel le djihadisme a pu prospérer. « Le terreau sur lequel les terroristes ont réussi à nourrir la violence, à détourner quelques individus, c'est celui de la défiance », a-t-il affirmé. « Nous sommes une société dont au cœur du pacte il y a l'égalité, nous sommes une société où en moyenne l'égalité prévaut beaucoup plus que dans d'autres économies et d'autres sociétés », a noté le ministre. Mais « nous avons progressivement abîmé cet élitisme ouvert républicain qui permettait à chacune et chacun de progresser. Nous avons arrêté la mobilité » sociale, a-t-il déploré.« Nous avons une part de responsabilité, parce que ce totalitarisme se nourrit de la défiance que nous avons laissée s’installer dans la société. Il se nourrit de cette lèpre insidieuse qui divise les esprits, et, si demain nous n’y prenons pas garde, il les divisera plus encore ».
Pierre Merle, interrogé aussi par Le Café Pédagogique , dit des choses assez semblables. Pour lui, les attentats interpellent l’École. D’abord en amenant à réactiver encore plus les valeurs cardinales de la République. Il ne suffit pas, dit-il, de décréter le “vivre ensemble”, il faut le faire vivre. Et il rappelle l’urgence : “Pour éviter la radicalisation et la dérive meurtrière de jeunes gens en manque d'identités, de repères et d'idéaux, il faut aussi refonder l'école. Malgré le dévouement et l'énergie des professeurs, notre école, institution centrale de socialisation des jeunes générations, ne parvient pas suffisamment à intégrer et à promouvoir la réussite de tous. La référence à l'apartheid scolaire est juridiquement fausse mais sociologiquement juste. La ségrégation sociale de l'école française est considérable, les pauvres et les immigrés sont ghettoïsés. L'inégalité de la réussite scolaire selon l'origine sociale, en croissance continue, est la plus forte d'Europe. Cette situation n'est pas une fatalité. Des politiques éducatives adaptées, mises en œuvre avec succès dans d'autres pays, doivent refonder l'école française. La lutte contre la ségrégation ethnique et sociale est une priorité indiscutable et paradoxalement délaissée.

Reprise des hostilités ?
La douleur et la sidération liées aux attentats ont provisoirement éloigné les autres sujets de débats sur l’École. Mais la lecture des réseaux sociaux et des articles de presse nous laisse penser que la trêve aura été de courte durée.
On évoquera très brièvement les dérives de certains qui tentent des parallèles ignobles entre les attentats perpétrés par Daesh et la réforme du collège. L’excès et l’ignominie de ces propos disqualifient définitivement leurs auteurs.
Après un indispensable temps de deuil, on peut cependant penser que la polémique reprendra sur la réforme du Collège et sur tous les autres sujets. On parle déjà de stratégie de contournement ou encore de “grainS de sable”... Cela sera sûrement très vite de nouveau au centre des revues de presse. En espérant simplement que ce que nous venons de vivre aboutira à un peu plus de mesure et de retenue...

Bonne Lecture...



Philippe Watrelot

dimanche, novembre 15, 2015

Après les attentats : conseils pour Lundi...

Ci dessous, je publie un texte qui est au départ un courriel adressé aux stagiaires de SES de l'ESPÉ-Paris dont j'assure une partie de la formation. Je le publie tel quel et sans modifications. En me disant que ça peut peut-être aider...
PhW

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Bonjour à tous,

Quelle cruelle coïncidence… Jeudi après-midi, en séance de formation, nous faisions un "débat sur le débat” autour de la question “Peut-on débattre de tout ? Peut-on tout laisser dire ?”…
Et puis cette série d’attentats ce vendredi 13 au soir et la sidération devant une telle horreur…
D’abord, j’espère que nul d’entre vous n’est touché personnellement ou à travers ses proches par ces attentats. 
Au delà de la sidération et de la douleur, il va bien falloir être devant les élèves Lundi. C’est mon cas, j’ai cours à 8h30 avec les Terminales. Que faire, me direz vous ? 

