J’ai participé à l’émission Rue
des Écoles “Education : qui sont les anciens et les modernes” diffusée sur
France Culture le 25 octobre 2015. Elle avait été enregistrée une dizaine
de jours auparavant. J’étais invité en compagnie de Blanche Lochmann de la
société des agrégés de l’université et de François-Xavier Bellamy, professeur
de philosophie et maire adjoint sans étiquette de Versailles et auteur d’un
livre récent sur l’école : “Les Déshérités”. M. Bellamy est présenté “sans
étiquette” mais il me semble utile de préciser qu’il a fait partie des
organisateurs de la “manif pour tous” et des veilleurs qui ont milité contre le
mariage pour tous. “Sans étiquette” mais pas sans convictions ni parti-pris
comme le montrera le débat…
Deux contre un… le débat était un peu
déséquilibré. D’autant plus quand un des participants (ce n’est pas moi !)
se lance dans des réponses interminables à la rhétorique habile (mais creuse). Mais
les journalistes présentes dans le studio ont porté elles aussi la
contradiction.
On n’est jamais le meilleur juge de soi-même, mais je ne garde
pas un bon souvenir de cette émission et de ma prestation. En plus j’étais
enrhumé... !
Une émission que j’avais pourtant préparée.
Certains me demandent quelquefois comment je peux intervenir à la radio ou à la
télé et croient que je ne représente que moi même. Or, cette émission, comme
d’autres avant elles, a fait l’objet d’une préparation collective. Sur la
liste de discussion de l’association CRAP-Cahiers Pédagogiques, quand j’ai
annoncé le thème de l’émission qui dans son titre initial parlait de
“conservatisme enseignant”, cela a suscité de nombreuses réactions. Le texte
qui suit est une synthèse des échanges et contributions des adhérents du CRAP
élaborée (le 15 octobre) avant mon passage à la radio.
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Conservatisme, anciens et modernes
“Anciens” et “modernes”, est-ce que ça veut dire encore quelque chose ? Le courant de pensée qui a contribué à la création de la
revue et de l’association c’est “l’éducation nouvelle” et ce courant date de la
fin du XIXe siècle… Ça fait donc très longtemps qu’elle est nouvelle ! Et d’ailleurs
cette situation interroge : pourquoi est-ce toujours “nouveau”? Justement parce
que cela se heurte au conservatisme.
D’une manière générale, on a en ce moment
une inversion des valeurs et les mots perdent de leur sens. Et cela se
répercute aussi sur le débat éducatif.
Aujourd’hui la “modernité” c’est le
libéralisme le plus échevelé et la remise en cause des acquis sociaux. Dans ces
conditions, le conservatisme devient justifié puisque il se situe dans la
défense de ce qui était un progrès…
Appliqué au monde de l’éducation cela
conduit les enseignants à se positionner dans la justification de la défense de
la situation actuelle au nom de la défense des intérêts des travailleurs et en
pensant que le changement est synonyme de dégradation de leur situation. Je
reprends à mon compte la formule d’une des 5000 personnes qui me suit sur
FaceBook : “certains collègues
considèrent qu'il ne faut surtout pas changer ce qui ne fonctionne pas... au
cas où cela pourrait être pire”. Ce qui est, au passage, remarquablement
décrit par Albert O. Hirschman dans “Deux siècles de
rhétorique réactionnaire”.
Vrais-faux rebelles
L’inversion des valeurs tient aussi au fait
que le discours “pédago” qui était un discours de rébellion du temps de Freinet
(obligé de quitter l’EN pour mener à bien son projet) est devenu
aujourd’hui un discours “officiel”. On peut considérer qu’il ne s’agit que
d’une vulgate mal digérée et plaquée sur une structure qui reste bureaucratique
et rigide mais il est clair que les mots et les concepts qui étaient ceux de
l’éducation nouvelle sont aujourd’hui aussi ceux du ministère, de l’inspection,
de l’OCDE… Et donc le pédagogue n’apparait plus comme le “rebelle” mais au
contraire comme l’allié objectif du pouvoir.
Cela a pour effet que le conservateur peut
se tailler à bon compte un costume de rebelle face à l’institution. Et cela
fait sens pour des enseignants qui ont toujours vécu leur métier comme un
métier indépendant et individualiste et avec beaucoup de méfiance à l’égard de
la hiérarchie.
