jeudi, décembre 06, 2018

Inquiétudes



Je suis inquiet...
Le mouvement lycéen qui prend de l’ampleur m’inquiète beaucoup. Et il me ramène 12 ans en arrière. En mars 2006, j’étais déjà enseignant dans le lycée où je suis toujours aujourd’hui : le lycée Corot à Savigny sur Orge. Nous venions de subir les émeutes urbaines des banlieues de l’hiver 2005 à la suite de la mort de Zyed et Bouna. Cela avait été très « chaud » à Grigny, la grande cité à côté du lycée. 

En mars, c’est la mobilisation pour le contrat première embauche (CPE) imaginé par le gouvernement De Villepin qui prend le relais. Mais les manifestations encadrées avec un objectif clair se transforment très vite dans notre banlieue en une réédition amplifiée des émeutes urbaines. Les images qui me restent sont celles des fumées de gaz lacrymogènes sur la place Davout en face du lycée avec les CRS qui interviennent face à des jeunes déterminés à rejouer la prise de la Bastille avec le château du Lycée Corot. Ce sont aussi les images d’une centaine de jeunes accrochés à la grille du lycée qui plie sous leur poids... 
Ces images de violence m’ont marqué à jamais. Et m’ont convaincu du danger de ces manifestations marquées par la violence et l’anomie. Très vite tout peut basculer tant la violence, qui est à fleur de peau, peut prendre le pas et s’imposer. 

Nous sommes sur une poudrière qui ne demande qu’à exploser. Et en banlieue, nous pouvons payer à tout moment une facture qui n’a jamais été réglée et qui est celle des émeutes de banlieue de 2005. Cette facture c’est celle de l’injustice sociale, de la relégation, de l’angoisse et de la pression scolaire et d’une promesse républicaine d’ascension sociale qui n’a pas été tenue...
La situation est explosive et je suis très inquiet. 
Philippe Watrelot



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Je reproduis ci dessous le texte que j’avais écrit à l’époque (en 2006) et qui avait été publié dans les Cahiers Pédagogiques. Il s’appelle « Novembre en Mars ». Aujourd’hui en 2018, avec ce foutu réchauffement climatique on a Mai en Décembre... 





𝐍𝐨𝐯𝐞𝐦𝐛𝐫𝐞 𝐞𝐧 𝐦𝐚𝐫𝐬
Lundi 20 mars. J’ai cours avec une classe de 2de dans des préfabriqués au fond du terrain du lycée. J’enseigne depuis quatre ans dans un très grand (par la taille) lycée de la banlieue sud de Paris. Tout se passe bien, le cours se déroule normalement. Soudain, on entend une clameur, des cris. Comme mercredi dernier, mais je n’étais pas présent, des élèves se sont introduits dans le lycée.
 Mes élèves sont littéralement terrorisés, ils veulent sortir du bâtiment. J’essaie de les calmer et de les raisonner. 
Fort de mes 25 ans d’expérience de ce type de situation, je leur dis : « Mais ce n’est tout de même pas la première fois que des élèves viennent dans un établissement pour appeler leurs camarades à la grève ! S’ils arrivent, nous les laisserons rentrer et nous écouterons ce qu’ils ont à nous dire... ».
Les élèves me regardent alors avec une sorte de commisération et me répondent : « Mais monsieur, ça n’a rien à voir avec le CPE, ce qu’ils veulent c’est juste tout casser... »
Ils avaient raison.
 
Dans l’établissement où je travaille, comme dans beaucoup d’autres établissements de banlieue, la période du mouvement anti-CPE a donc été un mélange dangereux entre (faibles) revendications et regain d’émeutes urbaines. 
Dans cet énorme lycée de près de 3000 élèves, il n’y avait pas plus de 200 élèves qui étaient mobilisés contre le CPE. Le matin des grandes manifestations, le plus souvent, une petite centaine de jeunes bloquait l’entrée des grilles.
 Mais ce que tous craignaient, élèves et professeurs, c’était le déclenchement de la violence. Plusieurs « attaques » (il n’y a pas d’autres mots qui me viennent à l’esprit) ont eu lieu au cours de cette période. Les premières ont entraîné surtout des bris de vitres et de matériel. Il y a eu cependant une blessée assez grave. C’étaient essentiellement des jeunes venant des lycées professionnels voisins et des quartiers proches.
 