La lecture des instructions officielles contenues dans la lettre de la Ministre (publiée sur le site du MEN) donne quelques indications.  « Une minute de silence sera respectée dans l’ensemble des écoles, établissements scolaires et universitaires. La ministre laisse le soin aux équipes pédagogiques d’adapter ce moment de recueillement à l’âge des élèves. Des ressources pédagogiques sur le site Éduscol, mises à disposition dans la soirée, pourront être mobilisées pour accueillir les élèves, les accompagner et nourrir les discussions.»

J’espère sincèrement qu’on ne retombera pas dans les mêmes excès et crispations autour de la minute de silence (prévue à midi) qu’en janvier. La Presse et certains politiciens avaient alors instrumentalisé les quelques incidents et refus de respecter cette minute de silence. On avait vu alors des dérives qui ont amené des enfants au commissariat et une surenchère dans l’injonction à être Républicain. J’espère que les choses se passeront mieux cette fois-ci. D’autant plus que la nature de ces attentats aveugles est différente de celle des attentats ciblés de janvier. 

Nourrir les discussions”… dit le texte de la Ministre. D’abord il faut rappeler que ce qui va se pratiquer Lundi ce n’est pas un débat ! Un débat obéit à des règles précises et a un objet tout aussi précis. En plus, un débat suppose un échange d’arguments. Or, ici, il s’agit surtout comme le dit le texte d’une “discussion” et pour le dire autrement de recueillir des ressentis ou de répondre à des questions. Ce qui n’est pas plus simple car cela peut partir dans tous les sens et être difficile à canaliser. Votre boulot va être de canaliser tout cela… Pas facile car il faut éviter de tomber dans une sorte de thérapie collective mal maîtrisée et en même temps éviter aussi de tomber (risque possible) dans les théories du complot et autres expressions des rumeurs et des pensées extrêmes.  

Faut-il en parler ? Pour ma part, j’ai cours à 8h30 et je me vois mal commencer mon cours tranquillement en poursuivant le chapitre sur le commerce international… Il en sera différemment pour ceux qui ont cours plus tard. En janvier j’avais cours plus tard et j’avais directement demandé aux élèves s’il souhaitait qu’on en parle. Et la réponse avait été positive. 
Nous en avions donc parlé mais cela n’avait pas duré très longtemps : à peu près une demi-heure. Et puis ensuite, nous avions repris le cours normal. Tout le monde n’avait pas parlé. Je pense qu’il ne doit pas y avoir d’obligation à s’exprimer dans ce genre de situation. Il faut cependant faire attention que nul ne se sente frustré. Étant donné le nombre de victimes, soyez aussi vigilant à ce que des élèves ne soient pas directement touchés par des décès dans leur famille ou leurs proches. 

Comment en parler ? Comme je le disais plus haut, si on ne veut pas transformer cette séance en thérapie collective qu’on ne saura pas bien gérer en demandant à la cantonade “qui veut s’exprimer", il faut partir de supports. Comme on le fait en cours. Il faut aussi être très rigoureux sur les règles de la prise de parole ; écoute mutuelle, demander la parole, respect de l’émotion et de l’opinion…

Il y a plusieurs points de départs à cette discussion.Je les énumère ci dessous :  

• On peut par exemple partir des dessins très nombreux qui ont été publiés dans la Presse ou diffusés sur les réseaux sociaux. Ils ont été rassemblés dans un padlet (une sorte de Tumblr) et vous pouvez facilement en faire un diaporama. A partir de là, l’émotion peut s’exprimer et on peut aussi se livrer à un travail d’analyse de l’image. 

• Une démarche voisine consiste à partir des Unes des journaux. Elles sont rassemblées à plusieurs endroits (par exemple FranceTVinfo ou Sud Ouest ou encore Kiosko.net) . Et vous pouvez trouver des modalités de travail sur le site du CLEMI. 

• On peut aussi avoir un point de départ avec un texte qui exprime une réflexion. Je pense plus particulièrement à deux textes. L’un est de Philippe Meirieu et est paru sur le site du Café Pédagogique : "prendre soin de l’humain”.
Ça peut être une autre manière de démarrer avec des textes pas forcément très simples mais qui obligent à se décentrer et à réfléchir. 

