mercredi, août 14, 2019

10 ans de réseaux sociaux : je t’aime, moi non plus...




Il y a quelques mois, je reçois sur Facebook , un message de Mark Zuckerberg (ou plutôt d’un de ses sbires) qui me rappelle que cela fait dix ans que je suis sur ce réseau. Comme je m’étais inscrit sur Twitter en même temps, cela fait donc pour moi une décennie de pratique des réseaux sociaux. Ce qui n’est rien et en même temps une éternité lorsque tout s’accélère.
Je me suis rappelé d’un texte que j’avais écrit à l’occasion de cette double inscription. Quand on le relit aujourd’hui, on peut être frappé par l’optimisme et la naïveté qui s’en dégagent. Dix ans après, le bilan sera évidemment plutôt marqué sinon par le pessimisme du moins par une analyse désabusée. Je ne sais pas si celle-ci a de l’intérêt en dehors de la volonté personnelle de coucher quelques réflexions sur le papier (ou plutôt sur l’écran...) mais je vous les livre quand même. Peut-être que certains s’y reconnaitront ! 


Petite histoire immédiate et personnelle 
Il y a dix ans, je ne faisais pas trop la différence entre les deux réseaux sociaux que sont Facebook et Twitter. Pour moi, qui était à l’époque, Président du CRAP-Cahiers Pédagogiques, ils étaient deux moyens assez voisins de faire connaitre les productions et prises de position de notre site et notre association, mais aussi d’étendre l’audience de la revue de presse que je faisais quotidiennement sur mon blog et le site des Cahiers. J’y voyais aussi un moyen de me tenir au courant des publications d’un certain nombre de personnes et d’organisation proches de la nôtre.
Aujourd’hui, je ne suis plus responsable associatif. Je ne fais plus la revue de presse ni sur mon blog ni dans les cahiers mais je diffuse largement tout ce qui concerne l’actualité éducative directement sur les réseaux. Et, si la fonction de « veille » est toujours présente et explique en grande partie la notoriété de mon compte, la notion de forum est devenue tout aussi importante notamment sur Facebook.
Sur Twitter, le passage de 140 à 280 caractères a peu modifié les choses. Certes, on voit se développer des « threads » (des suites de messages qui constituent un texte plus long) mais l’argumentation y reste faible. Twitter reste encore le territoire de la punchline et de l’interpellation agressive avec des comptes trop souvent anonymes. Même si des usages alternatifs et plus apaisés continuent d’exister. 
On l’aura compris, je ne me sens pas à l’aise avec ce réseau social et ce qu’il est devenu. J’avais essayé de l’exprimer dans un texte intitulé « du gazouillis [tweet en anglais] au dégueulis » en 2015. Car si on fait un peu d’histoire, pour ma part le tournant se trouve en effet, cette année là (2015). 
C’est la conjonction de deux phénomènes. C’est d’abord l’arrivée d’organisations qui jusque là avaient négligé cet outil et ont cherché à rattraper le temps perdu par un activisme excessif. C’est ensuite, et surtout, l’exacerbation des débats à l’occasion de la réforme du collège. L’organisation que je présidais avait pris position, comme bien d’autres mouvements pédagogiques et associations complémentaires, pour soutenir l’effort en faveur de l’éducation avec la loi de refondation de l’École. La réforme du collège, même si nous en pointions quelques insuffisances allait dans le bon sens. Mais logiquement, en tant que porte-parole, elle m’a exposé et m’a amené tout aussi logiquement à prendre des coups.
La stratégie que nous avions définie dès 2009-2010 avait été de se saisir des outils numériques qui commençaient à se développer (Facebook date de 2004 et Twitter de 2006) pour faire connaitre nos idées et nos propositions. Et l’analyse que nous avions des médias et des journalistes éducation était de valoriser leur travail pour obtenir de la réciprocité. Pour cela il fallait aussi « incarner » et offrir un « bon client » pour répondre à leur demande et fournir ainsi une alternative au courant conservateur. Ça a marché. La notoriété du CRAP-Cahiers Pédagogiques est très grande par rapport au nombre réel d’adhérents voire de lecteurs. Une stratégie payante, mais dont je règle encore la facture aujourd’hui.
Car, en effet, le risque de la “personnalisation” c’est qu’on oublie la dimension de représentation et qu’on se focalise sur l’individu qui s’exprime. C’est ce qui s’est produit pour moi et encore plus après la fin de mon mandat de président d’association. On ne comprenait pas qu’un enseignant de lycée s’exprime sur le collège en oubliant que je portais la parole de militants de tous niveaux d’enseignement. Les médias qui avaient besoin d’un « partisan » de la réforme m’ont invité dans des pseudos-débats où la moindre nuance était gommée au profit d’affrontement binaires.
Pour beaucoup, je suis associé à cette réforme et certains ne voient mon engagement que comme un opportunisme individuel. Cela a été renforcé après ma nomination pour 6 mois (Octobre 2016-Mars 2017) comme président du Conseil National de l’Innovation. Une journaliste a jugé bon à l’époque de parler de « politique du remerciement » pour parler d’une fonction purement bénévole et à la durée très limitée (!) en oubliant évidemment toute la dimension militante qui structure ma vie depuis longtemps. Cela en dit long, au final, sur ceux qui collent ce genre d’étiquettes et qui semblent incapables de voir l’activité humaine autrement que sous l’angle de l’ambition personnelle et des petits calculs égoïstes.
On reviendra sur la permanence des étiquettes et la fabrication d’un ennemi facile dans un autre paragraphe. Pour clore cette histoire immédiate et personnelle de mon rapport avec les réseaux sociaux, il faut donc convenir que 2015 a été un tournant à tous égards. C’est à cette période du  débat sur la réforme du Collège que se sont cristallisées les oppositions et les rancœurs qui ont toujours cours aujourd’hui. Et c’est aussi à la fin de cette année là que j’ai quitté la présidence du CRAP et donc, d’une certaine manière, une forme de légitimité de parole liée à la représentation. Je pensais naïvement que les médias allaient inviter les nouveaux représentants. Mais on ne lâche pas un « bon client » et j’ai continué à être invité. Le dilemme, pour moi, était complexe : fallait-il refuser les invitations car je n’étais plus mandaté et courir le risque que l’expression d’un courant d’idées soit négligée ou continuer à m’exprimer même si je n’étais plus officiellement porte-parole d’un mouvement ? On connait mon choix mais je ne sais pas si c’est le bon. 
Peut-être qu’un élément de réponse et une forme de « légitimité » bien illusoire se trouvent dans le nombre de personnes qui me lisent aujourd’hui sur les réseaux sociaux (5000 « amis » et 7500 personnes qui me suivent sur Facebook ; 13000 followers sur Twitter). J’ai souvent dit en plaisantant qu’ « être populaire sur les réseaux sociaux c’est comme être riche au Monopoly » et refusé cette étiquette d’ « influenceur » si vite collée par les médias. Mais cela donne malgré tout une forme de responsabilité et de crédibilité. 


