mardi, mai 17, 2011

L’un des pires cours de ma vie




Ce texte est la version longue d’un article paru dans le n° 477 des Cahiers Pédagogiques “Questions sensibles et sujets tabous”   en décembre 2009. Je le publie aujourd'hui sur mon blog à l'occasion de la journée  contre l'homophobie . 







L’un des pires cours de ma vie[1] s’est déroulé pendant l’année 2007-2008 avec une classe de seconde assez difficile. Dans l’enseignement de sciences économiques et sociales, il y a un chapitre du cours qui est consacré à “la famille, une institution en évolution”. Il s’agit de montrer, comme le titre du chapitre y invite, que la famille comme toutes institutions évolue et n’est pas figée dans un modèle unique. On prend donc des exemples dans d’autres cultures ou dans l’histoire pour amener les élèves à se déprendre d’éventuelles représentations et les conduire à un certain relativisme et à construire une définition nuancée de la famille. On étudie aussi les changements actuels de la famille en analysant les statistiques de la nuptialité, du divorce,  ou des naissances hors-mariage.
Un des textes présentés ce jour là portait sur le mariage homosexuel en Espagne et l’homoparentalité. Même si ce type de texte provoque toujours des débats stimulants, je ne m’attendais pas à un tel déchaînement de violence et de réactions excessives. Certaines des réactions portaient sur la légitimité même du texte : « Monsieur, on ne peut pas lire ça ! », « C’est pas normal de discuter là dessus ». D’autres portaient un jugement très vif sur l’homosexualité où très vite il n’y avait plus aucune censure : "c'est la mode d'être homo, ça fait bien"...  “c’est dégueulasse”,  “ce sont des pervers” “faut les brûler”, … J’ai du faire face très vite et de manière un peu inattendue à un déferlement d’homophobie qui m’a laissé assez effrayé et désemparé…

Désemparé
Comment réagir ? Quelle attitude adopter ? Ces moments font partie de ceux dans la vie d’un enseignant où on réfléchit à toute vitesse pour prendre une décision immédiate. Deux attitudes étaient possibles. On pouvait considérer que ces propos étaient inadmissibles, ne serait-ce qu’au regard de la loi qui punit les propos homophobes, et stopper net leur expression pour leur faire la morale. On pouvait aussi les laisser exprimer cette homophobie pour tenter ensuite de reprendre la main en essayant d’aller au delà de ce discours pour re-construire des connaissances. Mais avec la difficulté de parvenir à maîtriser le groupe et surtout des savoirs disciplinaires qui ne font pas forcément consensus.
C’est pourtant cette deuxième position que j’ai adoptée. On peut dire que c’est une approche didactique liée à ma discipline d’enseignement que j’ai privilégié au détriment d’une approche normative pourtant légitime. Mais cela ne m’a pas empêché de rappeler ensuite que bon nombre des propos qui avaient été tenus n’étaient pas acceptables au regard de la loi. Mais j’ai estimé qu’il valait mieux dans un premier temps (même si j’étais intérieurement choqué) laisser les élèves exprimer les tenants et les aboutissants de leur homophobie en adoptant une attitude neutre afin que tout sorte. En étant convaincu que ces prénotions voire ces préjugés pouvaient être dépassés, qu’on pouvait « faire avec pour aller contre » selon l’expression d’André Giordan.

Argumenter ?
Les affirmations faites par les élèves étaient confuses et contradictoires. Une première série d’affirmations renvoyaient à un jugement moral fondé sur la “nature”. L’homosexualité ne serait pas acceptable car elle n’est pas naturelle puisque la nature a prévu deux sexes destinés à la reproduction. Un autre discours consistait au contraire à considérer que l’homosexualité était un choix pervers que les homosexuels faisaient consciemment.
L’argument “c’est pas naturel” nous renvoie au débat classique en sciences sociales sur l’opposition entre nature et culture. Je leur ai donc proposé de se demander si tout ce qui n’était pas “naturel” devait être rejeté. Dans ce cas, ce serait le cas de bon nombre d’institutions et de pratiques sociales. Le mariage, les manières de table, les lois, ne sont pas des phénomènes naturels mais des constructions sociales. La finalité des actions humaines est rarement de suivre les ordres de la nature. On a pu aussi montrer que les normes sociales évoluent au cours du temps et selon les sociétés.
Est-ce pour autant un choix délibéré ? Il m’a été difficile d’aborder ce point car les connaissances sont complexes. Il faut aborder la question des déterminants sociaux et psychologiques, la socialisation et même d’un éventuel débat sur une explication génétique. En tout cas cette question renvoie là aussi à une difficulté rencontrée par ailleurs en cours de SES. Pour beaucoup de jeunes adolescents que sont nos élèves, il est difficile de concevoir que nos comportements et nos choix puissent être déterminés par une quelconque influence. Dans une proportion moindre, c’est ce qui apparaît aussi dans le cours sur la consommation lorsqu’on montre que les choix sont le produit de déterminants socio-économiques alors que pour bon nombre d’élèves “c’est moi qui décide et personne d’autre”.
Je me suis risqué aussi à essayer de “déconstruire” cette homophobie et de les faire réfléchir sur les raisons de cette violence verbale et de cette hostilité. Si on adopte une approche en termes de rationalité économique, les garçons étant en compétition vis-à-vis des filles ils devraient se réjouir que certains d’entre eux soient homosexuels ! Mais cette approche là fut difficile et n’ouvrit que peu de pistes pour des élèves que je sentais fragiles et peu enclins à ce type d’analyse.