Un stade a été franchi, le jeudi 23 mars. Le lycée a été « attaqué » pour la quatrième fois en une semaine. Il faut dire qu’il s’agit d’un château et que dans l’imaginaire de certains jeunes de cette région, c’est un symbole. Une sorte de « Bastille » à prendre. Le lycée des « bourgeois ». Près de 200 jeunes ont tenté d’entrer en forçant les grilles. Il y a eu de violents affrontements avec la police arrivée assez vite. J’ai pu assister à tout cela dans la fumée des lacrymogènes et les tirs de flash-balls...
 Sentiment d’être assiégé, sidération devant la violence gratuite et surtout beaucoup de questionnement sur l’évolution de notre société. Revanche sociale, expression d’un malaise toujours présent, situation anomique, tout cela peut expliquer ces évènements. On était loin en tout cas de la revendication contre le CPE, on assistait plutôt à une réédition de novembre, qui avait déjà été très chaud dans notre banlieue. Les braises sont loin d’être éteintes...

Les débats dans la salle des profs étaient peut-être différents de ceux d’autres établissements. Ici, il ne s’agissait pas seulement de savoir comment s’organiser pour la manifestation et le lien à faire avec les quelques élèves grévistes. Le débat principal durant les AG portait sur la sécurité : « faut-il demander la fermeture du lycée ? », « peut-on revendiquer le droit de retrait ? ».
Le lycée a finalement été fermé le 28 mars, jour d’une des grandes manifestations parisiennes. Des informations laissaient craindre de nouvelles violences devant le lycée. Le défi qui circulait dans les messages échangés (par MSN ou par SMS) était de « faire tomber le lycée ».
Ce même jour, j’étais dans la manifestation avec d’autres collègues. Nous avions proposé aux élèves désireux de manifester, de les accompagner pour prévenir les violences par notre présence. Nous avons pu éviter ainsi plusieurs petits incidents. Vers la fin de la manifestation, nous avons été dépassés par une bande d’une centaine de jeunes qui couraient vers la place de la République et qui dépouillaient et frappaient, au passage, ceux qui se trouvaient sur leur chemin. J’ai été impressionné par la grande jeunesse de ces gamins âgés d’à peine quatorze ans et par la présence non négligeable de filles parmi eux. 
Là aussi, c’était la violence qui prévalait plus qu’une quelconque revendication.
 On a pu lire dans la presse certains commentateurs qui faisaient le lien entre les émeutes urbaines de novembre 2005 et le mouvement anti-CPE de mars 2006. La question de la précarité et de l’avenir de la jeunesse est en effet centrale dans les deux évènements, mais on ne peut pas dire pour autant qu’elle soit vécue de la même façon par les jeunes les plus défavorisés et les autres lycéens et étudiants.
 Plutôt que l’image idyllique d’une jeunesse unie, le mois de mars 2006 me donne surtout à voir celle d’une cassure entre deux jeunesses. Au-delà du sentiment d’amertume, je me demande surtout comment recréer du lien entre eux et leur redonner de l’espoir. Sacré défi...

