dimanche, janvier 07, 2024

Les mots de l'éducation 2023

 « Mépris », « Fatigue », « Démagogie », « Pacte », « Épuisement » voici les cinq premiers mots (maux ?) qui sont ressortis de l’enquête que je mène chaque année depuis 2017. En 2023, 675 personnes ont répondu en donnant 2017 mots avec lesquels j’ai fabriqué un nuage de mots. Un nuage bien sombre et qui ne fait que confirmer l’état d’esprit du monde enseignant. 

 


 

Comment fabriquer un nuage...

Le projet de « nuage de mots » que j’ai développé a été initié à la fin de l’année 2017. J’avais déjà utilisé ce procédé non seulement dans des colloques mais aussi en classe, pour faire émerger des représentations associées à une situation. L’enjeu était de procéder à une forme d’« évaluation diagnostique ».

Cette enquête sans prétention est menée sur les réseaux sociaux auprès des personnes qui me lisent. À la fin de l’année (civile), je pose toujours la même question : «  Quels sont les trois mots qui, selon vous, résument l’année dans le domaine de l’éducation ? ».

Il y a bien sûr de nombreux biais dans un tel dispositif. Je me suis déjà exprimé longuement sur ceux-ci dans mes précédentes synthèses. Je dirais simplement cette année qu’on peut toujours critiquer cette petite enquête sur bien des aspects mais qu’il serait vraiment dommage, voire insultant pour les répondants, qu’on écarte ou délégitime ce qui est dit et qu’on refuse d’entendre cette expression. 

Cette année 675 personnes se sont exprimées sur les différents réseaux sociaux où j’évolue : FacebookX (ex-Twitter) mais aussi MastodonBlueSky et Threads. La période de recueil des réponses se situe entre le 23 décembre 2023 et le 6 janvier 2024. 

Une fois la récolte faite, je «copie-colle» les réponses sur un fichier. Je procède à un petit « toilettage » en harmonisant les orthographes (pluriel, genre, champ lexical, …). Ainsi, « Inégalité » et « Inégalités » deviennent un même mot, tout comme « Désabusée » et « Désabusé » ou encore « Maltraitance » et « Maltraité ». Cette liste est ensuite transférée dans une application permettant de fabriquer un nuage de mots et de produire un tableau statistique des fréquences. En effet, selon le principe bien connu, les mots sont plus ou moins gros selon leur occurrence. 

Passons maintenant à une brève analyse. 

 

Orage au désespoir

Le temps est à l’orage et les nuages s’amoncellent dans l’opinion enseignante. 

Le « Mépris » reste en tête (160 citations)  comme depuis 2019, mais le trio « Fatigue » (74), « Épuisement » (49) et « Lassitude »(33) qui relèvent du même champ lexical le talonne avec 156 citations en tout. 

On peut citer aussi « Maltraitance » (40), « Mensonges » (42) ainsi que « Inégalités » (28)

« Dominique Bernard » est cité 36 fois Mais on peut malheureusement l’associer avec «Assassinat » (7) et « Arras » (2). Rappelons qu’en 2020, « Samuel Paty » était cité 114 fois. 

On notera également que les « Réformes » (20) sont citées et on y évoque aussi bien celles qui touchent l’Éducation Nationale que la réforme des « Retraites » (28). Les « Salaires » (12) sont cités également  tout comme le « Pacte » (54)

Il y a aussi beaucoup de mots qui tournent autour de l’appréciation de la politique menée. On peut citer « Démagogie » (56) « Réactionnaire » (36), « Rétrograde » (31), « Régression » (25), « Populisme » (19), « Conservatisme » (7). Le mot « Com’ » a été fusionné avec « Communication » (15) et est non seulement un constat mais aussi un jugement sur l’action publique

Quelles attitudes face à cette situation ? Outre le registre de la « Fatigue » déjà évoqué, on parle aussi de « Découragement » (15) ou de « Démotivation » (12) et de « Ras-le-bol » (8) On voit apparaitre aussi le mot « Démissions » (10). Mais y aussi un autre registre avec la « Colère » (11) la « Résistance » (7) ou les « Luttes » (7).

