lundi, juin 08, 2020

Enseignants, Mistigri, parapluies et mémoire courte…



Un ministre anonyme aurait dit « si les profs avaient été à la place des caissières tout le monde serait mort de faim ». Cette citation a été faite par Dominique Seux dans son éditorial matinal sur France Inter lundi 8 juin. Le même chroniqueur laissait entendre qu’il y avait eu un accord entre la FSU et la FCPE pour retarder la reprise. 
Dans l’Opinion, la journaliste Marie-Amélie Lombard-Latune pose la question en titre « Ecole au ralenti: où sont les profs ? » et plus loin dans l’article elle en rajoute une louche avec cet extrait : « Fini la « bienveillance » et la « tolérance » pour les enseignants aux abonnés absents. Ils doivent désormais avoir une bonne raison de rester à la maison et être en mesure de le prouver. De quoi secouer un peu la moitié d’entre eux qui, encore aujourd’hui, n’a pas repris le chemin de l’école et dont une part non négligeable serait à ranger dans la catégorie des tire-au-flanc.» Rien que ça... Dans une logique de copiage assez classique dans la presse, BFM TV reprend les propos de l’Opinion et titre «pourquoi de nombreux enseignants n'ont pas encore repris le chemin de l'école ?»
Même le très modéré journal La Croix s'interroge sur «l’engagement disparate des enseignants » en s’appuyant sur des chiffres fort opportunément fournis par le Ministère et sortis d’on ne sait où... Et on ne parle pas du Figaro qui dans de nombreux articles de la semaine dernière a évoqué les réticences des enseignants laissant entendre qu’ils seraient responsables de la difficulté et que les parents ont bien raison de râler. 
Je ne suis pas adepte du complotisme mais la conjonction de tous ces éléments fait penser à un storytelling organisé pour faire porter la responsabilité sur les enseignants et une logique de recherche d’un bouc émissaire. Il y a un jeu trouble de la presse et de la communication du ministre. 
C’est un moyen de refiler le mistigri de cette reprise ratée et peut-être aussi de peser négativement sur l’image des enseignants timorés (et de leurs syndicats qui bloquent tout) dans le cadre d’éventuelles discussions sur la revalorisation salariale.


Mémoire courte
Dans cette histoire, tout le monde a la mémoire courte.
Faut-il rappeler que le confinement a commencé par l'école parce qu'on considérait à l’époque que c'était un foyer important de contagion? 
Le conseil scientifique lui même émet alors un avis très négatif et prône même une réouverture seulement en septembre. On se pose plein de questions sur la contagiosité des enfants et pendant ce temps là des centaines de personnes meurent chaque jour de ce satané virus. Les inquiétudes sont donc à la fois justifiées et légitimes. Et pourtant des enseignants accueillent les enfants de soignants et de personnels indispensables. Et la profession s’auto-forme à grande vitesse à l’enseignement à distance et se jette dans cette nouvelle forme d’enseignement en croyant courir un sprint alors que c’était un marathon...
Et puis la pression de la nécessité de la reprise se fait plus forte notamment pour des raisons économiques. Pour permettre la reprise, on sort le parapluie grand format et on produit un protocole d’une cinquantaine de pages très contraignant. Certains enseignants, avec eux aussi la mémoire courte, s’indignent à partir d’images choquantes d’enfants isolés et déclarent que « ce n’est pas l’école » et qu’il vaut mieux ne pas rentrer dans ces conditions. Or, à l’époque on bricole tous dans une situation sanitaire qui reste préoccupante. Il est donc difficile de conclure après une journée et surtout d’accuser tel ou tel ou de conclure à un complot pour détruire l’école comme on a pu le lire.
Certains collègues se sont exprimés alors de façon déraisonnable sur les réseaux sociaux tendant le bâton pour se faire battre. Un peu de mesure et de décence dans la communication et moins d’intentions politiques de faire « échouer Macron » et de dolorisme auraient été bienvenus...
Cela a, en tout cas, pu jouer négativement sur l'image déjà écornée des enseignants et autorisé certains journalistes à surfer sur la vague...
N’oublions pas les inquiétudes des parents dont beaucoup dans un premier temps préfèrent ne pas renvoyer leurs enfants à l’école. Les maires, eux aussi, sont pris dans ce jeu de l’ouverture de parapluie... 
On en arrive à la situation actuelle. La menace semble s’éloigner. Une étude démontrerait que les enfants sont de petits contaminateurs. Mais le pessimisme semble toujours l’emporter. On oppose d’autres études, on estime que la deuxième vague va arriver, on s’inquiète toujours. Et dans le même temps, de part et d’autres on constate que le protocole est intenable dans la plupart des locaux et qu’il ne permet pas d’accueillir un grand nombre d’enfants. La situation est de plus en plus paradoxale quand on constate que par ailleurs, hors de l’école, les enfants jouent ensemble ou se retrouvent dans des circonstances qui n’ont rien à voir avec le protocole sanitaire.