Persona, “homme de paille” et ennemi de proximité 
Pour ceux qui sont encore en train de me lire après ces premières réflexions, on aura compris que ce billet de blog a une tonalité très personnelle. Poursuivons sur ce terrain mais en essayant d’en tirer aussi quelques analyses plus larges sur la manière dont se vit le débat sur l’école.
D’abord, c’est toujours un sentiment très déstabilisant que de lire la description d’un « persona » qui porte votre nom mais dans lequel vous voyez une autre personne. Lorsque je lis la description que font de moi certains haters, je ne me reconnais pas ! Menteur, égoïste, manquant de déontologie, sans conviction, servile, ambitieux, calculateur, méprisant, sans humour, je pourrais poursuivre la liste longtemps si j’étais, en plus, masochiste... Bien sûr on pourrait me rétorquer que l’on est jamais le meilleur juge de soi-même, mais fort heureusement j’ai un entourage et une vie sociale suffisamment riches et bienveillants pour faire la part des choses et comprendre que Twitter n’est pas la « vraie vie ». « Je » est un autre ! 
On voit donc que les réseaux contribuent à la fabrication de persona qui sont des constructions virtuelles reposant sur une image et une opération mentale qu’on peut essayer d’analyser. 
Car en plus de tous ces défauts, il faut aussi que je me rende à l’évidence, que je le veuille ou non : je suis un « pédagogiste»... !
J’avais essayé dans un billet de comprendre comment ce terme est apparu et quels en étaient les implicites et essayé de les réfuter (ce que je ne ferai donc pas ici). Je voudrais maintenant revenir sur les ressorts qui selon moi conduisent à son usage. 
D’abord une remarque sur la construction du mot lui même. Il suffit d’accoler le suffixe « isme » à un qualificatif pour sous-entendre l’excès et le dévoiement : voyez le sort réservé au “droit-de-l’hommisme » par exemple... Dans l’esprit de ceux qui utilisent ce terme, la pédagogie serait pervertie par des extrémistes voire des intégristes (avec une connotation religieuse) qui veulent imposer leurs vues à l’ensemble des enseignants et manipuler les enfants...  
Il y un mécanisme assez connu dans les techniques rhétoriques qui s’appelle la « stratégie de l’homme de paille ». 
Reprenons ce que dit la fiche Wikipédia sur ce procédé : « L’épouvantail, parfois appelé “argument de l'homme de paille” par traduction littérale de l'expression anglaise “straw man”, est un sophisme qui consiste à présenter la position de son adversaire de façon volontairement erronée. Créer un argument épouvantail consiste à formuler un argument facilement réfutable puis à l'attribuer à son opposant. L'expression est une image tirée de la technique d'entraînement au combat contre un mannequin de paille à l'image de l'adversaire. Se battre contre la représentation affaiblie de l'adversaire assure une victoire facile.»
Pour le dire autrement, il est toujours plus facile de “combattre” un ennemi qu’on s’est soi-même construit et de réfuter des propositions qu’on a caricaturées. C’est ce qui se produit avec la figure du « pédagogiste ». Cela marque un autre stade par rapport au traditionnel débat « pédagogues/républicains » qui existait jusque là et s’exprimait dans des livres à succès ou dans des articles de presse. Les réseaux sociaux aujourd’hui accentuent la caricature et la faiblesse des arguments échangés de part et d’autres. La nuance est morte depuis longtemps sur Twitter...!
On notera aussi que la construction du « pédagogisme » permet également d’agréger, dans un groupe, des personnes diverses et d’en faire une entité constituée. On n’est pas loin d’une forme atténuée de  théorie du complot  avec « les pédagogistes qui tirent les ficelles ». Dans le discours qui s’est construit, le “pédagogisme” est ainsi assimilé au pouvoir et à ses injonctions technocratiques et à une “doxa” que des enseignants, se fabriquant une posture de rebelles à bon compte, devraient forcément combattre. Les plus virulents des “haters” sur Twitter voient cela comme une sorte de mission les autorisant à toutes les dérives et insultes au nom de ce combat.
Mais comme il est difficile de s’en prendre aux institutions, il faut une personnification. Les ministres (et en particulier Najat Vallaud-Belkacem) peuvent remplir cette fonction mais ils sont peu accessibles sur les réseaux sociaux. Philippe Meirieu a assumé, bon gré mal gré, cette incarnation. Et pour ma part j’ai pu aussi devenir une sorte d’ennemi de proximité pour certains d’autant plus que je répondais aux interpellations. C’est ainsi qu’on arrive à des raccourcis où on me désigne comme responsable d’une réforme et (tant qu’à faire...) de la décadence de l’école !  Ce serait risible si ce n’était pas affligeant. 