Qu’est-ce qui rend homophobe ?
Pourtant cette question ne peut être éludée car elle est au cœur d’une action éducative. Répondre à cette question est aussi le moyen pour l’enseignant de prendre du recul lorsque il se trouve confronté à ce genre de situation.
L’explication habituelle et certainement juste renvoie à des mécanismes psychologiques. L’homophobie reposerait sur le refoulement par l’individu de ses propres tendances homosexuelles. Dans le cas des adolescents qui sont dans une période de doute et de construction de leur identité, cela peut alors prendre des formes très vives. On sait aussi que l’homophobie joue un rôle important dans le suicide adolescent.
Mais la sociologie est aussi utile pour réfléchir sur ce mécanisme de l’homophobie. Ce n’est pas par hasard si cet incident est survenu avec des élèves (essentiellement des garçons) venant de milieux défavorisés et en situation d’échec. Plusieurs sociologues ont montré que les garçons qui se sentent dominés (socialement et scolairement)  vont tenter de se construire un statut dominant  à travers la virilité et une attitude machiste et homophobe. On sait bien que l’homophobie n’est qu’un des aspects et qu’on constate aussi des attitudes difficilement acceptables vis-à-vis des filles[2]. Mais cette attitude est une défense d’individus en situation de faiblesse. Pour reprendre une expression rapportée par un collègue lors d’un débat sur ce sujet : le sexe, c’est ce qui vous reste quand on vous a tout pris…
Dans l’idéal, les sciences sociales pourraient être l’occasion de “déconstruire” cette homophobie et d’en comprendre les différents déterminants. Le programme de sciences économiques et sociales peut être aussi l’occasion de travailler sur les valeurs et sur l’évolution des normes sociales. On peut montrer alors que la norme a évolué en prenant comme exemple le fait que plusieurs personnalités assument leur homosexualité. Mais le danger est alors pour certains élèves d’assimiler alors celle-ci à une certaine élite ce qui renforcerait le sentiment de domination. Il importe alors de montrer aussi que les normes sont variables selon les groupes sociaux et que l’homosexualité reste difficile à vivre dans de nombreux milieux.

Valeurs vs savoirs…
La circulaire de rentrée 2008 mettait en priorité la lutte contre les discriminations et citait explicitement l’homophobie. La mission de l’école « est donc aussi de promouvoir l’égalité entre les hommes et les femmes, de permettre une prise de conscience des discriminations, de faire disparaître les préjugés, de changer les mentalités et les pratiques» et cela « […] par tous les moyens, prévention et sanction ». On voit bien à travers cet extrait les deux dimensions de l’action à mener : prise de conscience permettant la prévention mais aussi sanction. Mais cette alternative est difficile et peut même être antinomique.
Revenons sur la séance de cours. Aujourd’hui encore, je ne suis pas sûr que laisser les arguments homophobes s’exprimer dans un premier temps ait été un bon choix. Aurais-je agi de même si cela avait été des opinions racistes ou antisémites ? En leur permettant de s’exprimer dans le cadre scolaire n’ai-je pas contribué à banaliser ce discours et à le rendre tolérable ? Voire à le renforcer ? De plus, je suis persuadé qu’au fond d’eux-mêmes, ils savaient que ce n’était pas bien de penser ainsi. On peut alors y voir une forme de provocation dans laquelle je serais tombé.
Fondamentalement la question renvoie à un vieux débat sans fin : devons nous transmettre des valeurs ou des savoirs ?
On peut considérer qu’en tant qu’enseignant (a fortiori de sciences sociales) mon rôle, comme je l’indiquais plus haut, est de donner des éléments pour comprendre comment se construit et évolue la question homosexuelle dans l’espace public. Avec l’hypothèse que la connaissance, que les concepts apportés (norme sociale, culture, déterminants sociaux,…) seront émancipateurs et permettront  aux élèves d’avoir une attitude réflexive sur leurs propres valeurs et comportements.
Mais si en tant qu’enseignant d’une discipline, je peux faire ce pari didactique, je n’en ai pas moins à envisager aussi les choses sous un aspect plus pédagogique et éducatif. L’école n’a t’elle pas aussi des valeurs à transmettre et à sanctionner des comportements déviants comme nous le rappelle la circulaire ? Même si nous courons le risque de provoquer une réaction de refus voire de provocation, ne sommes nous pas obligés de faire aussi “de la morale” ?
La réponse à la question est donc difficile. Nous devons transmettre les deux. On peut avoir une attitude bienveillante et admettre certains propos initiaux pour mieux les déconstruire ensuite. Mais il faut être aussi capable de rappeler la règle commune et identifier la provocation gratuite. Question de mesure et de discernement.


Agir à tous les niveaux
Cela renvoie aussi à des espaces et des moments différents au sein des établissements scolaires. L’année d’après, toutes les classes de Première (dont celle que j’avais en charge) avaient inscrit dans l’heure de vie de classe une séance de deux heures animée par l’association “SOS-Homophobie”. Même si les rires gênés et un certain malaise étaient toujours présents chez les élèves, les paroles étaient plus mesurées. Mais certains écrits (anonymes) restaient assez violents. Cela m’a renforcé dans l’idée que la lutte contre l’homophobie comme toutes autres discriminations est un chantier de longue haleine que l’école doit prendre en charge. Cela passe par plusieurs niveaux d’interventions aussi bien par ce que peut apporter chaque discipline que dans une intervention plus globale au niveau de l’établissement. Et aussi, individuellement, en réagissant lorsqu’on entend les élèves se traiter de “sale pédé” dans la cour…

Philippe Watrelot



[1] Le pire c’était le 13 septembre 2001 à New York, mais cela a déjà été le sujet d’un autre article dans les Cahiers Pédagogiques (N°397/398 - Octobre 2001)
[2] Les paroles et les images des clips de certains rappeurs appréciés par nos élèves sont là pour nous le rappeler.


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