• On peut aussi partir des faits et même en profiter pour apporter quelques connaissances. D’abord rappeler les faits : les lieux d'attentat, le nombre de morts et de blessés, ce que l'on sait des auteurs de ces crimes. Contrairement à ce que l’on pourrait croire alors que les radios et télés tournent depuis deux jours en édition spéciale permanente, les élèves ne sont pas forcément bien informés (et certains sont même mal informés et réceptifs à toutes les rumeurs et désinformations). On peut donc être d'abord dans le factuel avant d'éventuellement entrer dans le philosophique (voir point précédent).
On peut aussi apporter des connaissances propres à sa discipline ou au champ de l’EMC. Par exemple qu’est-ce que “l’état d’urgence” et pourquoi il a été institué et quelles sont ses limites?  

Les risques ? Je les ai déjà évoqué tout au long de ce texte. 
D’abord celui de laisser l’émotion submerger tout dans une approche psy mal maitrisée. Le risque inverse existe : rester dans une sorte de froideur conceptuelle en se situant uniquement sur le plan des savoirs. Il ne faut pas craindre de dire soi même sa propre émotion. J’avais d’ailleurs commencé par là en janvier. 
Le risque majeur c’est celui d’une parole mal maîtrisée et de laisser la voie (voix?) à un discours de haine. On peut avoir un discours anti-musulman ou alors un discours de revendication “identitaire” qui conduise dans une logique de provocation à minimiser ou même à se réjouir des attentats. Ces risques existent mais ils sont faibles. 
Il faudra aussi prendre en compte d’éventuels rumeurs et théories du complot qui risquent de se développer. Il faudra alors tenter de les "déconstruire" et éviter de tomber dans une position uniquement morale face à ce qui relève aussi pour une bonne part de la provocation. 

Mais ces risques, s’ils existent, ne doivent pas vous empêcher de faire ce travail nécessaire. Si nous sommes avant tout enseignants d’une discipline, nous sommes aussi tous des éducateurs, des adultes responsables et des citoyens. Et c’est que nous devons montrer à nos élèves. 
Comme je l’ai écrit dans un texte publié sur mon blog et sur les réseaux sociaux, au delà de la réponse immédiate du lundi matin, «La réponse est peut-être dans une position qui doit être celle de tout éducateur. Faire vivre au quotidien dans sa pratique, dans son établissement, les valeurs de la République, la coopération, la tolérance... Et continuer inlassablement à construire collectivement à l’École et ailleurs des réponses fortes à l’injustice sociale, à l’exclusion, à l’ignorance qui sont les ferments de la violence et du fanatisme

Bon courage à vous. On en reparle jeudi prochain. 
Philippe Watrelot, le 15 novembre 2015



Annexe : Liens et ressources utiles 
J’ai donné quelques liens au fur et à mesure de mon texte mais vous pouvez en retrouver beaucoup sur cette page :

Je vous joins aussi un texte collectif qui essaie de donner des pistes pédagogiques. Il est aussi lisible en ligne et aussi le point de départ d’un forum de discussion

Même si ça porte sur un autre sujet (l'homophobie) je mets le lien sur un autre texte que j'ai écrit ("L'un des pires cours de ma vie"] et qui essaye de montrer la tension pédagogique entre la position morale et la position didactique. 
Valeurs vs savoirs ? Peut-on laisser tout dire ?

J'indique aussi le lien vers un très beau et très bon texte de Laurence De Cock dont je partage les conclusions. 

Je partage aussi un diaporama que j'ai réalisé dimanche soir













samedi, novembre 14, 2015

Vendredi 13 novembre 2015

Ce vendredi 13 novembre est un jour d’horreur. Je pense bien sûr à toutes ces victimes et à la peine de leurs familles. Il n’y a d’abord rien d’autre à dire que sa profonde tristesse, sa compassion et sa solidarité. Et sa détermination à rester debout. 

Comme pour beaucoup, ce jour m’en rappelle d’autres. Le 7 janvier bien sûr et l’attentat contre Charlie Hebdo. Mais aussi le 11 septembre 2001 qui fut pour moi un traumatisme considérable vécu sur place. Je me souviens de la stupeur et de la douleur des habitants de cette ville mais aussi de leur capacité collective à se relever. “La guerre” est le mot qui revient sans cesse dans les journaux. C’était déjà le cas en 2001 où les télévisions avaient toutes ce bandeau “America on war”. 
Mais je me souviens aussi que, si le 11 septembre 2001 avait donné lieu à des manifestations de solidarité et de fraternité, il y avait eu aussi de nombreux actes de haine et de violence contre l’“étranger” alors que la raison d’être de cette ville est justement d’accueillir l’autre et de l’intégrer.
 Même si je suis inquiet, j’espère que Paris et la France éviteront ces pièges. Et que ce ne sera pas l’occasion de faire prospérer encore plus un discours de haine et d’exclusion. 

