"Si l’on se préoccupait de l’achèvement des
choses on n’entreprendrait jamais rien." François 1er
Même s’il est difficile de porter un jugement global à
partir d’informations éparses et d’un vécu propre à l’ESPÉ où je travaille
(ESPÉ-Paris), je me lance dans un bilan d’étape après près de 3 mois (on a
commencé fin août) de fonctionnement de la formation des enseignants.
Je rappelle que j’ai une triple “casquette” :
- je suis professeur (agrégé) de Sciences économiques et sociales en lycée (de banlieue) depuis 32 ans.
- Je suis en “temps partagé” depuis 8 ans , c’est à dire que je dois 192h années à la structure qui m’emploie (j’ai deux feuilles de paie !). Autrefois l’IUFM et aujourd’hui l’ESPÉ. J’ai coutume de dire que ce statut est bien un choix pédagogique et même politique (question de légitimité de mon discours…). J’y assure des formations disciplinaires (SES) mais aussi transversales : réflexion sur l’évaluation et les compétences, gestion de classe, autrefois économie et sociologie de l’école, évaluation des systèmes éducatifs…
- Je suis aussi président (à mes moments perdus…) d’un mouvement pédagogique : le CRAP-Cahiers Pédagogiques. A ce titre, j’ai participé à la concertation pour la refondation à l’été 2012 et précisément dans l’atelier 4 consacré à la formation. Nous avons rassemblé nos propositions dans unebrochure que vous pouvez toujours trouver sur notre site.
Je rappelle aussi que ce n’est pas le premier billet que je
consacre à ce sujet et vous pouvez les retrouver ici ou là sur mon blog et
divers médias (France Info et France Culture notamment) . Et que ma position est toujours la même : critique certes,
mais pour faire avancer les choses, pas pour les bloquer…
Construire des
formations, c’est pas de la tarte…
Le premier constat que je voudrais faire tient à la
difficulté à construire aujourd’hui les contenus des cours pour les différents
destinataires de ces formations. Pour le dire de manière un peu abrupte :
les maquettes ont été construites avec des intitulés mais pas toujours en
réfléchissant de manière approfondie au contenu des séances.
Encore une fois, au risque de me répéter, je suis sûr qu’il
y a des endroits où ça s’est bien mieux passé mais pour ma part je repérerais
quelques difficultés qui ont gêné ce travail.
- Le flou persistant sur les épreuves de concours qui n’a été levé – et encore pas complètement – que depuis des rencontres avec les présidents de Jury et la publication de sujets “zéro”
- l’incertitude également sur la structure de l’ESPÉ et les querelles de territoire qui en ont résulté : qui fait quoi ? Comment ? Dans quelles structures ? Avec quels intervenants ? La question du “modèle économique” de cette formation et de sa gouvernance n’est d’ailleurs toujours pas tranchée.
- La difficulté à discerner avec précision ce qui relève du “transversal” et du disciplinaire. Ce n’est toujours pas réglé quand on voit les problèmes posés par la mise en place de la culture commune.
- La même question se pose sur la distinction (artificielle selon moi) de la didactique et du pédagogique. Et de savoir qui fait quoi dans ce domaine et sous quelle forme.
- Le poids des habitudes. Sans vouloir critiquer plus que de raison, les personnes qui ont présidé à la construction des maquettes actuelles, il faut dire bien souvent que c’était une solution de facilité (compréhensible ?) dans un système assez rigide que d’essayer de plaquer des cours déjà existants (et avec les personnes qui vont avec) plutôt que de tout vouloir ré-inventer.
- La multiplicité des statuts dans cette période transitoire. CAD2, FSTG, M1, M2 en stage, EAP, contractuels… on s’y perd...!
- Les problèmes de périmètre géographique : Par exemple, depuis une dizaine d’années, la formation des SES (la matière que j’enseigne) était inter-académique pour des raisons d’économie d’échelle. Dès avant la construction des ESPÉ, le rattachement des IUFM aux universités (plus encore que la seule masterisation) a mis à mal cette logique et a conduit à des logiques de repli académique qui à mon sens conduisent dans notre région bien particulière à du gaspillage de ressources humaines. Je pense que cette situation n’est pas propre à ma discipline et qu’elle handicape sérieusement des synergies souhaitables et à l’heure où il faut faire des économies (eh oui, je suis aussi contribuable…) elle n’est pas très rationnelle lorsqu’elle se heurte encore à des questions de territoire...