Philippe Watrelot, lycée de Savigny-sur-Orge.
Cahiers Pédagogiques L’actualité éducative du N°444 de juin 2006



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mercredi, décembre 05, 2018

A propos de quelques préjugés sur les enseignants

Le think tank "Vers le haut" m'a proposé d'intervenir à l'occasion d'un évènement qu'ils organisaient le mercredi 5 décembre à Paris : « Chers éducateurs, chers professeurs, j'aime beaucoup ce que vous faites ! ». On m'a demandé de démonter quelques préjugés à propos des enseignants. Voici le texte de mon intervention.
PhW
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400... C’est le nombre messages de réponses, lorsque sur Facebook, j’ai demandé aux personnes qui me suivent, quelles étaient, selon elles, les représentations qui existaient sur les enseignants. Des réponses très pertinentes et diverses et qui sont la preuve que ce sujet est loin d’être anecdotique et peut être révélateur sinon d’un malaise du moins d’un décalage entre l’opinion enseignante et l’opinion publique. 
Voici quelques extraits de ces messages : 
« Les profs ne préparent pas leur cours , ils improvisent, ils mettent la note à la tête de l’élève »
« Les vacances, le temps de travail, le syndicalisme, les grèves, les-préparations-qui-ne-sont-pas-si-longues-que-cela-une-fois-qu'elles-ont-été-faites-une-fois, tous les prétextes sont bons pour ne pas travailler... »
« Être prof c’est une vocation faut avoir ça dans le sang, parce que c’est pas pour l’argent, hein...»
« L’autorité, c’est inné, ça ne s’apprend pas ! »
« Bah, une fois que vos cours sont faits , hein, vous êtes peinards pour les années suivantes .... »
« Les profs ne connaissent pas la vraie vie, on devrait les obliger à aller travailler une année dans le privé pour qu'ils découvrent ce que c'est qu'un vrai travail »
« Avec tous tes diplômes tu n'es QUE prof ? »
« J’aimerai pas faire ce que tu fais...»
« Le prof croit toujours tout savoir sur tout. Ne sait pas écouter, se contente de pérorer. Même en famille. Même avec ses amis ». 
« Le prof en vacances : "Ah j'aurais pas dit que vous étiez prof parce que quand vous m'avez posé une question pour préparer votre randonnée de demain, vous avez écouté ma réponse et suivi mes conseils » ! 
Je pourrai continuer longtemps (et épuiser mes dix minutes) avec cette litanie...
Avant de me risquer à prendre un peu de recul avec quelques éléments d’analyse et d’explications, je voudrais revenir sur les préjugés les plus courants et faire un peu de « fact checking » (ou de désintox)

• « Ils ne travaillent pas beaucoup / Ils sont toujours en vacances »… FAUX
Souvent on se focalise sur le temps devant élèves :  15 heures par semaines c’est pour les profs agrégés. Les profs certifiés eux, font eux 18 heures. En primaire, un professeur des écoles a 24 heures de classe devant élèves, à quoi il faut ajouter 108 heures annuelles d’activités pédagogiques complémentaires, de réunions, conseils d’école, etc. Un PE français enseigne 924 heures par an, soit 152 heures de plus que la moyenne de l’OCDE. Bien évidemment, qui peut imaginer qu’il suffit d’arriver en classe sans préparation et sans corrections faites ?  Une étude de la DEPP datant de 2010 établit à 44 heures le temps de travail hebdomadaire d’un enseignant (52 heures pour les plus jeunes), soirées et weekend compris. Et ce travail n’est pas fait une fois pour toutes, d’abord parce que les corrections c’est comme la vaisselle : une fois que c’est fini ça recommence. Selon les niveaux cela représente entre un quart et un tiers du temps de travail des enseignants. 
Le travail invisible ne se fait pas seulement pendant l’année. Selon la même étude, un prof travaille 20 jours par an sur ses vacances. Comme le disait un prof internaute « J'aime être en vacances car ça me laisse le temps de travailler. » Et on les paye cher ces vacances dans tous les sens du mot : en temps de cerveau disponible, en plein tarif et en préjugés négatifs... 

