jeudi, novembre 05, 2015

De la Comté au Mordor... (#WISE15 jour 2)


La deuxième journée (Jeudi 5 novembre 2015) du World Innovation Summit for Education est aussi contrastée que la première. On y trouve le meilleur et le plus inquiétant.


La communauté de l’anneau
Le début de matinée a  commencé avec des images saisissantes d'enfants face à la guerre, aux gangs, au terrorisme pour débuter une séance intitulée “Education above all" et consacrée aux effets de la violence et des conflits sur l’éducation. La table ronde réunissait plusieurs personnes dont Graça Machel (veuve de Nelson Mandela) qui a produit un rapport récent sur ce sujet. Au moins 30 pays aujourd’hui sont confrontés à des attaques contre l'éducation de différentes natures. On pense bien sûr à la Syrie et à l’Irak en guerre mais il ne faut pas oublier non plus les attaques de Boko Haram au Niger et au Cameroun et celle des talibans contre une école de Peshawar.  Les kidnappings d’enfants soldats, les guerres de gangs en Amérique Latine ont aussi été évoquées. 
Amro m'a fait un cadeau !
J’ai assisté à ce début de matinée assis à côté d’Amro, écolier soudanais de 14 ans qui a été invité pour représenter ses camarades qui ont travaillé sur la convention des droits de l’enfant.
Durant la table ronde, le charisme et la détermination de Graça Machel éclipsaient les autres intervenants. Tout comme hier, Michelle Obama et Leymah Gbowee (prix Nobel de la Paix 2011, Libéria) nous offraient des images de femmes fortes et dynamiques unies pour lutter contre la guerre, la pauvreté et les inégalités. C’est là le meilleur de ce type de congrès où on peut entendre des discours stimulants avec de belles valeurs.
Ce fut le cas aussi durant l’après-midi avec le discours de la lauréate du prix WISE 2015 : l’afghane Sakeena Yacoobi. “L’éducation a changé ma vie” a t-elle déclaré en évoquant son enfance et la volonté de son père que tous ses enfants, filles et garçons,  puissent faire des études. Mais si l’éducation a changé la vie du Dr Yacoobi, celle qu’elle a prodigué a changé la vie de milliers de jeunes et surtout des jeunes filles. Elle a créé un réseau d’écoles (certaines cachées) malgré les talibans et au risque de sa vie. La fin de son discours a fait se lever toute la salle avec un vibrant appel pour la paix et pour l’éducation. “Education can build resilience, education give us freedom” et surtout une adresse aux gouvernements : “achetez des tableaux, des cahiers, pas des fusils et des tanks”. Cela pourra sembler bien utopique et naïfs aux cyniques de tous poils mais ce fut un discours très émouvant. Et la découverte d’une bien belle personne.