La vraie “rebellion” aujourd’hui n’est pas
tant face à l’institution que face au conformisme de la salle des profs…
Mais ce “conformisme” est lui même à
nuancer. Car, comme je l’ai souvent pointé, il y a bien souvent un grand
décalage entre les discours et les actes eux-mêmes.
Les enseignants qui sont des gens du
“verbe” ont un discours très élaboré qui s’inscrit dans leur passé d’anciens
élèves et dans la construction de leur identité professionnelle dès le début de
leur carrière.
Les actes sont, quant à eux, certes dictés
par le discours et les valeurs mais aussi, tout simplement par les
circonstances. On agit face aux élèves pour répondre à des urgences et résoudre
des problèmes immédiats.
Tel enseignant prônant un discours
“anti-pédago” peut dans la réalité de la classe avoir des pratiques bien plus
proches. Et l’inverse est vrai aussi, malheureusement...
C’est pourquoi il faut se méfier des
discours des enseignants. Même si ce décalage est aussi le symptôme d’une
difficulté à vivre son métier et l’expression d’un sentiment de “travail
empêché”.
Oppositions stériles
Car si l’on s’en tient aux discours on
tombe vite dans les caricatures et les oppositions binaires là où il faudrait
de la nuance.
La presse elle même se complait dans ces
schémas et a contribué à les diffuser. C’est ainsi que l’opposition
« Pédagogues/Républicains » s’est répandue. Avec elle, il y a bien
d’autres oppositions stériles qui ont pourri le débat. On pourrait en faire la
liste.
Comme le dit très bien Philippe Meirieu « Il
faudrait enfin qu'on arrive à sortir de cette méthode qui consiste à penser
toujours sur le mode de variation en sens inverse, c'est-à-dire que plus je
m'intéresse à l'élève, moins je m'intéresse au savoir ou plus je m'intéresse au
savoir, moins je m'intéresse à l'élève ... ». Je pense que le travail de
l'enseignant est au contraire de combiner l'un et l'autre et de travailler en
tension. Par exemple, la pédagogie est complémentaire de la didactique et
vice-versa. Nul mépris pour les savoirs dans cette posture, bien au contraire.
Simple question de curseur sur un axe où les deux exigences sont en tension.
Quels clivages ?
La méfiance à l’égard du discours évoquée
plus haut est d’autant plus essentielle que celui-ci masque les valeurs
(incarnées dans l’action). Personne ne vous dira qu’il ne souhaite pas la
réussite de tous les élèves ! Tout le monde affirme lutter contre les
inégalités ! Si l’on en reste au niveau des intentions, on ne fait pas
apparaitre les clivages. C’est dans la réalité des pratiques et dans les choix
pédagogiques qui sont faits au niveau de la classe, de l’établissement et de
l’ensemble du système éducatif qu’on peut voir apparaître des distinctions
pertinentes.
On peut repérer d'après les contributions des adhérents du CRAP, trois grilles de lectures pertinentes.
On peut repérer d'après les contributions des adhérents du CRAP, trois grilles de lectures pertinentes.
Le premier clivage est ce qu’il faut peut être
sauver du débat “Pédagogues vs Républicains” et de toutes ces fausses
oppositions. Si l’on résume ce débat, pour l'antipédagogue, la fonction de
l'enseignant est d'enseigner. FX Bellamy durant le débat n’a cessé d’utiliser
le verbe “Transmettre” comme étant la quintessence de sa fonction. Alors que
pour le pédagogue, la fonction de l'enseignant est de “faire apprendre”. En se plaçant du côté de la transmission et en posant implicitement qu'il n'y a pas de problème pédagogique, les antipédagogues renvoient la
responsabilité de la difficulté scolaire sur l'élève lui-même. L'élève dispose
de la Raison, comme tout être humain, donc s'il n'apprend pas c'est parce qu'il
n'est pas sérieux, c'est de sa faute (et celle de ses parents), tant pis pour
lui, nous avons le droit de l'abandonner à son sort. Il avait la liberté
d’apprendre, il ne l’a pas saisie… en niant ainsi toutes les contraintes qui
sont celles du déterminisme social avec lesquelles chaque enseignant (et chaque
élève) a à composer. Il y aurait donc bien une ligne de rupture qui
sépare ceux qui croient en la possibilité d'apprendre à tous les enfants (l’
“éducabilité” chère à Philippe Meirieu) et qui recherchent toutes les voies pour y parvenir et ceux
qui font le choix de ne le faire qu'avec des enfants sélectionnés selon leur
"mérite" (ou leurs “dons”) ou le plus souvent leur capacité à entrer
dans un moule pré-établi.