 

Les malaises enseignants

Tous ces éléments confirment l’existence d’un « malaise » enseignant ou plutôt d’un ensemble de « malaises » pour reprendre la distinction faite par la sociologue Anne Barrère

Ils sont liés aux mutations du métier qui sont vécues différemment selon les générations mais aussi au fort sentiment de « Déclassement » (6) qui se mesure aussi bien par la perte de pouvoir d’achat et l’ « Appauvrissement » (5) que par la remise en cause d’un certain prestige social. Le Mépris (160) ressenti est aussi le produit d’une bureaucratie infantilisante et d’une absence de gestion de la ressource humaine. 

Le malaise est enfin une panne de sens. Les enseignants se questionnent sur les finalités de leur travail et la multiplication des attentes de la société à l’égard de l’École

 

Derrière les nuages…

Chaque année, parmi les réponses, il y a aussi des commentaires sur l’impression qu’elles donnent. On leur reproche leur caractère trop négatif alors que le métier comporte aussi des aspects positifs. Ainsi, un contributeur fait un peu de provocation : « Quand je lis les adjectifs ou substantifs tellement négatifs de tant d'enseignants, je ne comprends pas qu'ils ne changent pas de boulot... »

Une autre internaute lui répond : « En relisant les commentaires on s’aperçoit que les réponses se réfèrent non pas au métier lui-même mais au système et aux tergiversations ministérielles. Mais tu as raison on pourrait également qualifier le métier lui-même, le rapport privilégié aux élèves, la joie d’enseigner, la liberté pédagogique qui demeure une fois les portes de la classe fermée, les supers projets qui ont donné des fruits, la créativité dont font preuve les enseignants pour faire réussir tous leurs élèves. ». Une autre contributrice assume les deux dimensions : « Démotivation, fatigue, mépris.

Je suis désolée, c’est un peu noir ... mais si je mets mes lunettes de “licorne”, alors, ça devient : équipe, coopération, entraide. Heureusement que je fais partie d’une super équipe pour avancer ... »

En effet, la consignée donnée (il faut toujours lire la consigne, parole de vieux prof !) portait sur l ‘éducation en 2023 et induisait plutôt une évaluation de la politique menée et de l’état du système éducatif. 

Mais dans un nombre non négligeable de réponses, il y a aussi la dimension personnelle qui est évoquée et on y parle de «  Projets » (5) de "progrès" ou même de "plaisir" (!). Ça m'a amené, dans un article à paraitre où on me demandait de revenir sur cette expérience, à parler de "déploration publique et bonheur privé".

Car les deux dimensions existent. Notre métier ne se passe pas uniquement dans la salle de classe ou l'établissement mais c'est aussi un système et le produit d'une politique.

Et, comme je l'ai écrit dans mon livre, un pédagogue c'est quelqu'un qui se préoccupe de ces deux dimensions et qui a son mot à dire sur la manière de concevoir son métier et dont il évolue.

Ce serait naïf de se réfugier dans sa salle de classe et dans ses pratiques comme le font malheureusement certains enseignants pourtant très « pédagos »

Un penseur américain Albert O. Hirschmann disait qu'il y avait trois attitudes face à une évolution : Loyalty, Exit et Voice. On peut se satisfaire de ce qui se passe, on peut s'en aller on peut aussi s'exprimer. C'est, me semble t-il, ce que font les personnes qui réagissent ici.

 

 

***

 

 

Et le message, ici, est assez clair. Les enseignants aiment leur métier mais ils s’épuisent à le faire dans un système qu’ils ressentent comme méprisant et avec des politiques qu’ils jugent réactionnaires et peu à même de résoudre les vraies difficultés de l’École. Pourtant le système devrait pouvoir changer pour mieux lutter contre les inégalités. Mais on ne peut véritablement changer l’École avec des enseignants qui vont mal ! 

Il y a beaucoup à faire pour éloigner ce nuage toxique et voir une éclaircie...


Philippe Watrelot

le 7 janvier 2023



Annexes


 



 

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