Visite au Mordor...
Dans une journée, il faut des contrastes. Et là, on a été servi. Je me suis retrouvé un peu dans la situation de Sam et Frodo qui sortent de la Comté et se retrouvent dans les terres du Mordor…
Pour la deuxième partie de la matinée, j’avais décidé d’aller écouter la table ronde intitulée « Exploring Innovative Financing Models in Education ». Mais la problématique annoncée d’entrée de jeu par le “modérateur” Gabriel Zinny était beaucoup plus ciblée : « what is the job of private sector with regard to access to quality education? » [quel est le travail du secteur privé en ce qui concerne l'accès à une éducation de qualité ?].
J’évoquais hier l’importance du business et de l’économie dans ce sommet. La confirmation, s’il en était besoin, a été donnée par cette table ronde. Un participant prend soin de préciser que la situation est différente selon qu’on parle des pays développés avec secteur public fort et pays émergents ou en voie de développement. Et quand on évoque le secteur public c’est pour dénoncer son insuffisance dans les pays en voie de développement et donc l’“opportunité” que cela représente pour le secteur privé. L’État n’est là alors que pour jouer un rôle de régulateur du marché et donner un cadre d’interventions.
Ce qui m’a frappé c’est aussi que la dimension macroéconomique de l’éducation comme facteur de croissance et d’innovation pourtant évoquée dans d’autres moments du congrès était ici absente. On voyait ici surtout l’éducation comme un service comme un autre et même (pardon pour le jargon économiste) un “bien rival” : si quelqu’un est mieux éduqué il aura de meilleurs revenus au détriment d’un autre moins éduqué.
L’action du privé, nous dit-on, ne se situe pas forcément dans les grosses dépenses d’infrastructures comme la fourniture de locaux (et de professeurs) mais dans tout ce qui peut contribuer à aider les enseignants et les élèves (matériel, accompagnement, …). Une diapositive nous apprend qu’en Europe le marché de l’éducation concernerait près de 3000 entreprises.
Toutefois, d’après les intervenants, le retour sur investissement est très faible (« lower return ») et très lent et cela séduit peu les investisseurs. La raison tient à la multiplicité des décideurs (appelé ici “Gatekeepers”...) et au fait que le modèle de financement et de commandes n’est pas toujours clair. La question reste donc : qui paye ? L’État ordonnateur, les œuvres philanthropiques ou les familles. Un peu les trois et il apparait que dans les pays émergents, les familles deviennent un élément de la Demande.   
Une question semble absente  de ce débat, c’est celle des inégalités. Sauf lorsqu’un Kenyan prend timidement la parole pour rappeler que dans son pays ils sont 150 par classe et que trop pauvres, ils n’intéressent pas les investisseurs représentés dans ce panel.
Et l’autre question évincée est celle de l’intérêt général. Certes, implicitement tout le monde semble d’accord pour voir les effets positifs sur l’ensemble de l’économie et de la société et sur la nécessité de transmettre des valeurs. Mais l’éducation est vue d’abord comme un moyen de fournir une main d’œuvre qualifiée aux entreprises et surtout comme un marché...
“Knowledge partners”
Bien sûr, il faudrait faire la part des choses entre le rôle des fondations et autres “non-profit organisations” et celle du secteur privé marchand. Mais j’ai essayé de montrer dans un précédent billet que la frontière était floue.
La puissance publique n’est pas forcément vue comme un frein –on reconnait qu’il faut une régulation – mais la conviction des personnes présentes est que le secteur privé peut faire aussi bien et sinon mieux... L’État peut aussi être un ordonnateur qui délègue une fonction de service public à des opérateurs privés.
Toutes ces personnes semblent sincèrement concernées par les questions d’éducation. Mais il n’en reste pas moins qu’elles y voient un marché et un lieu d’“opportunités” individuelles plus que collectives. C’est aussi ça le WISE...
Les objectifs du millénaire supposent des investissements importants et une dépense publique forte. Mais seront-elles suffisantes ?  Certains politiques et fonctionnaires internationaux pensent qu’il faut faire confiance au privé pour soutenir cette action et parvenir aux objectifs. Mais on peut aussi penser que ce sont surtout les entrepreneurs privés qui ont besoin de ce soutien...


D’un côté il y a des valeurs très généreuses exprimées dans les résolutions des institutions internationales et des États et les déclarations des intervenants à la tribune. Et de l’autre on trouve aussi l’émergence d’un secteur industriel avec ses compagnies qui se structurent et un marché plus ou moins encadré. Qui a besoin de l’autre ?
La France et les pays européens pourront-ils encore faire longtemps exception dans cette logique globale ? La réponse est dans la nécessité de réaffirmer avec force les valeurs de l’intérêt général et d’un service public qui remplissent le mieux possible sa mission de faire réussir tous les élèves avec des valeurs d’égalité, de justice sociale et de solidarité.

Philippe Watrelot

mercredi, novembre 04, 2015

Wise 2015 : la mondialisation de l'éducation




Je suis invité au World Innovation Summit for Education qui se déroule à Doha les 4 et 5 novembre. J’avais déjà été invité l’an dernier et j’en avais rendu compte dans plusieurs billets de blogs. Le thème de 2014 portait sur la créativité et avait pour titre “Imagine, Create Learn – Creativity at the heart of éducation”. Le thème de cette année porte sur les liens entre l'éducation et l'économie et a pour titre précis « Investing for Impact: Quality Education for Sustainable and Inclusive Growth ». Raccourci d’un jour, l’ambiance y est différente et le sujet choisi cette année ne fait que confirmer certaines de mes intuitions de l’an dernier.