- L’urgence, enfin, qui nous a conduit comme dans beaucoup d’autres ESPÉ à “bricoler” des solutions supposées transitoires (mais on sait que dans l’E.N. le transitoire a tendance à durer…) et qui nous a contraint à peu nous voir autour d’une table et à travailler chacun dans son coin pris par nos autres impératifs de fin d’année précédente. Je ne suis pas sûr que dans l’état d’épuisement et de désabusement qui règne en ce moment il y ait beaucoup d’énergie pour s’y remettre à la fin de l’année.
Qui décide ? Qui
pilote ? Les éternels problèmes de territoire...
Je rajouterai à cela une question plus polémique et qui
renvoie au premier point de la liste. Qui décide vraiment ? Quelle est la
marge d’autonomie de chacun ? En principe les universités sont autonomes.
Mais on peut dire, sans trop exagérer, que la construction des masters MEEF
aboutit, de fait, à une standardisation (souhaitable selon moi) des formations
proposées et qui pouvaient être très diverses selon les académies. On peut s’en
réjouir, c’est mon cas. Même si je déplore par ailleurs que dans ce qui s’est
joué au niveau des deux ministères (MEN et MESR) ce soit celui de l’enseignement
supérieur, mieux structuré et habitué à ces logiques de lobbying qui ait gagné.
On notera aussi que les situations financières de bon nombre d’universités
mettent aussi à mal leur supposée autonomie.
Devant cette évolution, qu’a fait le ministre ? Il a
cherché à contrebalancer ce pouvoir excessif des universités en redonnant du
pouvoir aux inspecteurs. La réunion inédite le 17 mai 2013 de tous les IA-IPR à
la mutualité, après celle des IEN (Primaire) le 8 février de la même année avait
pour but de réaffirmer le poids de l’“État-employeur”
dans la formation des enseignants. Alors que la logique qui a prévalu dans les
négociations (MEN/MESR) était simple “Tout
ce qui est avant le bac, c’est vous (le MEN) ; tout ce qui est après c’est
nous (le MESR)”. C’est simpliste mais pas très loin de la vérité…
On a donc redonné du pouvoir aux inspecteurs. Ils ont, de
fait, un poids non négligeable dans la détermination des contenus de la
formation et encore plus dans la partie formation en établissement (choix des
tuteurs, des “berceaux”, initiative des réunions de coordinations…). Faut-il
s’en réjouir ou s’en inquiéter ?
Parce que je suis très vieux ( !), j’ai quelquefois
tendance à dire qu’en supprimant les IUFM, on a certes “créé” les ESPÉ mais
aussi restauré quelque chose qui ressemble pas mal aux CPR (système antérieur
aux IUFM) où les IPR avaient la haute main sur l’ensemble de la formation. Et
dans le premier degré, on est pas loin des écoles normales tant l’univers du
primaire semble étranger aux universitaires et laisse donc beaucoup de marge
aux ex-IUFM. Les IPR ont l’avantage de connaître le terrain et de savoir ce que
c’est qu’un élève qui apprend (ou qui n’apprend pas) et de connaître les
pratiques réelles de classe. J’ai pu constater personnellement le rôle positif
qu’ils ont pu jouer dans certaines négociations difficiles avec des
universitaires dont la logique était plus éloignée de la préparation au métier.
Mais, sans remettre en cause les personnes qui ont certes
leur marge de manœuvre personnelle mais qui sont aussi le produit de la
structure et des contraintes dans lesquelles elles agissent, on peut dire qu’il
y a des risques dans cette évolution. D’abord parce la relation
inspecteurs/enseignants est trop souvent marquée par le clientélisme et donc
aussi par le conformisme. Cela pose alors la question du critère de recrutement
des formateurs (dans les classes et dans les ESPÉ) et accessoirement celle de
leur formation.