Je me souviens aussi de mes difficultés quelques jours après quand il avait fallu en parler avec les élèves. 14 ans après, je ne sais pas si je suis plus à même de le faire, si je suis mieux outillé… Comment dire l’indicible ? l’horreur ? 

 La réponse est peut-être dans une position qui doit être celle de tout éducateur. Faire vivre au quotidien dans sa pratique, dans son établissement, les valeurs de la République, la coopération, la tolérance... Et continuer inlassablement à construire collectivement à l’École et ailleurs des réponses fortes à l’injustice sociale, à l’exclusion, à l’ignorance qui sont les ferments de la violence et du fanatisme.



jeudi, novembre 05, 2015

De la Comté au Mordor... (#WISE15 jour 2)


La deuxième journée (Jeudi 5 novembre 2015) du World Innovation Summit for Education est aussi contrastée que la première. On y trouve le meilleur et le plus inquiétant.


La communauté de l’anneau
Le début de matinée a  commencé avec des images saisissantes d'enfants face à la guerre, aux gangs, au terrorisme pour débuter une séance intitulée “Education above all" et consacrée aux effets de la violence et des conflits sur l’éducation. La table ronde réunissait plusieurs personnes dont Graça Machel (veuve de Nelson Mandela) qui a produit un rapport récent sur ce sujet. Au moins 30 pays aujourd’hui sont confrontés à des attaques contre l'éducation de différentes natures. On pense bien sûr à la Syrie et à l’Irak en guerre mais il ne faut pas oublier non plus les attaques de Boko Haram au Niger et au Cameroun et celle des talibans contre une école de Peshawar.  Les kidnappings d’enfants soldats, les guerres de gangs en Amérique Latine ont aussi été évoquées. 
Amro m'a fait un cadeau !
J’ai assisté à ce début de matinée assis à côté d’Amro, écolier soudanais de 14 ans qui a été invité pour représenter ses camarades qui ont travaillé sur la convention des droits de l’enfant.
Durant la table ronde, le charisme et la détermination de Graça Machel éclipsaient les autres intervenants. Tout comme hier, Michelle Obama et Leymah Gbowee (prix Nobel de la Paix 2011, Libéria) nous offraient des images de femmes fortes et dynamiques unies pour lutter contre la guerre, la pauvreté et les inégalités. C’est là le meilleur de ce type de congrès où on peut entendre des discours stimulants avec de belles valeurs.
Ce fut le cas aussi durant l’après-midi avec le discours de la lauréate du prix WISE 2015 : l’afghane Sakeena Yacoobi. “L’éducation a changé ma vie” a t-elle déclaré en évoquant son enfance et la volonté de son père que tous ses enfants, filles et garçons,  puissent faire des études. Mais si l’éducation a changé la vie du Dr Yacoobi, celle qu’elle a prodigué a changé la vie de milliers de jeunes et surtout des jeunes filles. Elle a créé un réseau d’écoles (certaines cachées) malgré les talibans et au risque de sa vie. La fin de son discours a fait se lever toute la salle avec un vibrant appel pour la paix et pour l’éducation. “Education can build resilience, education give us freedom” et surtout une adresse aux gouvernements : “achetez des tableaux, des cahiers, pas des fusils et des tanks”. Cela pourra sembler bien utopique et naïfs aux cyniques de tous poils mais ce fut un discours très émouvant. Et la découverte d’une bien belle personne.