Loin de la France ?
Quand j’ai accepté l’invitation, j’imaginais  déjà les réactions de mes contempteurs sur Twitter : “il est vendu au grand capital”, “il fait partie de la Nomenklatura” , “et il se permet de donner des leçons alors qu'il se compromet avec des monarchies du Golfe…”.  ”Sycophante, Idiot utile”… Ils vont s'en donner à cœur joie, me disais-je et cela n’a pas manqué.
How Can Education Systems Create
Conditions for Successful Innovation?”
Dans le climat très tendu du débat franco-français, cet éloignement pouvait cependant être appréciable. Avec un peu de distance et ce pas de côté, on relativise. Et, comme je le constatais déjà l’an dernier, la rencontre de toutes ces personnes du monde entier  indéniablement passionnées par les questions d’éducation, a quelque chose de stimulant et de revigorant. L’intervention de Michelle Obama en ouverture de ce sommet était, à cet égard, un moment très positif.
Cette année, il y avait beaucoup plus de participants français que l’an dernier, me semble t-il. Des journalistes (qui se sont déjà exprimées, ici et là…), des “entrepreneurs sociaux”, des chercheurs. Mais aussi des représentants du Ministère, puisque la Directrice générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) était invitée à participer à une table ronde sur l’innovation et le changement . On voit donc que l’on n’était pas si éloigné que cela de la France et de ses débats. 


Réticences
Mais par rapport à d’autres pays, la France est finalement peu représentée. Parce que le WISE se déroule au Qatar et que, dans notre culture où on se préoccupe autant sinon plus de “qui parle” et d’où l’on parle que de ce qui est dit, ce pays a une réputation souvent négative auprès des français. J’évoquais déjà en 2014 mes réticences mais aussi la nécessité d’avoir un avis nuancé. Le Qatar contribuerait à financer des conflits armés dont le coût et les effets sont dénoncés à la tribune. Il y a aussi beaucoup à dire sur le respect des droits de l’homme, le statut des migrants (qui représentent près de 80% de la population) et sur l’image de la femme.
La Sheikha Moza Bint Nasser
et Sakeena Yacoobi
Mais dans le même temps, le prix Wise 2015 est attribué à une femme afghane, Sakeena Yacoobi,  qui se bat au risque de sa vie pour l’éducation des jeunes filles et ce sommet a été créé par la sheikha Moza bint Nasser, femme de l’ancien émir et mère de l’actuel et qui est sincèrement attachée à cette cause de l’éducation. Et une visite dans un supermarché local (un Carrefour !) montre que la population observée ne correspond pas à tous les clichés attendus. Rien n’est simple et complètement binaire. Les dirigeants du Qatar jouent peut-être un double jeu mais on peut aussi voir cela comme le produit des contradictions qui traversent ce pays comme dans tous les autres pays… Et le fait de parler des violences faites aux femmes, d’insister tant sur l’éducation des filles prend un sens particulier et y a un impact bien plus important que dans d’autres pays.
Selon les termes utilisés en géopolitique, le WISE est donc un élément du “soft power”. Les dirigeants du Qatar se servent de cet évènement pour asseoir une domination “douce” qui ne repose pas uniquement sur la puissance économique ou militaire.  Il permet de valoriser le système éducatif et les universités du pays et de développer l’idée que Doha peut être une destination de congrès. Et on voit bien en effet que les moyens sont importants pour y parvenir. Pour ma part, comme pour d’autres, je n’ai rien payé (hormis les diners et le transport de l’aéroport à l’hôtel), vols aller-retour et hôtel sont pris en charge par l’organisation puisque je suis considéré comme “media”. La question est ensuite de savoir (et ce n’est pas à moi d’y répondre) si cela affecte ma liberté de m’exprimer et mon esprit critique


Economie, Politique, Business
Le sujet de cette année y invitait bien plus que celui de l’an passé et le constat que je fais en 2015 confirme mes intuitions de 2014. Si on parle “éducation” dans ce sommet, on y parle aussi d’économie, de politique et même de business.
Et ce qui est frappant c’est de constater à quel point l’éducation vue comme un “service public” est ici discutée et même remise en question. Le modèle français ou plutôt européen où l’éducation fait quasiment partie des fonctions régaliennes n’est pas la norme dans le reste du monde. Le service public y est fortement concurrencé à tous les niveaux du primaire à l’universitaire.
Un des mots clés revenu sans cesse dans la bouche des intervenants de cette première journée fut “private sector”. « Le secteur privé à un rôle énorme à jouer pour définir les cursus et les programmes afin qu’ils répondent aux compétences dont le marche du travail a vraiment besoin » affirme ainsi Julia Gillard, l’ancienne Premier ministre australienne lors d’un panel (table ronde). Leymah Gbowe prix Nobel de la Paix 2011, et originaire du Libéria très tonique et excellent débatrice, souligne avec provocation qu’à trop se focaliser sur la responsabilité des gouvernements et du secteur public en matière d’éducation on risque surtout de financer des armes.