Une armée de procureurs et de commissaires politiques
On a évoqué, plus haut le tournant de 2015. On pourrait se dire qu’en 2019 cela paraît bien loin dans un internet qui va si vite. Mais nous sommes ici face à un paradoxe : on s’y exprime très vite, avec tous les défaut de l’oral, mais on a aussi les inconvénients de l’écrit puisqu’on se trouve confronté à des personnes qui conservent des copies d’écran et peuvent vous demander des comptes sur un tweet vieux de trois ans ! La mémoire du net est celle d’un tribunal permanent et dévoyé.
Au delà de mon cas personnel, cette évolution semble générale. On pourrait se dire qu’il y aurait un forme de contre-pouvoir dans le fait de pouvoir interpeller ceux qui occupent une position institutionnelle ou qui s’expriment dans des articles ou billets de blog. Mais si ce rôle existe un peu, le plus souvent cela relève de l’acharnement et même de la volonté de nuire ou de faire taire. C’est un travers bien français : on réagit plus au porteur du message qu’au message lui même, à QUI le dit qu’à ce qui est dit... D’autant plus que la réaction porte sur une phrase isolée ou un chapô d’article plutôt que sur le texte complet qu'on se garde bien de lire. 
L’interpellation est donc rarement bienveillante, souvent agressive. On vous somme de répondre et de rendre des comptes. Dans ces conditions, le débat argumenté peut difficilement s’établir.


