samedi, octobre 24, 2015

Conservatisme enseignant : “qui sont les anciens, qui sont les modernes?”



J’ai participé à l’émission Rue des Écoles “Education : qui sont les anciens et les modernes” diffusée sur France Culture le 25 octobre 2015. Elle avait été enregistrée une dizaine de jours auparavant. J’étais invité en compagnie de Blanche Lochmann de la société des agrégés de l’université et de François-Xavier Bellamy, professeur de philosophie et maire adjoint sans étiquette de Versailles et auteur d’un livre récent sur l’école : “Les Déshérités”. M. Bellamy est présenté “sans étiquette” mais il me semble utile de préciser qu’il a fait partie des organisateurs de la “manif pour tous” et des veilleurs qui ont milité contre le mariage pour tous. “Sans étiquette” mais pas sans convictions ni parti-pris comme le montrera le débat…
Deux contre un… le débat était un peu déséquilibré. D’autant plus quand un des participants (ce n’est pas moi !) se lance dans des réponses interminables à la rhétorique habile (mais creuse). Mais les journalistes présentes dans le studio ont porté elles aussi la contradiction. 
On n’est jamais le meilleur juge de soi-même, mais je ne garde pas un bon souvenir de cette émission et de ma prestation. En plus j’étais enrhumé... !
Une émission que j’avais pourtant préparée. Certains me demandent quelquefois comment je peux intervenir à la radio ou à la télé et croient que je ne représente que moi même. Or, cette émission, comme d’autres avant elles, a fait l’objet d’une préparation collective. Sur la liste de discussion de l’association CRAP-Cahiers Pédagogiques, quand j’ai annoncé le thème de l’émission qui dans son titre initial parlait de “conservatisme enseignant”, cela a suscité de nombreuses réactions. Le texte qui suit est une synthèse des échanges et contributions des adhérents du CRAP élaborée (le 15 octobre) avant mon passage à la radio.
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Conservatisme, anciens et modernes
“Anciens” et “modernes”, est-ce que ça veut dire encore quelque chose ?  Le courant de pensée qui a contribué à la création de la revue et de l’association c’est “l’éducation nouvelle” et ce courant date de la fin du XIXe siècle… Ça fait donc très longtemps qu’elle est nouvelle ! Et d’ailleurs cette situation interroge : pourquoi est-ce toujours “nouveau”? Justement parce que cela se heurte au conservatisme. 
D’une manière générale, on a en ce moment une inversion des valeurs et les mots perdent de leur sens. Et cela se répercute aussi sur le débat éducatif. 
Aujourd’hui la “modernité” c’est le libéralisme le plus échevelé et la remise en cause des acquis sociaux. Dans ces conditions, le conservatisme devient justifié puisque il se situe dans la défense de ce qui était un progrès… 
Appliqué au monde de l’éducation cela conduit les enseignants à se positionner dans la justification de la défense de la situation actuelle au nom de la défense des intérêts des travailleurs et en pensant que le changement est synonyme de dégradation de leur situation. Je reprends à mon compte la formule d’une des 5000 personnes qui me suit sur FaceBook : “certains collègues considèrent qu'il ne faut surtout pas changer ce qui ne fonctionne pas... au cas où cela pourrait être pire”. Ce qui est, au passage, remarquablement décrit par Albert O. Hirschman dans “Deux siècles de rhétorique réactionnaire”. 


