samedi, juin 14, 2014

Rapport sénatorial sur les ESPÉ : un constat détaillé mais des angles morts



Les Sénateurs avaient constitué en début d’année scolaire une « mission d’information sur les écoles supérieures du professorat et de l’éducation » dont le rapporteur  est Jacques-BernardMagner. Cette mission vient de rendre son rapport. Avant de rentrer dans le détail de ce document d’une centaine de pages intitulé « L'an I des ÉSPÉ : un chantier structurel », il faut préciser qu’il y a eu aussi deux autres instances qui doivent rendre ou ont remis leurs conclusions sur le même sujet. D’abord un “observatoire de la formation” interne à la FSU qui a proposé un bilan à la fin mai. Ensuite un “comité de suivi” présidé par le recteur de Grenoble (et ancien animateur de la réforme) Bernard Filâtre. Ce comité est installé pour une durée de trois années et présentera un premier rapport à l’été 2014.

Les sénateurs ont auditionné de nombreuses personnes, fait quelques déplacements et ils fournissent un rapport volumineux. Ils font bien sûr des propositions rassemblées au début du rapport dont notamment le développement du pré-recrutement. Mais cette facilité ne doit pas empêcher de lire le reste qui offre un constat assez détaillé de la situation des ESPÉ après un an de mise en œuvre. Mais, pour l’acteur engagé que je suis, qui lit ce rapport après avoir été partie prenante dans la concertation pour la refondation, été présent au colloque de lancement en juillet 2013 et surtout qui travaille dans la formation en “temps partagé” depuis huit ans, on peut se livrer aussi à une lecture “en creux” de ce rapport. Et y voir les oublis, les angles morts et les biais dans l’analyse... En n’oubliant pas pour finir que le véritable enjeu de cette réforme c’est d’outiller les enseignants et tous les personnels de l’éducation pour mieux lutter contre les inégalités et l’échec scolaire.


Un compromis bancal au départ
Selon ce rapport, les ESPE accueillant les étudiants titulaires d'une licence qui se destinent aux métiers du professorat et de l'éducation, "doivent devenir un lieu de dépassement des anciennes contradictions idéologiques entre les IUFM et les universités. Et il appelle à un “changement de paradigme” mais en oubliant que la structure même des ESPÉ est le lieu d’un compromis bancal qui rend difficile le dépassement des contradictions.
En effet, il n’est pas inutile de rappeler que deux positions s’affrontaient lors de la concertation pour la refondation durant l’été 2012. D’un côté ceux qui défendaient l’idée d’un concours placé en fin de Licence et qui préconisaient la constitution d’écoles autonomes prenant en charge durant deux ans des étudiants-professeurs dégagés de la pression du bachotage. De l’autre, ceux qui étaient pour le maintien du concours en fin de M2 avec une formation au sein des universités. Le compromis, forcément bancal, a abouti à des écoles “composantes” des universités et un concours placé en fin de M1. On a donc une formation qui reste “polluée” par le concours et la logique du bachotage et des écoles qui peinent à trouver leurs marques et leurs moyens  tant elles sont imbriquées dans des logiques universitaires en pleine recomposition.
Le rapport n’évoque pas ce compromis et on s’y félicite même de l’attachement aux universités supposé garantir une plus grande rigueur dans la formation. Même si on signale que certaines auditions (notamment celle d’Antoine Prost) ont fortement relativisé la critique des IUFM. Toutefois, on peut lire entre les lignes que des problèmes semblent demeurer qui apparaissent au lecteur attentif comme le résultat de ces ambigüités. On évoque par exemple la question cruciale des moyens (humains, financiers) et la difficulté dans une structure à la gouvernance complexe à organiser le fléchage et la pérennisation des moyens et le “modèle économique” de la formation. Les sénateurs semblent même préconiser une plus grande autonomie des ESPÉ. Ils constatent que l’élévation de l’ÉSPÉ au rang de composante d’une  COMUE (Communauté d'universités et établissements) constitue la solution la plus pertinente à terme alors que les problèmes seraient plus importants en revanche lorsqu’elles sont rattachées à une université.
Un long passage sur la gouvernance des écoles montre aussi la difficulté dans la mise en place de la structure même si la situation peut varier d’une région à l’autre. Le rapport note en effet  que « la mise en place des ÉSPÉ est indiscutablement compliquée par la reconfiguration du paysage universitaire dans plusieurs académies » D’autant plus que « la réforme a été mise en œuvre à marche accélérée » et qu’il faudra donc des ajustements encore dans les années à venir.
L’attachement à conserver une double validation avec à la fois un concours et un diplôme de master conduit aussi à des effets pervers. Les sénateurs notent sans trop s’y appesantir la charge de travail qui pèsent sur les étudiants durant ces deux années : préparation du concours et année de master en M1, stage en responsabilité et validation du master en M2. L’autre effet pervers, c’est l’existence des “reçus-collés” dont la mission sénatoriale s’inquiète du sort qui leur est réservé.