Visite au Mordor...
Dans une journée, il faut des contrastes. Et là, on a été servi. Je me suis retrouvé un peu dans la situation de Sam et Frodo qui sortent de la Comté et se retrouvent dans les terres du Mordor…
Pour la deuxième partie de la matinée, j’avais décidé d’aller écouter la table ronde intitulée « Exploring Innovative Financing Models in Education ». Mais la problématique annoncée d’entrée de jeu par le “modérateur” Gabriel Zinny était beaucoup plus ciblée : « what is the job of private sector with regard to access to quality education? » [quel est le travail du secteur privé en ce qui concerne l'accès à une éducation de qualité ?].
J’évoquais hier l’importance du business et de l’économie dans ce sommet. La confirmation, s’il en était besoin, a été donnée par cette table ronde. Un participant prend soin de préciser que la situation est différente selon qu’on parle des pays développés avec secteur public fort et pays émergents ou en voie de développement. Et quand on évoque le secteur public c’est pour dénoncer son insuffisance dans les pays en voie de développement et donc l’“opportunité” que cela représente pour le secteur privé. L’État n’est là alors que pour jouer un rôle de régulateur du marché et donner un cadre d’interventions.
Ce qui m’a frappé c’est aussi que la dimension macroéconomique de l’éducation comme facteur de croissance et d’innovation pourtant évoquée dans d’autres moments du congrès était ici absente. On voyait ici surtout l’éducation comme un service comme un autre et même (pardon pour le jargon économiste) un “bien rival” : si quelqu’un est mieux éduqué il aura de meilleurs revenus au détriment d’un autre moins éduqué.
L’action du privé, nous dit-on, ne se situe pas forcément dans les grosses dépenses d’infrastructures comme la fourniture de locaux (et de professeurs) mais dans tout ce qui peut contribuer à aider les enseignants et les élèves (matériel, accompagnement, …). Une diapositive nous apprend qu’en Europe le marché de l’éducation concernerait près de 3000 entreprises.
Toutefois, d’après les intervenants, le retour sur investissement est très faible (« lower return ») et très lent et cela séduit peu les investisseurs. La raison tient à la multiplicité des décideurs (appelé ici “Gatekeepers”...) et au fait que le modèle de financement et de commandes n’est pas toujours clair. La question reste donc : qui paye ? L’État ordonnateur, les œuvres philanthropiques ou les familles. Un peu les trois et il apparait que dans les pays émergents, les familles deviennent un élément de la Demande.   
Une question semble absente  de ce débat, c’est celle des inégalités. Sauf lorsqu’un Kenyan prend timidement la parole pour rappeler que dans son pays ils sont 150 par classe et que trop pauvres, ils n’intéressent pas les investisseurs représentés dans ce panel.
Et l’autre question évincée est celle de l’intérêt général. Certes, implicitement tout le monde semble d’accord pour voir les effets positifs sur l’ensemble de l’économie et de la société et sur la nécessité de transmettre des valeurs. Mais l’éducation est vue d’abord comme un moyen de fournir une main d’œuvre qualifiée aux entreprises et surtout comme un marché...
“Knowledge partners”
Bien sûr, il faudrait faire la part des choses entre le rôle des fondations et autres “non-profit organisations” et celle du secteur privé marchand. Mais j’ai essayé de montrer dans un précédent billet que la frontière était floue.
La puissance publique n’est pas forcément vue comme un frein –on reconnait qu’il faut une régulation – mais la conviction des personnes présentes est que le secteur privé peut faire aussi bien et sinon mieux... L’État peut aussi être un ordonnateur qui délègue une fonction de service public à des opérateurs privés.
Toutes ces personnes semblent sincèrement concernées par les questions d’éducation. Mais il n’en reste pas moins qu’elles y voient un marché et un lieu d’“opportunités” individuelles plus que collectives. C’est aussi ça le WISE...
Les objectifs du millénaire supposent des investissements importants et une dépense publique forte. Mais seront-elles suffisantes ?  Certains politiques et fonctionnaires internationaux pensent qu’il faut faire confiance au privé pour soutenir cette action et parvenir aux objectifs. Mais on peut aussi penser que ce sont surtout les entrepreneurs privés qui ont besoin de ce soutien...


D’un côté il y a des valeurs très généreuses exprimées dans les résolutions des institutions internationales et des États et les déclarations des intervenants à la tribune. Et de l’autre on trouve aussi l’émergence d’un secteur industriel avec ses compagnies qui se structurent et un marché plus ou moins encadré. Qui a besoin de l’autre ?
La France et les pays européens pourront-ils encore faire longtemps exception dans cette logique globale ? La réponse est dans la nécessité de réaffirmer avec force les valeurs de l’intérêt général et d’un service public qui remplissent le mieux possible sa mission de faire réussir tous les élèves avec des valeurs d’égalité, de justice sociale et de solidarité.