Vrais-faux rebelles
L’inversion des valeurs tient aussi au fait que le discours “pédago” qui était un discours de rébellion du temps de Freinet (obligé de quitter l’EN pour mener à bien son projet)  est devenu aujourd’hui un discours “officiel”. On peut considérer qu’il ne s’agit que d’une vulgate mal digérée et plaquée sur une structure qui reste bureaucratique et rigide mais il est clair que les mots et les concepts qui étaient ceux de l’éducation nouvelle sont aujourd’hui aussi ceux du ministère, de l’inspection, de l’OCDE… Et donc le pédagogue n’apparait plus comme le “rebelle” mais au contraire comme l’allié objectif du pouvoir. 
Cela a pour effet que le conservateur peut se tailler à bon compte un costume de rebelle face à l’institution. Et cela fait sens pour des enseignants qui ont toujours vécu leur métier comme un métier indépendant et individualiste et avec beaucoup de méfiance à l’égard de la hiérarchie. 
La vraie “rebellion” aujourd’hui n’est pas tant face à l’institution que face au conformisme de la salle des profs…
Mais ce “conformisme” est lui même à nuancer. Car, comme je l’ai souvent pointé, il y a bien souvent un grand décalage entre les discours et les actes eux-mêmes. 
Les enseignants qui sont des gens du “verbe” ont un discours très élaboré qui s’inscrit dans leur passé d’anciens élèves et dans la construction de leur identité professionnelle dès le début de leur carrière. 
Les actes sont, quant à eux, certes dictés par le discours et les valeurs mais aussi, tout simplement par les circonstances. On agit face aux élèves pour répondre à des urgences et résoudre des problèmes immédiats. 
Tel enseignant prônant un discours “anti-pédago” peut dans la réalité de la classe avoir des pratiques bien plus proches. Et l’inverse est vrai aussi, malheureusement...
C’est pourquoi il faut se méfier des discours des enseignants. Même si ce décalage est aussi le symptôme d’une difficulté à vivre son métier et l’expression d’un sentiment de “travail empêché”. 
Oui, je suis abonné aux “Huit”...!


Oppositions stériles
Car si l’on s’en tient aux discours on tombe vite dans les caricatures et les oppositions binaires là où il faudrait de la nuance.
La presse elle même se complait dans ces schémas et a contribué à les diffuser. C’est ainsi que l’opposition « Pédagogues/Républicains » s’est répandue. Avec elle, il y a bien d’autres oppositions stériles qui ont pourri le débat. On pourrait en faire la liste.
Comme le dit très bien Philippe Meirieu « Il faudrait enfin qu'on arrive à sortir de cette méthode qui consiste à penser toujours sur le mode de variation en sens inverse, c'est-à-dire que plus je m'intéresse à l'élève, moins je m'intéresse au savoir ou plus je m'intéresse au savoir, moins je m'intéresse à l'élève ... ». Je pense que le travail de l'enseignant est au contraire de combiner l'un et l'autre et de travailler en tension. Par exemple, la pédagogie est complémentaire de la didactique et vice-versa. Nul mépris pour les savoirs dans cette posture, bien au contraire. Simple question de curseur sur un axe où les deux exigences sont en tension.




Quels clivages ?
La méfiance à l’égard du discours évoquée plus haut est d’autant plus essentielle que celui-ci masque les valeurs (incarnées dans l’action). Personne ne vous dira qu’il ne souhaite pas la réussite de tous les élèves ! Tout le monde affirme lutter contre les inégalités ! Si l’on en reste au niveau des intentions, on ne fait pas apparaitre les clivages. C’est dans la réalité des pratiques et dans les choix pédagogiques qui sont faits au niveau de la classe, de l’établissement et de l’ensemble du système éducatif qu’on peut voir apparaître des distinctions pertinentes. 
On peut repérer d'après les contributions des adhérents du CRAP, trois grilles de lectures pertinentes.

Le premier clivage est ce qu’il faut peut être sauver du débat “Pédagogues vs Républicains” et de toutes ces fausses oppositions. Si l’on résume ce débat, pour l'antipédagogue, la fonction de l'enseignant est d'enseigner. FX Bellamy durant le débat n’a cessé d’utiliser le verbe “Transmettre” comme étant la quintessence de sa fonction. Alors que pour le pédagogue, la fonction de l'enseignant est de “faire apprendre”. En se plaçant du côté de la transmission et  en posant implicitement  qu'il n'y a pas de problème pédagogique, les antipédagogues renvoient la responsabilité de la difficulté scolaire sur l'élève lui-même. L'élève dispose de la Raison, comme tout être humain, donc s'il n'apprend pas c'est parce qu'il n'est pas sérieux, c'est de sa faute (et celle de ses parents), tant pis pour lui, nous avons le droit de l'abandonner à son sort. Il avait la liberté d’apprendre, il ne l’a pas saisie… en niant ainsi toutes les contraintes qui sont celles du déterminisme social avec lesquelles chaque enseignant (et chaque élève) a à composer. Il y aurait donc bien une ligne de rupture  qui sépare ceux qui croient en la possibilité d'apprendre à tous les enfants (l’ “éducabilité” chère à Philippe Meirieu)  et qui recherchent toutes les voies pour y parvenir et ceux qui font le choix de ne le faire qu'avec des enfants sélectionnés selon leur "mérite" (ou leurs “dons”) ou le plus souvent leur capacité à entrer dans un moule pré-établi.