Le règne du ressenti et de l’indignation permanente
Ce n’est pas l’argumentation qui domine sur les réseaux sociaux. Nous sommes plutôt dans le règne du ressenti. La confrontation avec une opinion différente est vécue comme une agression et un discours péremptoire. Il en est aussi ainsi pour les statistiques et les analyses qui peuvent être remises en question au nom du même ressenti.
Et une analyse générale est bien souvent contestée au nom du vécu individuel («chez moi, ça ne se passe pas comme ça»). A l’ère des “bulles informationnelles” (voir plus bas), il est quelquefois difficile d’accepter que des personnes exerçant le même métier et ayant les mêmes conditions de travail, puissent avoir des opinions ou des analyses différentes de votre propre ressenti. C’est ainsi qu’un des éléments rhétoriques les plus souvent utilisés est celui de la légitimité où on reproche à celui qui s‘exprime d’être « hors-sol » et de ne pas connaître le “terrain”. 
Le ressenti nous éloigne encore plus de la rationalité lorsqu’il sert de fondement à une rhétorique du « mépris » et de l’intention cachée.
Telle réponse va être jugée “méprisante” ou “péremptoire” par celui qui la reçoit, telle comparaison sera jugée indigne ou inappropriée... Dans le cadre d’une économie de la communication, il faut bien sûr se préoccuper de la manière dont on s’exprime. Mais cette logique a des limites : si l’on est responsable de ce qu’on écrit, on ne peut être pour autant comptable de la manière dont cela est reçu, (sur)interprété ou déformé.
Le buzz sur Internet repose beaucoup sur cette logique de l’indignation permanente et de l’hyper-susceptibilité. Le moindre discours (et encore plus une tentative d’humour) peut être interprété négativement et comme une offense à une catégorie particulière de personnes ou à une communauté. 
Dans le cas des professeurs, cette réactivité est renforcée par le fait que toute critique du système éducatif est vécue comme une remise en cause personnelle des enseignants : critiquer l’École ce serait agresser chaque enseignant personnellement. Or, comme j’ai eu maintes fois l’occasion de le dire, on peut faire son métier du mieux possible dans un système qui dysfonctionne. Les musiciens de l’orchestre du Titanic jouaient du mieux possible alors que le bateau était en train de couler...


Pourquoi tant de haine et de passion ? 
Cette difficulté à dissocier critique du système, analyse des gestes professionnels et attaque de la personne est une des réelles difficultés du débat sur l’École, a fortiori sur les réseaux sociaux. De même, le discours pédagogique est ressenti comme culpabilisateur. Pour se rassurer, on peut se dire que cette réaction est à la mesure d’un investissement personnel et affectif très fort dans son métier.
Mais c’est aussi ce qui conduit à une agressivité et une emphase démesurées par rapport aux enjeux. Au nom de l’indignation et du mépris ressenti, on se permet une « colère » et une agressivité qui empêchent un débat serein. C’est aussi le cas quand on en appelle immédiatement à la « mise en danger des valeurs de la République » ou qu’on voit dans chaque décision la preuve d’un grand complot visant à la destruction de l’école publique livrée à la marchandisation. S’il faut, bien sûr, être vigilant, le recours permanent à cette emphase dessert la cause de ceux qui la formulent. Bien souvent l’excès conduit paradoxalement à atténuer la portée de la critique. 
Le thème de la violence et même la méchanceté sur les réseaux sociaux a été le sujet de plusieurs livres récents. J’ai essayé de montrer qu’il y avait une réactivité et une passion propres à l’éducation, un sujet où il y a 67 millions de “spécialistes”...
Mais d’autres phénomènes plus généraux contribuent à cette agressivité. Cela tient notamment à la nature même de l’expression derrière un écran. Une petite métaphore pour illustrer cela... Avez vous remarqué que votre comportement changeait quand vous étiez au volant d’une voiture ? Une personne tout à fait aimable et polie (j’ai des exemples précis...) peut se mettre à proférer des insultes et développer un comportement agressif à l’égard des autres automobilistes à l’abri de l’habitacle de sa voiture. J’ai le sentiment qu’il en est de même pour les réseaux sociaux. On se permet des choses qu’on ne se permettrait pas si on était en interaction directe. Cela me semble une explication plus importante que l’anonymat si souvent décrié comme une des causes de cette violence. Je continue à penser que les choses iraient mieux si chacun assumait avec son nom propre ce qu’il écrit. Mais l’expérience me prouve que cela ne suffit pas à empêcher l’agressivité et la méchanceté.
Je constate cependant que celle ci est moins forte sur Facebook que sur Twitter. Peut-être parce que le premier expose plus la personne, notamment par le biais des photos, ce qui modifie l’interaction. Il permet aussi des réponses plus longues et donc une logique de forum. Alors que le second est plus propice à l’anonymat et à des interventions brèves relevant du sarcasme.  