Philippe Watrelot

mercredi, novembre 04, 2015

Wise 2015 : la mondialisation de l'éducation




Je suis invité au World Innovation Summit for Education qui se déroule à Doha les 4 et 5 novembre. J’avais déjà été invité l’an dernier et j’en avais rendu compte dans plusieurs billets de blogs. Le thème de 2014 portait sur la créativité et avait pour titre “Imagine, Create Learn – Creativity at the heart of éducation”. Le thème de cette année porte sur les liens entre l'éducation et l'économie et a pour titre précis « Investing for Impact: Quality Education for Sustainable and Inclusive Growth ». Raccourci d’un jour, l’ambiance y est différente et le sujet choisi cette année ne fait que confirmer certaines de mes intuitions de l’an dernier.


Loin de la France ?
Quand j’ai accepté l’invitation, j’imaginais  déjà les réactions de mes contempteurs sur Twitter : “il est vendu au grand capital”, “il fait partie de la Nomenklatura” , “et il se permet de donner des leçons alors qu'il se compromet avec des monarchies du Golfe…”.  ”Sycophante, Idiot utile”… Ils vont s'en donner à cœur joie, me disais-je et cela n’a pas manqué.
How Can Education Systems Create
Conditions for Successful Innovation?”
Dans le climat très tendu du débat franco-français, cet éloignement pouvait cependant être appréciable. Avec un peu de distance et ce pas de côté, on relativise. Et, comme je le constatais déjà l’an dernier, la rencontre de toutes ces personnes du monde entier  indéniablement passionnées par les questions d’éducation, a quelque chose de stimulant et de revigorant. L’intervention de Michelle Obama en ouverture de ce sommet était, à cet égard, un moment très positif.
Cette année, il y avait beaucoup plus de participants français que l’an dernier, me semble t-il. Des journalistes (qui se sont déjà exprimées, ici et là…), des “entrepreneurs sociaux”, des chercheurs. Mais aussi des représentants du Ministère, puisque la Directrice générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) était invitée à participer à une table ronde sur l’innovation et le changement . On voit donc que l’on n’était pas si éloigné que cela de la France et de ses débats. 


Réticences
Mais par rapport à d’autres pays, la France est finalement peu représentée. Parce que le WISE se déroule au Qatar et que, dans notre culture où on se préoccupe autant sinon plus de “qui parle” et d’où l’on parle que de ce qui est dit, ce pays a une réputation souvent négative auprès des français. J’évoquais déjà en 2014 mes réticences mais aussi la nécessité d’avoir un avis nuancé. Le Qatar contribuerait à financer des conflits armés dont le coût et les effets sont dénoncés à la tribune. Il y a aussi beaucoup à dire sur le respect des droits de l’homme, le statut des migrants (qui représentent près de 80% de la population) et sur l’image de la femme.
La Sheikha Moza Bint Nasser
et Sakeena Yacoobi
Mais dans le même temps, le prix Wise 2015 est attribué à une femme afghane, Sakeena Yacoobi,  qui se bat au risque de sa vie pour l’éducation des jeunes filles et ce sommet a été créé par la sheikha Moza bint Nasser, femme de l’ancien émir et mère de l’actuel et qui est sincèrement attachée à cette cause de l’éducation. Et une visite dans un supermarché local (un Carrefour !) montre que la population observée ne correspond pas à tous les clichés attendus. Rien n’est simple et complètement binaire. Les dirigeants du Qatar jouent peut-être un double jeu mais on peut aussi voir cela comme le produit des contradictions qui traversent ce pays comme dans tous les autres pays… Et le fait de parler des violences faites aux femmes, d’insister tant sur l’éducation des filles prend un sens particulier et y a un impact bien plus important que dans d’autres pays.
Selon les termes utilisés en géopolitique, le WISE est donc un élément du “soft power”. Les dirigeants du Qatar se servent de cet évènement pour asseoir une domination “douce” qui ne repose pas uniquement sur la puissance économique ou militaire.  Il permet de valoriser le système éducatif et les universités du pays et de développer l’idée que Doha peut être une destination de congrès. Et on voit bien en effet que les moyens sont importants pour y parvenir. Pour ma part, comme pour d’autres, je n’ai rien payé (hormis les diners et le transport de l’aéroport à l’hôtel), vols aller-retour et hôtel sont pris en charge par l’organisation puisque je suis considéré comme “media”. La question est ensuite de savoir (et ce n’est pas à moi d’y répondre) si cela affecte ma liberté de m’exprimer et mon esprit critique