Un choc de cultures
L'installation des Espé continue « à se heurter à un certain nombre de résistances et de cultures bien installées », souligne le rapport évoquant les universitaires d’une part et les “ex-IUFM” d’autre part. On rappellera qu’il aurait fallu évoquer aussi les personnels d’inspection très présents dans certains secteurs et à terme les personnels de la formation continue des rectorats.  D’une manière très volontariste le rapport souhaite que les Écoles puissent donc  « devenir un lieu de dépassement des anciennes contradictions » . Et « pour cela, il faut travailler à bâtir un esprit d'école que chacun partage au-delà des métiers, des cultures et des pratiques administratives ».
Bien sûr, certaines ESPÉ sont citées en exemple comme ayant déjà mise en œuvre cet esprit commun. C’est le cas en particulier de l’ESPÉ de Clermont Ferrand qui apparait presque comme un modèle à la lecture du rapport.
Mais dans beaucoup d’autres on voit bien que le chemin est encore long. Des équipes pluricatégorielles de formateurs se créent lentement mais chacun reste souvent dans son domaine respectif.  Comme cela est préconisé dans la logique de la formation en alternance, faire en sorte que les “tuteurs” soient aussi des universitaires et puissent aller dans les établissements visiter les stagiaires serait un pas en avant important dans l’évolution des cultures.
Le choc de culture, il est aussi dans la représentation idéalisée de la formation universitaire et à l’inverse des représentations un peu biaisées de la culture des enseignants. On peut ainsi lire au détour d’une page, une phrase qui laisse pantois : « Ce ne sont pas forcément les enseignants de terrain qui pourront leur transmettre cette capacité perpétuelle de remise en question de leurs savoirs et de leurs postures de professeur. La réflexivité est en revanche une pratique consubstantielle à une formation universitaire de haut niveau. Elle est stimulée par la confrontation avec les apports de la recherche, auxquels seules les universités peuvent donner accès. » On aimerait comprendre !


Qui formera les enseignants ?
« L’erreur à ne pas commettre réside dans le recrutement de « formateurs de terrain » hors-sol, qui n’auraient plus que des liens nominaux avec les écoles et les établissements. On peut irriguer les formations de l’ÉSPÉ et leur apporter son expérience sans faire partie de son personnel permanent. » Lorsqu’on lit une telle recommandation dans le rapport et qu’on est “en temps partagé” depuis huit ans, on a une réaction mitigée. D’abord, bien sûr une satisfaction pour la reconnaissance de la nécessaire contribution des enseignants “de terrain” (malgré la phrase citée plus haut sur la difficulté à avoir de la réflexivité !). Mais aussi une méfiance à l’égard de la solution retenue. Car ce qui est évoqué c’est, sur le modèle des “maitres formateurs” dans le primaire de constituer un vivier  de «professeurs formateurs académiques » (PFA) pour le second degré. En oubliant que les “temps partagés” existent encore malgré les évolutions actuelles qui rendent ce statut de plus en plus difficile à vivre. Mais surtout, la bonne idée des PFA risque d’être dévoyée en servant de moyen de recyclage d’autres catégories obsolètes et parce que leur mode de désignation risque d’être marqué par le clientélisme et dicté par les inspecteurs. Suffit-il d’être bien vu par un inspecteur pour être un bon formateur ?   
Le rapport traite beaucoup plus brièvement le cas des autres intervenants et notamment les universitaires et les formateurs à temps plein des ex-IUFM pour indiquer que leur recrutement doit évoluer et s’adapter. On cite aussi les personnels de direction et d’inspection. Un paragraphe évoque aussi les associations complémentaires de l’École réunies au sein du CAPÉ mais c’est pour constater qu’aujourd’hui leur présence est faible et ne « progresse que lentement » malgré l’intention affichée dans les textes.


Qui formera les formateurs ?
« De la même manière qu’enseigner est un métier qui s’apprend, former est également un métier qui s’apprend. » Cette affirmation du rapport conduit à la préconisation de faire accéder au niveau du master davantage de formateurs et pose la question de la mise en place d’une véritable politique de formation des formateurs.
Pour l’instant, les intervenants issus de l’Éducation nationale sont généralement recrutés sur la base de leur seule expertise d’enseignement nous dit le rapport. Mais on pourrait rajouter qu’il en est de même pour les enseignants du supérieur dont l’expertise dans le domaine pédagogique reste à démontrer. 
Un point qui n’apparait pas dans le rapport est celui des méthodes et dispositifs de formation. La question n’est pas en effet seulement celle de la transmission de connaissances mais aussi la manière dont les enseignants sont formés car cela a évidemment une influence modélisante sur les pratiques des enseignants ensuite. On enseigne comme on a été formé...