Bulles informationnelles et biais de confirmation
En dix ans, une des évolutions des réseaux sociaux les plus marquantes a été le développement des « bulles informationnelles » (ou “bulle de filtres”). Ce phénomène a été assez bien documenté et analysé par plusieurs publications. Il se traduit par un paradoxe. Alors que l’Internet a nourri le fantasme d’une communication la plus large possible, on ne finit par échanger qu’avec des gens avec qui on est d’accord. L’algorithme de Facebook ne fait qu’amplifier ce phénomène. Cela a pour conséquence de renforcer la polarisation des opinions. 
Plus grave encore, on en vient à ne lire et à accepter que des éléments qui viennent confirmer ce que vous pensez, y compris si cela vient de sites peu fiables et diffusant des fake news. Le biais de confirmation, se définit comme le mécanisme qui consiste à « privilégier les informations confirmant ses idées préconçues ou ses hypothèses et/ou à accorder moins de poids aux hypothèses et informations jouant en défaveur de ses conceptions » (Wikipédia). 
C'est Saint Thomas à l'envers : on ne voit que ce qu'on croit. 
Les lieux où l’on continue à confronter des opinions et des analyses de manière nuancée et bienveillante sont de plus en plus rares et précieux. Une de mes fiertés est d’avoir su jusqu’à maintenant créer et préserver sur ma page Facebook un lieu d’informations et de débats. Jusqu’à quand ? C’est une surveillance de tous les instants pour éviter que la contradiction dérape vers des attaques ad hominem et que l’expression d’un avis différent ne soit pas perçue comme une agression. Régulièrement, on m’enjoint de faire le ménage dans mes « amis » lorsqu’ils expriment un avis qui dérange alors qu’au contraire je me félicite de leur diversité et je la préserve comme un trésor. 


Illusions d’optique
La fréquentation des réseaux sociaux, notamment à cause des biais que j’évoque, peut conduire à des illusions d’optique. Lorsqu’on ne rencontre aucune contradiction sur les réseaux, on peut facilement se convaincre que son avis est majoritaire et partagé par tous. (chambre d’écho). Or, il faut s’y résoudre : Twitter (ou Facebook) n’est pas la vraie vie ! 
Ce qui nous semble un débat majeur quand on est trop plongé dans les réseaux sociaux se dégonfle très vite quand on se rend compte que cela n’a que peu d’impact dans la salle des profs ou dans les discussions avec ses “vrais” amis.
L’illusion d’optique peut cependant être renforcée par l’usage que les médias peuvent  avoir de ces réseaux. Tous les journalistes y sont présents. Et ils peuvent avoir tendance à y voir une représentation de la société et, par crainte de rater une tendance, à (sur ?)médiatiser ce qui n’est qu’un phénomène virtuel et ainsi contribuer à le renforcer. Le phénomène des « stylos rouges » doit beaucoup à ce phénomène de bulle. On y a consacré beaucoup d’articles. C’est aussi le cas du hashtag #pasdevague où les premiers articles n’ont fait qu’amplifier et légitimer l’expression autour de ce mot clé. Il ne s’agit pas de dire ici que cette médiatisation était imméritée mais de comprendre le mécanisme qui contribue  à la diffusion et au passage de la sphère internet  à la sphère médiatique. 
Cette illusion d’optique nous incite aussi à la modestie. Si d’aventure, je me prenais la grosse tête en constatant que je suis classé dans le Top 10 des influenceurs éducation, un retour dans la salle de classe ou la salle des profs de mon lycée remet très vite les idées en place... !