Car la deuxième grille de lecture porte sur la finalité du système : faire réussir tous les élèves ou sélectionner les meilleurs ? La version de gauche de la logique de sélection étant le fameux “élitisme républicain” qui permet la méritocratie indépendamment de l’origine sociale. Mais avec le même sort que dans la version de droite (qui se contrefout de l’origine sociale et ne raisonne qu’en termes de mérite individuel) pour les “vaincus” du système...
Donc, un clivage majeur lié à l’attitude face à la justice sociale. Mais ce n’est pas suffisant. Car dans le débat sur le collège 2016, il y a toute une frange du monde enseignant qui dénie que les dispositifs proposés (les EPI, la fin des classes bilangues, etc.) permettent de lutter contre les inégalités. “Prouvez nous que cela permette de lutter contre l’injustice” nous crient-ils… Sauf que, pour le prouver, il faudrait déjà mettre en œuvre ces dispositifs…

Et c’est là qu’intervient le troisième clivage majeur, là aussi pointé lors d’une discussion au sein de notre mouvement : l’attitude face au changement. On l’évoquait plus haut : la méfiance pour le changement est par essence au cœur du discours réactionnaire. Mais cette méfiance peut s’exprimer de différentes manières. Il y a bien sûr la plus traditionnelle qui consiste à trouver que “c’était mieux avant” et  à nier les inégalités ou à s’en accommoder. Mais il peut y avoir aussi une posture de “gauche” qui reconnait ces inégalités mais qui considère que celles ci sont extérieures à l’École qui n’en est que le réceptacle mais en aucune façon un facteur aggravant. De fait cette posture conduit à penser que la solution est dans un changement radical de la société qui dispenserait de changer l’École (qui n’est pas responsable) . Autrement dit, on accumule les préalables pour se dispenser de changer soi même ses pratiques. C’est ce que j’appelle le discours “gaucho-conservateur” et qui énerve tant quand je l’énonce…
Dans une culture française où on est plus prompt à la critique qu’à l’action, cela conduit concrètement à voir tous les défauts et les éventuelles dérives d’un dispositif pour au final en retarder ou en annuler la mise en œuvre. Et cela conduit aussi à un phénomène bien connu des économistes : les “prophéties autoréalisatrices” : si on pense que ça ne va pas marcher, il y a toutes les chances que ça ne marche pas… Toute ressemblance avec la réforme du Collège n’est pas fortuite !



Dans un texte récent que j’ai écrit pour la revue "Questions de classe”, je me définis comme “radicalement réformiste”… Cet oxymore décrit bien la tension à l’œuvre dans l’action militante. Je préfère avoir les mains dans le cambouis et me les salir que d’avoir les mains propres (“ils avaient les mains propres mais ils n’avaient pas de mains” disait Péguy)
Je suis “ancien” car je me situe, comme nous tous, dans la tradition de l’école nouvelle et des grands pédagogues des siècles passés dont la pensée est toujours actuelle. Je suis “ancien” aussi parce que je n’oublie pas les travaux de Bourdieu et Passeron qui ont cinquante ans. Et je suis “moderne” et progressiste car je ne m’accommode pas de la situation actuelle d’une École inégale et que je veux contribuer à la faire changer. 
Plus qu’“ancien” ou “moderne”, je suis indigné…

Philippe Watrelot

Le 15 octobre 2015
(repris et complété le 24 octobre)


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