• « Ils font toujours la même chose d’une année sur l’autre ; sans se renouveler...» FAUX
Je suis formateur en temps partagé à l’ESPÉ de Paris depuis douze ans. Et parmi les stagiaires chaque année j’accueille à peu près un tiers de personnes en reconversion. Toutes me disent à quel point elles n’imaginaient pas combien le travail enseignant est prenant avec des heures pleines (et non-« poreuses ») mais aussi toujours différentes les unes des autres. C’est le propre des métiers de la relation humaine et c’est à la fois une de ces difficultés mais aussi sa richesse et son intérêt. (La seule routine selon moi réside dans les corrections de copies). 
Bien sûr on connait tous « un prof qui... une instit qui...» n’a pas changé de niveau et fait les mêmes cours... Mais ils sont rares et un exemple ne vaut pas généralité. Les enseignants dans leur ensemble renouvellent leurs cours et pas seulement parce qu’ils y sont obligés par les changements de programme mais pour répondre au mieux aux difficultés et aux besoins des élèves qu’ils ont en face d’eux. Et puis aussi parce que, justement, faire toujours la même chose, c’est ennuyeux ! 

• « Ils râlent toujours, ils sont toujours en grève.» VRAI et FAUX...
Les enseignants français sont... français ! Et donc ils râlent. La question est de savoir s’ils râlent plus que les autres et s’ils râlent pour de bonnes raisons. 
Il est de bon ton chez les pédagogues d’insister sur la déploration, le fatalisme et le manque d’initiative dans les salles des profs. C’est aussi, bien souvent, mon sentiment premier. J’ai souvent dénoncé les “aquabonistes”, ceux qui sont revenus de tout sans jamais y être allés. Ceux qui accumulent les préalables pour éviter de “s’y mettre”. Ceux qui confondent l’esprit de critique systématique  avec le nécessaire retour critique qui permet la réflexivité sur les actions menées.
Si cette dénonciation est souvent justifiée, il faut rappeler que la déploration n’est pas l’apanage des enseignants. Elle est une des composantes du “malheur français” où le pessimisme est érigé en valeur. Une recherche récente d’une économiste, Claudia Sénik, montrait dans une comparaison internationale sur le sentiment de bonheur, que pour un même niveau de revenus, d'emploi et d'éducation, le seul fait d'être Français réduisait de 20 % la probabilité de se déclarer heureux !
Quoi qu’il en soit, ce sentiment général semble encore plus exacerbé dans le système éducatif. L’étude citée attribue d’ailleurs une part de responsabilité à l’École dans la construction de ce “malheur français”. Il faudrait réfléchir à la manière de faire évoluer cela en particulier par des démarches de projet valorisant l'enthousiasme et l'engagement. 
Si on peut quelquefois « déplorer la déploration » de nos collègues (et nous mêmes n’y succombons nous pas ?) elle peut être aussi justifiée. Les enseignants râlent aussi pour de bonnes raisons. Et ce n’est pas qu’une question de « moyens » mais aussi de mode de gouvernance et de réformes mal préparées. 
Parce qu’on s’occupe d’enfants, on a fait de l’École un  système infantilisant et bureaucratique. #Pasdevague a bien montré les limites de ce système. Et si on construisait vraiment, au delà des slogans, l’école de la confiance ? 
Quant aux grèves, celles ci sont au final relativement peu nombreuses. Et on notera que les enseignants sont collectivement encore attachés à l’existence des corps intermédiaires dont on voit bien l’importance aujourd’hui. 