"Les" enseignants ça n'existe pas 
Accuser « les » enseignants n’a pas de sens. La quasi totalité a fait son métier et a fourni un travail bien plus important que dans une situation normale d’enseignement. Certes, ce serait avoir un « esprit de corps » poussé à l’extrême qui conduirait à nier qu’il y en a pas eu quelques uns qui ont peut être perdu le contact. Mais c’est difficile à évaluer et je me demande bien d’où sortent les chiffres fournis par le ministère... Le seul chiffre qui peut être fiable c’est celui des enseignants en présentiel et ceux en distanciel. Tout le reste relève de supputations jounalistiques et d’un bashing anti-prof.
Le moindre investissement au fur et à mesure des semaines qui a pu avoir lieu pour certains vient aussi d’un épuisement du modèle de la classe à distance. 
Et, il faut aussi l’envisager, d’une analyse coût/avantage où on compare l’investissement demandé à sa rémunération. Ce calcul là, les enseignants peuvent le faire à la différence d’autres professions plus précaires et aux revenus bien plus modestes. Et l’enjeu de service public n’est pas non plus exactement le même qu’avec les soignants. 
Enfin, rappelons le : les enseignants ne sont en rien responsables de ce protocole qui s’impose à eux. Parler d’«excès de zéle » comme on peut le lire dans certains articles est indigne et témoigne de l’amnésie que j’évoquais plus haut.

Dans le contexte de forte crispation que nous vivons tous et sur le terreau très fertile du « malaise enseignant », après le gros effort fourni, refiler le mistigri de la culpabilisation alors qu’à tous les niveaux on a sorti le parapluie et bricolé des réponses forcément imparfaites est un jeu très dangereux. Jouer une bataille d'images est tout aussi malsain. La période exige plutôt un retour de la sérénité et un travail constructif.

PhW

1 commentaire:

Vincent Lefort a dit…

Très juste. Pour ma part j’ai travaillé en distanciel tous les jours pendant la période du confinement de 8h à 19h. Corriger des copies en distanciel prend 3 fois plus de temps : il faut scanner, mettre des appréciations, renvoyer la copie dans la bonne boîte (les outils informatiques ont évolué sur la période), renvoyer la copie numérisée dans la bonne messagerie (il n’y a pas de messagerie unique).
Après la période de confinement, je me suis rendu au lycée pour les conseils de classe et les conseils d’enseIgnement, nous avons échangé entre collègues sur la composition sociologique de notre public et sur le Covid. Dans mon lycée, en Seine-Saint-Denis, un collègue lui-même touché par le virus a perdu (ils sont morts) six connaissances. Quand nous sommes au lycée, nous préparons aussi nos cours pour l’année prochaine. Je remarque qu’il y a toujours cette confusion entretenue par les médias entre temps de travail effectif des enseignants devant les élèves et temps de travail total des enseignants. En moyenne, pour une heure de cours devant élèves, il faut compter une heure de préparation et une heure de correction. Je travaille toute la semaine, comme la plupart de mes collègues, et le dimanche je fais du rangement.

 
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