Economie, Politique, Business
Le sujet de cette année y invitait bien plus que celui de l’an passé et le constat que je fais en 2015 confirme mes intuitions de 2014. Si on parle “éducation” dans ce sommet, on y parle aussi d’économie, de politique et même de business.
Et ce qui est frappant c’est de constater à quel point l’éducation vue comme un “service public” est ici discutée et même remise en question. Le modèle français ou plutôt européen où l’éducation fait quasiment partie des fonctions régaliennes n’est pas la norme dans le reste du monde. Le service public y est fortement concurrencé à tous les niveaux du primaire à l’universitaire.
Un des mots clés revenu sans cesse dans la bouche des intervenants de cette première journée fut “private sector”. « Le secteur privé à un rôle énorme à jouer pour définir les cursus et les programmes afin qu’ils répondent aux compétences dont le marche du travail a vraiment besoin » affirme ainsi Julia Gillard, l’ancienne Premier ministre australienne lors d’un panel (table ronde). Leymah Gbowe prix Nobel de la Paix 2011, et originaire du Libéria très tonique et excellent débatrice, souligne avec provocation qu’à trop se focaliser sur la responsabilité des gouvernements et du secteur public en matière d’éducation on risque surtout de financer des armes.


Private sector
Que veut dire “private sector” en anglais ?  La réponse n’est pas aussi évidente que cela. Pour un français, c’est simple c’est le “secteur privé” c’est-à-dire les entreprises. Et il est certain qu’il y a aujourd’hui une “industrie de l’education” notamment avec les technologies numériques et qu’elle est très présente dans ce congrès. Certains ont bien compris qu’il y a un marché important à conquérir.
Mais dans le monde anglo-saxon le secteur privé c’est tout ce qui n’est pas le secteur public c’est-à-dire l’administration et les services de l’État et ça peut aussi concerner les “non-profit organisation”, ce que nous appellerions ici les associations et les fondations.
Mais comment sont-elles financées ? Le “fund-raising” est très développé et les fonds de ces fondations ou associations sont essentiellement récoltés auprès des entreprises. On retombe donc sur les entreprises du secteur privé mais avec un autre modèle.
Un autre modèle mais des comportements assez voisins. Car ce qui m’a frappé déjà l’an dernier et se confirme cette année, c’est l’existence de ce que j’ai appelé plus haut des “entrepreneurs sociaux”. Ce sont des managers qui travaillent dans le tiers secteur mais avec des méthodes de travail et un entrepreneuriat très proches de celui qu’on peut trouver dans le secteur privé marchand et lucratif. Les méthodes pour la levée des fonds ou pour la gestion convergent avec celles du “privé”. Et ce modèle d’entrepreneur émergent, on peut aussi le rencontrer en France. Ou du moins on peut rencontrer des Français correspondant à ce modèle à Doha...


«Investing for impact» dit le titre de ce sommet. J’ai appris et j’enseigne en économie à mes élèves les théories de la croissance endogène et du capital humain. Je leur montre que les dépenses en éducation ont un impact sur le développement humain, l’innovation et la croissance économique. C’est aussi ce que dit le WISE 2015. Il reste à savoir qui doit être l’acteur principal de ces investissements et des changements à venir. L’État ? les entreprises ? un tiers secteur où la philanthropie masque l’insuffisance de l’État et l’influence plus ou moins subtile des fondations d’entreprise ?
Vu de Doha, le système Français fondé sur un service public d’éducation centralisé et bureaucratique semble un îlot dans un océan de business mondialisé. Ce que je suis venu faire ici, c’est observer et analyser cette mondialisation.
L’observer pour se prémunir contre la montée des eaux libérales, s’adapter  et bâtir des digues...  

Philippe Watrelot
 
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