Les réseaux, et moi et moi (émois) ... 
Pour finir cette réflexion un peu décousue, revenons à une dimension plus personnelle mais dans laquelle d’autres que moi se reconnaitront peut-être. Qu’est ce que le développement des réseaux a changé dans ma vie?
Lorsque je rencontre « en vrai » pour la première fois des personnes qui ne me connaissent que par mon activité sur les réseaux, la première chose qu’elles me demandent c’est « mais comment tu fais ? » et tout de suite après : « mais tu dois y passer un temps fou ! ». Je suis d’abord obligé de les rassurer : oui, j’ai une vie (affective, sociale, professionnelle) en dehors de cet espace virtuel ; non, j’essaie de ne pas y passer trop de temps. 
Mais si je veux être honnête avec moi même, il faut bien reconnaitre que cela relève un peu de ce qu’on appelle la nomophobie. J’ai du mal à être éloigné trop longtemps de mon téléphone ou de mon ordinateur. Heureusement (ou pas) je passe beaucoup de temps dans les transports en commun. On peut donc parler d’addiction même si, sur la pression de ma famille, je m’oblige à des périodes sans mes béquilles numériques. J’ai remarqué aussi que je lisais moins (de livres)...
L’activité de veille sur l’actualité éducative est aussi une forme de dérivatif à ma procrastination. Avant de me mettre à mon travail, avant de corriger des copies, le passage par Facebook et Twitter est devenu un rituel. On peut dire que j’essaie de rendre justifiable (par le fait de fournir cette revue des articles) ma difficulté à me mettre à mon « vrai » travail !
Mais les réseaux n’agissent pas uniquement sur le temps mais aussi sur le moral. Il serait faux de dire que l’agressivité évoquée plus haut ne m’affecte pas. Même si je me suis endurci et que j’ai développé des stratégies pour en éviter les manifestations les plus vives, cela agit quand même sur l’estime de soi. Ce qui me révolte le plus, c’est lorsqu’on s’en prend à mon honneur et mon intégrité en affirmant des choses fausses, autrement dit : quand on est dans la diffamation. C’est là, une de mes limites et ce qui m’amène à réagir.  
Enfin, et c’est peut-être le plus important, les réactions sur les réseaux sociaux, et en particulier Twitter, ont eu tendance à limiter ma capacité à écrire. Vous avez pu le remarquer sur ce blog. Comme je le pointais plus haut, les réactions de certains internautes ne relèvent pas du nécessaire débat et de l’échange d’arguments mais d’une forme de harcèlement avec une volonté de nuire et de faire taire. Cela conduit alors à douter de chaque phrase et à s’interroger sur la manière dont celle ci pourrait être interprétée et déformée. Et ce doute, à tort ou à raison, aboutit à limiter mon expression. C’est dommage.


Comment survivre aux réseaux sociaux ? 
Je ne peux qu’inviter à la lecture du livre de Stéphanie de Vanssay « Dompter les trolls » (Dunod) qui répond à cette question bien mieux que je ne pourrais le faire. Pour ma part, j’ai tiré de cette expérience de dix ans de réseaux sociaux quelques règles qu’on peut énumérer ici. 

• On parle à qui on veut et on évite ceux dont on sent vite que le dialogue ne changera rien et n’apportera rien de positif. Faire le deuil de l’argumentation et du pouvoir du débat est difficile pour un enseignant mais il faut bien admettre quelquefois qu’on aboutit assez vite à un dialogue de sourds. Aucune raison de continuer dans ces conditions ! On évitera donc les petits procureurs et toutes les personnes qui sont excessivement agressives ou vous ont catalogué avant même de vous lire. Il faut aussi, dans ces conditions, abandonner l'idée d'avoir le « dernier mot » ! Ma mère me disait quand j’étais petit : « c’est le plus intelligent des deux qui cède ! »

• Ne pas hésiter à rendre « muet » ceux dont les remarques peuvent vous affecter (sur Twitter). Ils peuvent continuer à vous lire mais vous ne subissez pas leurs commentaires sauf de loin en loin et quand vous le décidez. On peut aussi bloquer (sur Fb) quand les règles de l’échange et de la civilité sont dépassées. Question d'hygiène...

• Surveiller quand même. Il y a des limites au « don’t feed the troll » et à l’indifférence totale. Il est quand même utile de voir régulièrement ce qui se dit sur vous et contrôler (un peu) son identité numérique. Comme je l’ai dit, ma limite est celle de la diffamation et de l’injure publique et il peut m’arriver de réagir lorsque c’est le cas. 