•  « Ils sont sous-payés… » VRAI
Cette question se pose quand on lit cet extrait du rapport PISA :« Dans les pays où le PIB par habitant est supérieur à 25 000 euros, dont la France fait partie, il existe une corrélation entre le niveau de salaire des enseignants et la performance globale du système éducatif. ». Or l’enseignant français est moins bien payé que ses voisins. En France, le salaire hors indemnités diverses, après quinze ans d’exercice, est de 8 % supérieur au PIB par habitant. En moyenne, dans les pays de l’OCDE, il est de 29 % supérieur à la richesse du pays par tête.
La question de la rémunération se situe à deux niveaux : les enseignants du primaire à niveau égal sont moins payés que ceux du secondaire (30% de moins en moyenne) et globalement les enseignants français sont moins payés que dans la plupart des pays européens. L’OCDE dans le dernier “Regards sur l’éducation” affirme que « les systèmes performants sont aussi ceux qui offrent des salaires élevés à leurs enseignants, surtout dans les pays au niveau de vie élevé ».
L'OCDE a aussi comparé le salaire enseignant avec ce que ces diplômés gagneraient s'ils avaient opté pour une autre carrière. En France, un(e) professeur(e) des écoles gagne 72 % de ce qu'il/elle pourrait escompter avec son niveau de diplôme s'il travaillait ailleurs que dans l'éducation nationale. Au collège, un professeur français gagne 86% du salaire de ses camarades d'université. Et au lycée, 95%.
Il faut cependant noter que dans la plupart des pays si les salaires sont élevés c’est avec des conditions de travail différentes marquées par un engagement important et la reconnaissance de toutes les dimensions du métier qui ne se réduit pas à la seule présence devant des élèves. On gagnerait à plus le mettre en avant en France
Mais le salaire, s’il est un élément de la considération de la société à l’égard de ses enseignants, ne peut, me semble t-il, à lui seul permettre une transformation du métier d’enseignant.  Suffirait-il de mieux payer les enseignants pour qu’ils fassent leur métier autrement et de manière plus enthousiaste? 
Car au delà de la rémunération et du sentiment de déclassement qui en découle, il se pose aussi une question de conditions de travail et d’évolution des carrières. Le mythe de la “vocation” est passé et c’est tant mieux. Nous exerçons un métier, pas forcément “pour la vie” et surtout un métier qui s’apprend. Il faudrait que la gestion des ressources humaines et des carrières et la gouvernance soit améliorées. 

• « Ils sont déconnectés du monde et de ses évolutions (l’innovation, le numérique, le monde du travail) » FAUX
Même si le taux d’endogamie est relativement fort (30%), tout comme la reproduction sociale, les enseignants ne sont pas en dehors de « la vie ». Ils ont une famille, des enfants, des amis qui sont confrontés aussi à la crise, la précarité, au chômage. Et de plus en plus, les enseignants ont eu une vie professionnelle avant de changer de voie. 
Pour ma part, j’enseigne en banlieue où je suis né et j’ai grandi et j’y habite aussi. J’ai eu en classe la fille de la pharmacienne et celle des boulangers. Je croise mes élèves au marché. Il faut aussi rappeler que les écoles sont, dans bien des quartiers défavorisés, les derniers services publics qui restent. Et les enseignants sont en première ligne face à la misère sociale et aux inégalités. 
Ils ne sont pas non plus déconnectés du monde qui va, de ses évolutions et de ses innovations. Ils sont très équipés en numérique et hésitent de moins en moins à l’utiliser en classe. Ils sont aussi innovants bien plus qu'on ne le croit et le laisse entendre. Il faudrait en finir avec ces images toutes faites laissant penser que l'esprit de recherche et d'expérimentation ne peut se développer dans le service public d'éducation ! 


Au delà des préjugés...
Au delà des préjugés... il y a donc une réalité complexe. “LES” enseignants, ça n’existe pas : nous sommes 800 000 avec nos différences et nos singularités ! 
Cette accumulation de préjugés témoigne aussi d’un paradoxe enseignant : ceux-ci sont persuadés qu’ils sont mal considérés, mal aimés voire méprisés alors que toutes les enquêtes montrent que le métier d’enseignant a une bonne image !