Private sector
Que veut dire “private sector” en anglais ?  La réponse n’est pas aussi évidente que cela. Pour un français, c’est simple c’est le “secteur privé” c’est-à-dire les entreprises. Et il est certain qu’il y a aujourd’hui une “industrie de l’education” notamment avec les technologies numériques et qu’elle est très présente dans ce congrès. Certains ont bien compris qu’il y a un marché important à conquérir.
Mais dans le monde anglo-saxon le secteur privé c’est tout ce qui n’est pas le secteur public c’est-à-dire l’administration et les services de l’État et ça peut aussi concerner les “non-profit organisation”, ce que nous appellerions ici les associations et les fondations.
Mais comment sont-elles financées ? Le “fund-raising” est très développé et les fonds de ces fondations ou associations sont essentiellement récoltés auprès des entreprises. On retombe donc sur les entreprises du secteur privé mais avec un autre modèle.
Un autre modèle mais des comportements assez voisins. Car ce qui m’a frappé déjà l’an dernier et se confirme cette année, c’est l’existence de ce que j’ai appelé plus haut des “entrepreneurs sociaux”. Ce sont des managers qui travaillent dans le tiers secteur mais avec des méthodes de travail et un entrepreneuriat très proches de celui qu’on peut trouver dans le secteur privé marchand et lucratif. Les méthodes pour la levée des fonds ou pour la gestion convergent avec celles du “privé”. Et ce modèle d’entrepreneur émergent, on peut aussi le rencontrer en France. Ou du moins on peut rencontrer des Français correspondant à ce modèle à Doha...


«Investing for impact» dit le titre de ce sommet. J’ai appris et j’enseigne en économie à mes élèves les théories de la croissance endogène et du capital humain. Je leur montre que les dépenses en éducation ont un impact sur le développement humain, l’innovation et la croissance économique. C’est aussi ce que dit le WISE 2015. Il reste à savoir qui doit être l’acteur principal de ces investissements et des changements à venir. L’État ? les entreprises ? un tiers secteur où la philanthropie masque l’insuffisance de l’État et l’influence plus ou moins subtile des fondations d’entreprise ?
Vu de Doha, le système Français fondé sur un service public d’éducation centralisé et bureaucratique semble un îlot dans un océan de business mondialisé. Ce que je suis venu faire ici, c’est observer et analyser cette mondialisation.
L’observer pour se prémunir contre la montée des eaux libérales, s’adapter  et bâtir des digues...  

Philippe Watrelot

dimanche, novembre 01, 2015

Twitter et les enseignants : du gazouillis aux dégueulis...


Les enseignants sont de plus en plus nombreux sur Twitter et sur les réseaux sociaux d’une manière générale. Mais la manière dont ces réseaux évoluent, les comportements et les idées qui s’y expriment ont  de quoi inquiéter. La séquence autour de la réforme du Collège qui n’en finit pas a exacerbé l’agressivité et donne une image inquiétante de notre profession. Les tweets (gazouillis en anglais) donnent une musique de moins en moins agréable...
Ce billet de blog est d’abord un sincère coup de gueule et un appel à la raison. Même si je crains qu’il soit, comme les autres, interprété avec malveillance, fasse l’objet de moqueries et ne convainque que les convaincus…