Et puis, parce que je suis un vieux militant pédagogique,
c’est aussi parce que cette structuration conduit à renforcer les
cloisonnements disciplinaires. Les IA-IPR sont recrutés sur une base académique
et même si leurs fonctions ont évolué, ils restent structurés sur une base
essentiellement disciplinaire où on retrouve les enjeux de territoire que nous
évoquions plus haut. Comment former des enseignants qui coopèrent et travaillent entre disciplines et entre niveaux dans un tel cloisonnement ? Comment requestionner les contenus dans la logique du socle commun et des compétences et
construire une logique curriculaire indispensable dans un système qui reste
malgré tout figé ?
Les “ex-IUFM” (dont je suis, mais je me soigne…) voient cela
d’un mauvais œil car ils le ressentent comme une marginalisation ou du moins
une remise en question de leur autonomie. Les discussions sont vives aujourd’hui
car elles se font sur le mode de la crainte et de la défense des acquis. Les
débats récents sur la gouvernance et les statuts des ESPÉ en sont un des
phénomènes les plus marquants. Il est difficile de construire quelque chose de
nouveau quand on a le sentiment qu’on va y perdre. Sentiment renforcé encore
quand on sait que la plupart des intervenants à l’“ex-iUFM” sont à temps plein
et n’ont pas de « point de chute » en établissement (et “chute” peut
être prise et vécue dans les deux sens du mot…).
Étant en temps partagé et satisfait par la conjonction de mes deux métiers (même si c’est pas
facile au quotidien), ce n’est pas mon cas.
Un “choc de culture”
Il y a un vrai “choc de culture”. L’enjeu des ESPÉ c’est de
considérer qu’au lieu de tirer chacun la couverture à soi, il s’agit d’agir
dans le même sens pour le “bien commun”. Faire travailler ensemble des
universitaires, des “ex-iUFM”, des formateurs-tuteurs dans les classes, des
personnels de la formation continue et pourquoi pas (demain ?) des
militants des mouvements pédagogiques, ce n’est pas de la tarte ! Et dans
le même temps, il y a une certaine urgence puisqu’il s’agit de ne pas rater la
formation des futurs enseignants. Beaucoup de formateurs sont au bord de la
rupture voire du “burn-out” . On
est dans un bon nombre de cas dans ce que les psychologues du travail appellent
le “travail empêché”.
J’ai écrit dans des billets précédents que je ne pensais pas
que la structure universitaire telle qu’elle est aujourd’hui était la meilleure
structure pour favoriser cette intégration. Les luttes de pouvoir, les
cloisonnements, le clientélisme sont malheureusement inscrits dans l’ADN
universitaire français. On ne peut pas dire non plus que la réflexion
pédagogique soit au cœur de l’enseignement universitaire. Comment penser les
difficultés d’apprentissage lorsqu’on est au sommet d’un système qui vous a
fait réussir ?
L’argument souvent mis en avant par les défenseurs de ce
choix universitaire de la nécessité de la recherche pour permettre l’innovation
et l’évolution du métier me semble très discutable. Car il suffit de voir
comment celle ci est le plus souvent structurée selon les principes évoqués
plus haut pour se rendre compte qu’elle est malheureusement le plus souvent
(pas toujours, j’en conviens !) déconnectée d’une véritable
recherche-action qui serait pourtant nécessaire. Elle est aussi peu apte à
infuser faute de lien avec l’enseignement (il y a toutefois quelques revues
comme les Cahiers Pédagogiques qui
essaient de faire ce travail de vulgarisation mais elles sont peu aidées…)
Les occasions ratées et les
opportunités
Ce que je défendais (et défend toujours) c’était une place
de concours qui ne soit pas, comme on en a pris la malheureuse habitude avec ce
gouvernement, un compromis boiteux. Mettre le concours en fin de M1 était la
pire des solutions puisqu’elle combinait les inconvénients du bachotage en
première année. Celui-ci est inévitable quelque soit la nature des épreuves et
peut même conduire à une dénaturation de la réflexion pédagogique au profit d’une
“messe” servie à ceux qui veulent l’entendre. Car, même si ce n’est pas le
sujet, il faut aussi s’interroger sur les compétences en matière pédagogique et
didactique des membres des jurys de concours et la manière dont ceux ci sont
composés. Mais c’est une autre histoire… (qui peut toutefois faire capoter une
partie de la réforme…)
Le concours en M1 installe également durablement la
formation à l’université puisqu’il y a continuité avec le M2, nous l’avons vu.