Ces représentations sont aussi la preuve que le débat sur l’école est difficile.
J’ai souvent dit et écrit qu’il y avait en France 67 millions de spécialistes de l’École. Et cela donne un débat où le ressenti et l’expérience personnelle prennent le pas sur l’argumentation et l’expertise. 
On a aussi une hyper-susceptibilité (amplifiée par les réseaux sociaux).  Les enseignants ont tendance à prendre pour eux-même toute critique de l’École. C’est un métier où on se met en « Je ». Et il y a  malheureusement souvent confusion entre les pratiques professionnelles et la personne elle même
Or, les enseignants sont comme les musiciens à bord du Titanic. Ils font leur métier le mieux qu’ils peuvent même si le bateau coule. 
Le débat est donc passionné. C’est un handicap parce qu’il rend difficile l’échange d’arguments mais cette passion est aussi à la mesure de l’engagement des enseignants pour ce métier. 

Sigmund Freud, dans deux ouvrages, parle de trois “métiers impossibles” : gouverner, soigner et éduquer. Freud associe ces trois métiers au fait que, pour chacun d’eux, « on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant ». En d’autres termes, les résultats sont incertains, et bien souvent on ne voit pas l’effectivité de son travail.
Et il est vrai que, sauf dans de rares cas (l’apprentissage de la lecture en CP par exemple), on ne peut avoir de certitudes sur l’impact de son action sur les élèves. Ils apprennent mais est-ce durable, est-ce efficace ? Au final, que retiennent-ils ? Y sommes nous pour quelque chose ? A moins d’être télépathe (ce qui n’est pas mon cas), il n’y a aucune certitude. C’est aussi ce qui fait de ce métier, un travail frustrant et quelquefois ingrat. Et, répétons-le, modeste.
Alors on doit se contenter quelquefois de petits bonheurs. On peut guetter les déclics qui se font dans la tête des élèves. Et croyez moi, ça s’entend très bien ces déclics. D’un seul coup, untel qui bloquait, comprend. Tel autre va, des jours voire des mois plus tard, faire référence à une notion que vous aviez abordée. On peut même (mais si !) trouver des motifs de satisfaction en corrigeant des copies…
Les petits bonheurs on les trouve aussi dans la satisfaction de voir un dispositif se dérouler comme vous l’aviez prévu. Avec des élèves, concentrés, attentifs, motivés qui ne s’aperçoivent pas de l’heure qui tourne. Il faut se rappeler de ces moments là quand ça va moins bien, où rien ne se déroule comme prévu…
Philippe Meirieu parle du “postulat d’éducabilité” et cite souvent cette phrase du philosophe Alain « l’on ne peut instruire sans supposer toute l’intelligence possible dans un marmot ». Célestin Freinet, quant à lui,  finissait sa liste des invariants pédagogiques par celui qui justifie toute notre action “l'optimiste espoir en la vie”. La bienveillance suppose l’optimisme et la croyance, à la fois modeste et ambitieuse, que notre action peut avoir un effet et faire progresser les élèves. Mais c’est un optimisme tempéré car cela ne peut se faire sans l’adhésion des élèves et en luttant contre un très grand nombre de contraintes. Mais comment peut-on faire ce métier si l’on pense que ce que l’on fait ne sert à rien et n’a aucun effet ? C’est sur cet optimisme nécessaire que je voudrais conclure. 

Philippe Watrelot

La vidéo de l'intervention





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lundi, décembre 03, 2018

Les lycéens, c’est comme le dentifrice...

Lycéens à Manosque - La Provence


« Les lycéens, c’est comme le dentifrice, une fois que c’est sorti c’est difficile de les faire rentrer… » Cette phrase célèbre (prononcée semble t-il par Christian Forestier, un pilier des cabinets ministériels) résume une des angoisses récurrentes des ministres. Elle annonce des manifestations incontrôlables (!) et des reculades sur les réformes. 
Va t-on vers une mobilisation des lycéens ? Je ne suis pas un spécialiste de ces questions mais on peut faire une série de remarques qui laissent penser que ça pourrait bien prendre si on n'y prend garde...