Gazouillis…
Image extraite du clip de Stromae “Carmen”…
Je me suis inscrit sur Twitter en avril 2009.  J’ai du y publier plus de 16 000 tweets et j’ai plus de 7500 abonnés. Pourtant aujourd’hui, j’y vais à reculons. Je n’aime plus Twitter. Je n’aime pas ce que ce réseau social est devenu.
Pour l’essentiel, ce que je fais sur Twitter comme sur Facebook et d’autres réseaux sociaux, c’est de la “veille” sur les sujets liés à l’éducation. Je mets des liens vers les articles, les billets de blogs,  que je peux lire,  que je trouve intéressants et qui peuvent susciter le débat. Pour résumer cela en une formule qui s’applique aussi à l’action des Cahiers Pédagogiques depuis leur création, il s’agit de  « donner à penser, donner à agir ». Cela veut dire aussi que le questionnement fait partie intégrante de la démarche. Il ne s’agit pas de donner le dogme d’une chapelle mais de permettre à chacun de se faire son opinion.
Bien sûr, je me sers aussi des réseaux sociaux comme d’une tribune. Je relaie les publications des Cahiers Pédagogiques et j’informe de mes propres publications sur mon blog ou d’autres sites.
Ce que j’ai apprécié sur les réseaux sociaux c’est que la dimension de mutualisation et d’échanges y est forte.  Peut-être devrais-je écrire “était” tant les choses ont changé au cours de cette dernière année et notamment depuis l’annonce de la  réforme du collège. Même si les dérives de l’Internet existaient bien avant et étaient déjà bien repérées.


Gribouillis…
Image extraite du clip de Stromae “Carmen”
J’avais créé dès le milieu des  années 90 une dizaine de listes de discussion professionnelles sur de nombreux sujets (SES, ECJS, TPE, etc.). Et j’ai créé un blog dès 2004. Et déjà en 2008, j’écrivais un billet qui avait pour titre « Débat sur l’École : Pourquoi tant de haine ? ». A l’époque, j’évoquais surtout les débats sur les forums et dans les commentaires des premiers blogs consacrés à l’éducation. Et je dénonçais déjà l’anonymat  de celui qui, tout seul derrière son clavier, s’autorise à être agressif. En m’appuyant sur ce qu’on pouvait observer des listes de discussion, je constatais que «  L’ “avantage” d’Internet c’est qu’il n’est pas nécessaire d’être nombreux pour parvenir à imposer cette intimidation. Il suffit qu’une ou deux personnes mal intentionnées se donnent la réplique et se fassent écho en inondant les commentaires d’un blog ou les listes pour donner l’illusion du nombre et dissuader ceux qui voudraient intervenir mais qui n’ont pas le goût ni le temps de la polémique de le faire.» J’ai aussi exprimé ma stupéfaction devant les dérives verbales qu’on pouvait trouver sur le forum néoprofs (malgré les tentatives de modération), ce qui m’avait valu une rancune tenace de certains des protagonistes.
Les dérives ne sont donc pas nouvelles. Et elles ne sont pas non plus spécifiques au monde de l’éducation. Il y a eu déjà de nombreux articles sur le phénomène des “haters” (les “haineux” ou “haïsseurs”…) qui occupent les réseaux sociaux et les commentaires des articles en y déversant leur bile et souvent aussi leur racisme. L’internet est devenu laid…
Le media qu’est Twitter avec sa forme spécifique n’a fait que renforcer cette dimension. Comment débattre, argumenter, nuancer, en 140 caractères ? La forme est propice à la punchline et au comportement de sniper pour reprendre des termes anglo-saxons. Autrement dit, c’est plus facile de faire une vanne, un bon mot, d’interpeller et de flinguer que de chercher à discuter. En tout cas, ce format ne permet pas la nuance.


Cafouillis…
Dans le domaine de l’Éducation, les échanges très virulents ne sont donc pas neufs mais ils ont pris une tout autre ampleur et ont même changé de nature avec la réforme du collège.
Lorsque la réforme a été présentée le 8 mars dernier, cela s’est fait dans une quasi-indifférence. Mais très vite le ton a monté et le débat a pris une ampleur inédite dans la Presse et dans les réseaux sociaux. J’ai essayé de rendre compte de cette longue séquence avec mon bloc-notes hebdomadaire de l’actualité éducative. Plusieurs éléments ont contribué à échauffer les esprits. D’abord la réforme elle même a été perçue par un certain nombre d’enseignants comme une remise en cause de leurs conditions de travail et de leur identité professionnelle. C’est particulièrement le cas pour les enseignants de Lettres Classiques qui se sont sentis menacés ainsi que les professeurs de langues vivantes. Mais plus globalement, c’est l’interdisciplinarité qui a été vue comme une soustraction des heures propres à chaque discipline et donc une dégradation des conditions de travail.
Sur le plan du dialogue social, à la fermeté du ministère lors des négociations a répondu  un départ des discussions de certains syndicats. Mais c’est surtout la publication du décret d’application le lendemain de la manifestation du 19 mai qui a été vécue comme une provocation. Le sentiment de ne pas être entendu a été entretenu au cours de ce début d’année avec des sondages montrant une hostilité des enseignants et de l’opinion à cette réforme. Les Unes catastrophistes du “Figarianne” et de “Valeurs du Point actuel” n’ont fait qu’accentuer encore les clivages.