Mais il y a, de fait, construction d’une énorme usine à gaz (plus ou moins
selon la taille et la complexité des académies, j’en conviens). Les ESPÉ ne sont alors que des “agences”
chargées de (tenter de) rassembler des énergies disparates. Une structure
autonome avec une gouvernance plus simple aurait été à mon sens plus efficace. Avec
une vraie réflexion voire une remise en question de la formation et de la
pédagogie des formateurs actuels. A condition aussi d’y intégrer plus la
dimension universitaire qui a manqué aux IUFM (le “U” a été un peu oublié) et
de renforcer la recherche en son sein.
Ce n’est pas le choix qui a été fait. Il faut faire avec. On notera toutefois que le ministre ne cesse de dire que la situation est transitoire et devra donc être aménagée voire revue. On notera au passage qu’on entend beaucoup moins Mme la Ministre de l’Enseignement Supérieur (et son cabinet) sur ce même thème. Même si un groupe de suivi des ESPÉ a été nommé avec à sa tête Daniel Filâtre (qui a été le principal artisan –voire le seul – de leur création).
On peut se dire aussi que dans cette affaire, il s’agit d’un
coup de billard à plusieurs bandes. On rétablit une formation bien malmenée par
la droite, on crée une structure nouvelle pour faire taire les critiques
(souvent excessives) sur les IUFM, on en profite pour homogénéiser des
formations universitaires qui partaient dans tous les sens, et on oblige les
universitaires à parler un peu plus de pédagogie (ce qui n’est pas une mince
affaire même si j’en connais beaucoup qui ne rentrent pas dans cette critique).
Ce qui peut à terme faire bouger les choses…
ESPÉrons…
Bonnes fées et mauvaises
fées
Mais le problème, c’est que cette évolution là se situe sur
le moyen terme. Et que l’immédiat c’est la formation des étudiants et des
futurs enseignants qui se fait dans le flou et la précipitation alors que c’est
l’avenir de l’école qui se prépare. L’urgence nous fait souvent oublier l’essentiel
et s’accommode mal des visions stratégiques. D’autant plus que le temps du
politique n’a rien à voir avec le temps de l’École…
Des délais très courts, une fatigue accumulée (4 “réformes”
en cinq ans), des injonctions contradictoires, des moyens pas toujours au rendez
vous alors que les effectifs sont en progression, des “vieux réflexes” qu’il
faut combattre, des enjeux de territoires, des rapports de forces… Beaucoup de mauvaises fées se sont
penchées sur le berceau des ESPÉ.
Restent quelques bonnes fées : le sens du service
public qui fait que malgré tout on fait tourner la machine, des convictions
fortes sur ce qui fait (enfin) consensus “enseigner
est un métier qui s’apprend”, l’“optimisme de l’action” qui l’emporte
encore sur le “pessimisme de l’analyse” et encore un peu d’enthousiasme…
Mais celui-ci n’est pas en quantité illimitée…
“Nothing has
ever been achieved by the person who says, It can't be done.”
Eleanor
Roosevelt
“Il faut conjuguer le pessimisme de l’intelligence
et l’optimisme de la volonté”
Romain
Rolland (repris par Antonio Gramsci)
Philippe Watrelot
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1 commentaire:
Que dire, Philippe ?
Comment peux-tu à la fois montrer tant de lucidité à propos de tous ces grippages dont tu dénonces si bien la persistance et oublier d'évoquer ce qui reste à mon avis, à l'exception notable de quelques formateurs et de formations, çà ou là, le principal défaut -- c'est un euphémisme -- de la formation des maîtres et des formateurs qui la mettent en œuvre : le manque considérable de culture numérique qui contribue, et pour longtemps, à éloigner un peu plus l'enseignement de la société et des jeunes ?
Juste mon avis.
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