Dessin paru dans Le Canard Enchaîné du 2 janvier 2019 |
Plusieurs articles reprennent l’information : des enseignants ont décidé de créer un collectif intitulé « Les stylos rouges » sur le modèle des gilets jaunes. On ne va pas ici gloser de manière un peu vaine sur le symbole retenu pour caractériser les enseignants. Apparemment, si on veut se faire entendre, il faut aujourd’hui choisir un objet et une couleur : on a eu les bonnets rouges, on a les gilets jaunes et donc maintenant les stylos... Avant, il y a quelques années on a eu les pigeons, les dindons, et d’autres volatiles...
Les stylos rouges veulent donc s’organiser sur le modèle des gilets jaunes et cherchent à élaborer une plate-forme de revendications et des modalités d’actions à partir des réseaux sociaux. Et cela semble séduire les médias, ce qui contribue à leur notoriété.
Comme beaucoup, je regarde ce mouvement qui se crée avec des sentiments ambivalents. Avec de l’agacement teinté de réalisme mais aussi un certain optimisme...
Agacement
Il y a de quoi ressentir de l’agacement en effet quand un vieux syndicaliste et militant associatif comme moi constate l’émergence d’un mouvement qui se construit sur une certaine défiance à l’égard des corps intermédiaires.
Comment des personnes, qui souvent se sont tenues à l’écart des mobilisations et des élections professionnelles, peuvent-elles faire la leçon à ceux qui sont souvent engagés depuis longtemps dans l’action revendicative et collective ? On semble d’un seul coup découvrir les vertus de la mobilisation et de l’échange mais en critiquant dans le même temps les institutions qui le permettent...
Ayant participé à de nombreuses assemblées générales, grèves, manifestations, colloques, délégations, siégé dans un certain nombre d’instances, animé des collectifs et même occupé mon établissement, j’ai aussi un peu de difficultés avec le « militantisme de clavier » où le clic est considéré comme un acte revendicatif...
Même si je prends ma place dans les réseaux sociaux en contribuant à l’information et aux débats, je reste très « ancien monde » en ne m’en contentant pas et en continuant à trouver des vertus à ces corps intermédiaires pourtant si critiqués aujourd’hui.
Ils ont en effet plusieurs vertus. Ils permettent d’abord la continuité de l’action et de la réflexion. Ils permettent aussi de ne pas seulement additionner mais agréger des revendications et les hiérarchiser. Enfin, ils sont des lieux réels et pas seulement virtuels où, par les échanges et aussi le conflit, se crée du lien social et même de la convivialité. A l’ère des « particules élémentaires » de nos sociétés individualistes ce sont des institutions précieuses et qu’il faut préserver et revivifier.
Pourquoi ?
Mais l’agacement n’empêche pas l’analyse et l’interrogation sur les raisons qui poussent à l’émergence de ce type de groupes virtuels.
Dans le cas des enseignants, il y a un paradoxe. Le taux de syndicalisation chez les salariés français est de 11%. Il est de 24% chez les enseignants. Même si le taux de participation aux élections professionnelles est seulement d’un peu plus de 42%, on ne peut pas dire que les enseignants sont les personnels les plus éloignés de l’action syndicale.
Mais les syndicats enseignants souffrent des mêmes maux que les autres : l’éclatement qui conduit à une compétition quelquefois délétère et agressive, la ritualisation de certaines modalités d'actions qui jette des doutes sur leurs efficacités, l’institutionnalisation qui éloigne quelquefois du terrain,...
Et puis, il y a surtout des attaques fortes sur l’idée même de négociations et de dialogue social. Le Président de la République a construit cette première partie de mandat sur une certaine verticalité et un refus des corps intermédiaires. Il en paye aujourd’hui le prix avec l’émergence de groupes peu structurés et avec lesquels il est encore plus difficile de négocier.
D’une certaine manière, le Ministre de l’Éducation s’est montré très “macronien” en faisant peu de cas des instances représentatives dans la mise en œuvre de ses réformes. Il a bénéficié jusque là d’une relative indulgence de l’opinion enseignante même si son omniprésence médiatique peut agacer. Mais comme je le pointais dans plusieurs articles, si ce n’est pas forcément sur le terrain des réformes éducatives qu’il risque de trouver des obstacles c’est plutôt sur l’énorme sentiment de déclassement et de déconsidération que ressentent les enseignants ainsi que sur la perte de leur pouvoir d’achat que son action peut se heurter.
Comme tous les fonctionnaires, ils subissent depuis de nombreuses années le gel du point d’indice et aujourd’hui celui du PPCR. Ils voient aussi, en se comparant avec d’autres, que leurs salaires en fonction du diplôme est très faible et qu’ils sont aussi mal payés par rapport à leurs collègues européens. C’est tout cela qui a un impact important non seulement sur le recrutement mais qui rend tout simplement rétif à toute idée de changement dans l’éducation.
La goutte d’eau qui a fait déborder le vase c’est peut-être l’annonce d’une prime exceptionnelle pour les salariés du privé pour répondre aux revendications exprimées par les gilets jaunes. Alors que les fonctionnaires seront, pour l'essentiel, exclus de ces mesures.
Optimisme
Ce qui rend optimiste un vieux militant comme moi c’est de constater que lorsque la situation l’exige, on voit apparaitre de nouvelles mobilisations et de nouveaux acteurs.
Et les revendications appuient là où il faut : sur le salaire et les conditions de travail. Car c’est sur ces aspects concrets que se fracassent les beaux discours sur l’école de la confiance.
Bien sûr, on peut être prudent voire méfiant sur d’autres revendications. Comme cela s’est déjà vu, il y a des tentatives de récupération qui sont à l’œuvre. On sait aussi, on l’a vu récemment, que ce type de mobilisation est peu propice au changement et pousse plutôt au conservatisme.
On ne me verra pas, pour ma part, soutenir des mots d’ordre voyant les élèves ou les parents d’élèves comme des ennemis ou bien encore prônant un individualisme et une liberté pédagogique conservatrice. Et encore moins toute posture favorisant l’élitisme et le maintien des inégalités.
Mais, à double titre, en tant qu’enseignant et militant, je suis optimiste. Et je fais le pari que la mobilisation peut se développer avec ces nouveaux canaux et ces nouveaux acteurs sans que cela rende obsolète l’action syndicale et associative et même conduire à des convergences. On peut assister à une prise de conscience collective accélérée qui parvienne à dépasser le corporatisme et l’individualisme pour faire aboutir des revendications simples et essentielles. Et si ça marche, tant mieux !
Face à ce type de mouvement, il faut donc dépasser l’agacement légitime et regarder cela avec bienveillance. Il nous faut, pour reprendre une formule de Romain Rolland popularisée par Antonio Gramsci : « conjuguer le pessimisme de la raison et l’optimisme de l’action»
Philippe Watrelot
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