Car la deuxième grille de lecture porte sur
la finalité du système : faire réussir tous les élèves ou sélectionner les
meilleurs ? La version de gauche de la logique de sélection étant le fameux
“élitisme républicain” qui permet la méritocratie indépendamment de l’origine
sociale. Mais avec le même sort que dans la version de droite (qui se
contrefout de l’origine sociale et ne raisonne qu’en termes de mérite
individuel) pour les “vaincus” du système...
Donc, un clivage majeur lié à l’attitude
face à la justice sociale. Mais ce n’est pas suffisant. Car dans le débat sur
le collège 2016, il y a toute une frange du monde enseignant qui dénie que les
dispositifs proposés (les EPI, la fin des classes bilangues, etc.) permettent
de lutter contre les inégalités. “Prouvez
nous que cela permette de lutter contre l’injustice” nous crient-ils… Sauf
que, pour le prouver, il faudrait déjà mettre en œuvre ces dispositifs…
Et c’est là qu’intervient le troisième
clivage majeur, là aussi pointé lors d’une discussion au sein de notre
mouvement : l’attitude face au changement. On l’évoquait plus haut : la méfiance
pour le changement est par essence au cœur du discours réactionnaire. Mais
cette méfiance peut s’exprimer de différentes manières. Il y a bien sûr la plus
traditionnelle qui consiste à trouver que “c’était mieux avant” et à nier
les inégalités ou à s’en accommoder. Mais il peut y avoir aussi une posture de
“gauche” qui reconnait ces inégalités mais qui considère que celles ci sont
extérieures à l’École qui n’en est que le réceptacle mais en aucune façon un
facteur aggravant. De fait cette posture conduit à penser que la solution est
dans un changement radical de la société qui dispenserait de changer l’École
(qui n’est pas responsable) . Autrement dit, on accumule les préalables pour se
dispenser de changer soi même ses pratiques. C’est ce que j’appelle le discours
“gaucho-conservateur” et qui énerve tant quand je l’énonce…
Dans une culture française où on est plus
prompt à la critique qu’à l’action, cela conduit concrètement à voir tous les
défauts et les éventuelles dérives d’un dispositif pour au final en retarder ou
en annuler la mise en œuvre. Et cela conduit aussi à un phénomène bien connu
des économistes : les “prophéties autoréalisatrices” : si on pense que ça ne va
pas marcher, il y a toutes les chances que ça ne marche pas… Toute ressemblance
avec la réforme du Collège n’est pas fortuite !
Dans un texte récent que j’ai écrit pour la
revue "Questions de classe”, je me définis comme “radicalement
réformiste”… Cet oxymore décrit bien la tension à l’œuvre dans l’action
militante. Je préfère avoir les mains dans le cambouis et me les salir que
d’avoir les mains propres (“ils avaient les mains propres mais ils n’avaient
pas de mains” disait Péguy)
Je suis “ancien” car je me situe, comme
nous tous, dans la tradition de l’école nouvelle et des grands pédagogues des
siècles passés dont la pensée est toujours actuelle. Je suis “ancien” aussi
parce que je n’oublie pas les travaux de Bourdieu et Passeron qui ont cinquante
ans. Et je suis “moderne” et progressiste car je ne m’accommode pas de la
situation actuelle d’une École inégale et que je veux contribuer à la faire
changer.
Plus qu’“ancien” ou “moderne”, je suis
indigné…
Philippe Watrelot
Le 15 octobre 2015
(repris et complété le 24 octobre)
(repris et complété le 24 octobre)
Pour poursuivre quelques liens vers d'autres billets de blogs sur le même thème :
“Pédagogisme” mai 2008
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