D'abord, il est intéressant de se pencher sur la cartographie de ces premières mobilisations. D'habitude, ce sont plutôt les lycées parisiens et des grands centres urbains qui s'agitent. Là, on voit les petites villes et aussi les banlieues qui se mobilisent dans une répartition géographique assez voisine de celle des gilets jaunes. Pour l'expliquer, il faut s'attarder sur l'organisation de la réforme des lycées. Les lycées doivent proposer les enseignements obligatoires et ils disposent ensuite, dans le cadre de l'autonomie, d'une "marge" pour proposer les enseignements optionnels. Mais cette marge est contrainte et seuls les plus gros lycées peuvent jouer sur les économies d'échelle liées à leur taille pour proposer un grand nombre d'enseignements. De plus, s'ils ne peuvent pas trouver un enseignement dans un lycée donné, les élèves des grands centres urbains pourront trouver un autre lycée pas trop loin qui le proposera. 

Or, ce n'est pas le cas, des petites villes et des lycées ruraux : de petite taille et isolés, ils ne pourront pas tout proposer. Et cela risque de renforcer les inégalités territoriales. C'est en tout cas ce que craignent les lycéens de ces zones géographiques déjà frappées par toute une série d'inégalités. Il peut donc y avoir une convergence avec les revendications des gilets jaunes. 



Ensuite, on peut s'étonner que la mobilisation se fasse seulement maintenant alors que ParcourSup date de l'an dernier. Je fais l'hypothèse qu'il y a un an, on n'en saisissait pas tous les enjeux. C'est vraiment avec la mise en place de la réforme du lycée que ParcourSup devient la colonne vertébrale du dispositif. Et ce que les élèves commencent à percevoir c'est que, outre le caractère très sélectif, on s'achemine vers un système relativement rigide (contrairement à l'objectif initial) et aboutissant à une orientation précoce. Autrement dit, dès quinze ans et la fin de la seconde on te demande de savoir plus ou moins ce que tu veux faire...Et en plus tu n'as pas trop le droit à l'erreur...

Cela crée de l'angoisse et on sait qu'il n'y a pas loin de l'angoisse à la révolte. Ce sentiment peut aussi être renforcé par l'impression d'impréparation qui se dégage de cette réforme ainsi que par son urgence et sa précipitation pour cause d'impératif politique. On ne connait pas encore les programmes de Terminale et encore moins les "attendus" des universités. Les lycéens, encore plus que l'an dernier, ont le sentiment d'être des "cobayes"...



Enfin, la méthode Blanquer est assez proche de la méthode Macron : verticalité, passage en force, refus des corps intermédiaires. Je ne sais pas si les lycéens le perçoivent mais les profs (qui pourraient -un jour - se mobiliser...), eux, commencent à s'en rendre compte. On est dans une sorte de mépris technocratique et d'injonctions verticales qui ne tiennent pas compte des réalités du terrain et de la nécessité de la concertation. On veut avancer vite au mépris des corps intermédiaires pour cocher les cases des promesses électorales tenues. 2021 année du premier bac "Blanquer" est un an avant 2022, année électorale. Et face à cette surdité du pouvoir, les mêmes causes peuvent produire les mêmes effets...

Pourtant, on aurait du entendre ces signaux d'une évolution de l'opinion. #pasdevague avait déjà été une première alerte. Alors que beaucoup de ceux qui s'exprimaient évoquaient des questions de management et de gestion des ressources humaines et de besoin de considération, la seule réponse fut une réponse sécuritaire et où les élèves étaient considérés comme des dangers potentiels. Ce ressenti d'un certain mépris et d'un déni peut, là aussi, être le ferment d'une mobilisation. 



Dessin d'Aurel paru dans Le Monde

Je ne suis pas devin. Mais qui a prévu que l'accumulation des inégalités et des injustices allaient s'exprimer à partir d'une augmentation des carburants pour évoluer vers un mouvement social plus global ? Pas grand monde... 

Dans le contexte actuel qui est très mouvant, on ne peut donc rien prédire mais on voit qu'il y a quand même des raisons qui peuvent aboutir à une mobilisation. 

Le dentifrice est prêt à sortir...




Philippe Watrelot
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