Points de vigilance et angles morts
Les “points de vigilance” dans le langage techno découvert au moment du lancement des ESPÉ signifient que ce sont des difficultés qui restent à résoudre. On en a conscience, mais ce n’est pas encore gagné. Le rapport en repère principalement deux.
C’est d’abord la constitution d’un tronc commun ou d’une “culture commune”. Si la formation se déroule dans le cadre des masters MEEF (métiers de l’enseignement de l’éducation et de la formation) celle ci reste dans le second degré structurée autour des disciplines universitaires et des UFR d’enseignement. Et l’on a bien du mal à faire entrer là dedans des compétences professionnelles communes et transversales dans une culture commune. Le rapport souligne qu’il y a encore du chemin à faire. Vigilance donc...
L’autre élément qui pose question peut se résumer en un phrase extraite du rapport : « un certain nombre de projets de demandes d’accréditation ont peiné à démontrer un adossement effectif des masters MEEF aux moyens de la recherche de l’université intégratrice et un lien insuffisant entre les travaux de recherche et la pratique de terrain. » La référence (voire la révérence) à l’université dans la construction des ESPÉ repose sur l’idée que c’est là que doit se faire une initiation à la recherche seule garante de la réflexivité et de la rigueur de la formation. Sauf que pour l’instant celle-ci reste trop éloignée d’une recherche-action et soutien de la formation.

On peut aussi évoquer les manques dans le rapport et qui en disent long sur les risques de blocages ou d’inachèvement de la réforme de la formation.
Si le rapport porte sur les Écoles, on peut quand même s’étonner que l’enjeu des concours ne soit pas abordé alors que ceux-ci ont un effet structurant sur la formation. Si les maquettes des concours ont évolué et que ce qui est évalué détermine en amont ce qui est enseigné en M1, ces évolutions restent très modestes et très variables selon les concours et les disciplines. On peut aussi se demander si l’évolution vers des concours plus  professionnalisants ne passe pas aussi par une modification des jurys de ces mêmes concours.
Un autre angle mort se trouve dans la dernière lettre du sigle. Les écoles concernent le professorat et l’ “éducation”. Est-ce que ce terme a été ajouté pour inclure uniquement les CPE dans la formation ou comme, on peut l’espérer, proposer une formation au delà du seul enseignement à l’ensemble du secteur éducatif dans son ensemble. A l’heure où la reforme des rythmes scolaires patine et risque d’aller vers une version a minima, il n’est pas anodin de constater que les ESPÉ se replient pour l’instant sur le seul enseignement et restent très “scolaro-centrés” et en oubliant que c’est dans une approche plus globale de l’éducation que se situe aussi la lutte contre les inégalités.
On terminera en déplorant que le mot “pédagogie” apparaisse si peu dans ce rapport. On y parle beaucoup de didactique, de connaissances, de recherche, on y fait de longs développement sur le numérique, mais on y aborde peu la question de la pédagogie. Aussi bien dans la formation dispensée aux enseignants que dans les contenus enseignés. On peut y voir l’effet du compromis qui structure toute cette réforme et qui continue à articuler la formation essentiellement autour des concours disciplinaires de manière assez cloisonnée. Malgré la volonté un peu performative et incantatoire de construire une “culture commune”, les futurs enseignants auront peu l’occasion de travailler ensemble en équipe, en partenariat et en interdisciplinaire
Or, répétons le pour finir, c’est par une conception large du métier d’enseignant et une approche des savoirs plus ouverte qu’on pourra lutter plus efficacement contre l’échec scolaire et faire une école plus juste et plus efficace.

Philippe Watrelot

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1 commentaire:

Christophe Lewicki a dit…

"Le numérique n’est plus un supplément d’âme mais bien une nécessité pédagogique absolue. Dans ces conditions, les ÉSPÉ doivent préparer les futurs enseignants à obtenir le certificat « informatique et
Internet » de l’enseignement supérieur de niveau 2 « enseignant » (C2i2e)"

Le rapport souligne salue avec raison certaines ESPE méritantes sur ce plan (Clermont-Ferrand, Créteil) et, à l'inverse, souligne que la prise en compte insuffisante du numérique a -entre autres- valu à d'autres ESPE une surveillance accrue : Guadeloupe, Guyane, Martinique, Grenoble, Lyon, Toulouse, Versailles, Paris.
Il resterait à mieux définir les attendus, au-delà de l'injonction, qui pourraient se résumer aux quatre points suivants:

- préparation à exercer un métier dans un contexte ou cultures numériques personnelle et professionnelle sont en tension parfois disruptive (chez les élèves, chez les enseignants, chez les formateurs),
- valeur ajoutée des outils numériques pour la formation (autrement dit, la fameuse 'formation par le numérique'),
- confortation de la littératie numérique chez les futurs enseignants, dans un continuum allant de la licence au master, c'est à dire construction progressive de compétences professionnelles (le C2i2e et au-delà) désormais indispensables au métier d'enseignant,
- usages numériques comme leviers de l'innovation pédagogique, qui serait le niveau d'expertise ultime.

Un énorme chantier, donc, entrepris de façon très volontariste par certains, trop velléitaire par d'autres.

 
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