• Réfléchir avant de cliquer ! Les réseaux sociaux, on l’a dit, ont les inconvénients de l’oral et de l’écrit. On réagit très vite et quelquefois sans trop réfléchir mais malheureusement ces écrits restent ! Si on a un droit à l’erreur sur Facebook en pouvant modifier son message, ce n’est pas le cas sur Twitter sauf si on le supprime (avant qu’un malfaisant en fasse une copie d’écran !). Il faut donc être vigilant et se demander si le plaisir (malsain...) de faire un bon mot ou d’avoir trouvé une réplique cinglante ne va pas engendrer encore plus d’effets négatifs. Je ne suis pas irréprochable en la matière mais je me soigne... 
Cette réflexion préalable s’applique aussi aux liens que l’on veut transférer et dont il faut systématiquement vérifier la validité (source, date) avant de le faire. Là aussi, je me suis fait déjà piéger.

• Recommencer... Internet a une attention assez faible. La durée de vie d’un lien a été estimée à quelques heures. On peut donc rediffuser ce qui peut contribuer au débat même si on l’a déjà publié. D’autant plus que le nombre de personnes qui vous suivent est fluctuant. Ce qui veut dire aussi qu’il ne faut pas hésiter à expliquer et réexpliquer encore ce que l’on fait et les règles que l’on s’est fixées même si on l’a déjà dit et que c’est lassant... 


Un peu lassé, mais je reste... 
Oui, je peux me lasser de devoir expliquer sans cesse que les articles que je diffuse sur Facebook oou Twitter procèdent de ce qu'on appelle de la "veille informationnelle" et qu'ils ne sont pas forcément le reflet de ce que je pense. Ne confondons pas le messager et le message
Je me lasse aussi de devoir réfuter les accusations de ceux qui me reprochent de « mettre un sujet sur le tapis » alors que si je l'évoque c'est parce que la presse en parle. Ma page Facebook ou mon fil Twitter ne sont que le reflet de ce qu'en disent les médias.
Je me lasse aussi qu'on voie quelquefois ce "travail" comme une forme de "lâcheté" parce je ne prends pas forcément position. Je n’ai pas d’avis sur tout et ce sont justement les contributions des  uns et des autres qui me permettent de m’en forger un. Mais surtout, ma conviction la plus forte c'est que l'école mérite un débat citoyen et éclairé et c'est pour cela que mon mur Facebook est devenu un forum. Et c'est peut-être parce que je n'impose pas ma vision des choses et que je fais le pari de l'esprit critique de mes lecteurs que je suis si "suivi"! 
Marre aussi du reproche inverse de ceux qui m'accusent d'être de parti-pris et d'une « fausse neutralité ». Dans ce travail de veille, il y a évidemment une démarche éditoriale et donc des choix qui sont opérés Bien sûr j'ai aussi des convictions et le plus souvent je les exprime comme tout le monde dans les commentaires.. Si je ne veux pas être perçu comme un « maître à penser » qui donnerait son avis sur tout, je participe au débat pour faire connaitre une position qui est souvent réformiste et nuancée
Et c’est pour cela que j’en ai encore plus marre de devoir répondre aux injonctions de ceux qui demandent de "choisir son camp" et qui n'aiment pas la nuance. Les réseaux sociaux sont plein de commissaires politiques qui vous jugent avant même de vous lire.
Je me lasse aussi de ceux qui voient tout échange d'arguments et toute contradiction comme une forme d'agression... Débattre c'est forcément accepter d'être contredit.
A l'ère des "bulles informationnelles" où on échange qu'avec des gens qui sont d'accord avec vous, vouloir préserver un lieu de débats et d'information sur l'école devient de plus en plus difficile et suscite de l'incompréhension. Mais je ne baisse pas les bras !
D’une certaine façon, mon activité sur les réseaux sociaux (que je ne confonds pas avec la vraie vie !) est à la fois le prolongement de mon activité d’enseignant de sciences économiques et sociales et de militant pédagogique. Il s’agit de donner des éléments de réflexion et d’information pour que chacun construise un avis éclairé qui aille au delà des simplifications et des préjugés. Avec la conviction que l’École mérite un vrai débat démocratique, bien loin des caricatures et des anathèmes... 


Philippe Watrelot
Aout 2019
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