Zizanie…
Il y a aussi une variable syndicale qu’il faut évoquer. Tous les syndicats n’ont pas envisagé les réseaux sociaux de la même manière et surtout avec la même rapidité. Le SE-UNSA par exemple avait inscrit très tôt dans ses résolutions de congrès la nécessité de s’investir dans les réseaux sociaux (Le CRAP-Cahiers Pédagogiques a aussi pris très tôt ce tournant numérique). Mais avec #college2016 on a vu débouler de nouveaux acteurs et en particulier le SNES qui est arrivé en force sur Twitter. Et pas toujours en en respectant les codes jusque là en vigueur (mutualisation, partage de liens,...). La vielle rancune entre ces deux syndicats (SNES et SE-UNSA issus d’une scission) n’a rien arrangé et a conduit à une surenchère réciproque.
Dans cette guérilla, il y a aussi l’enjeu du nombre et de la représentativité. Le vote au CSE sur le collège a été adopté à la majorité mais les syndicats opposés à la réforme considèrent qu’ils représentent quant à eux la majorité des enseignants. Et l’effet de loupe de Twitter où les pro-réforme étaient nombreux a agacé les opposants qui ont voulu bien maladroitement montrer qu’ils étaient eux aussi nombreux sur ce réseau social.
On retrouve aussi dans ces attaques permanentes les vieilles rengaines sur les permanents syndicaux qui ne seraient plus sur le « terrain » et seraient “hors-sol”. Pour remettre en contexte cette vieille accusation, que j’ai moi même subie, il est surprenant de l’entendre chez des syndicalistes car la fonction même d’un corps intermédiaire comme le sont les syndicats (ou les mouvements pédagogiques) est de recueillir et d’agréger les informations qui remontent des adhérents. A priori un représentant syndical ne représente pas que lui même ! Cela en dit long sur la représentation que l’on peut avoir de ces corps intermédiaires. Par ailleurs, si certains syndicats peuvent se permettre de préserver quelques heures de cours pour leurs permanents c’est parce que leur nombre de décharges est important (elles sont distribuées en fonction des résultats aux élections paritaires). D’autres organisations avec moins d’heures peuvent faire d’autres choix.
L’aspect syndical est complété par des postures politiques. Dans un contexte général de morosité et de radicalisation des positions, à la lecture de certains messages on ne sait plus bien si l’objet de cette exaspération est la réforme du collège ou plus largement la politique du gouvernement. Les deux se confondent. Comme souvent en France, on se préoccupe moins de ce qui est dit ou proposé que de qui le dit ou le propose. Avec ce prisme partisan, il semble inconcevable pour certains que les militants pédagogiques puissent se réjouir que des idées pour lesquelles ils militent depuis longtemps puissent être reprises dans un projet gouvernemental sans que cela fasse d’eux des “suppôts” du gouvernement.
Ce qui est vraiment déplorable avec ces zizanies syndicales et politiques et la surenchère qui en découle c’est qu’elle a interdit la nuance. Des deux côtés. Une opposition mesurée ou un soutien critique semblent aujourd’hui interdites. Et c’est bien dommage…


Embrouillaminis…
Très vite, le réseau a alors été utilisé pour interpeller systématiquement ceux qui étaient favorables à la réforme qui ont (à tort à mon avis, vues les conditions propres à Twitter décrites plus haut) tenté de répondre.
Une interpellation vécue souvent comme du harcèlement d’autant plus qu’elle a rapidement été accompagnée de moqueries et de caricatures. Chacun s’est très vite senti insulté et “méprisé”. “pédagogistes fous” ou “jaunes” ont été utilisés d’un côté. Je pense, qu’à l’inverse, l’emploi de termes tels que “conservateurs” (même s’ils peut sembler anodin) et a fortiori de “réactionnaires” ont été vus comme des insultes et des caricatures. L’accent mis sur l’aspect hétéroclite des opposants a été vu aussi comme un amalgame insultant.
Comme dans les cours de récréation où on accuse “c’est lui qui a commencé…” et où on dit qu’“on arrêtera quand les autres arrêteront”, il est tentant de jouer les arbitres.
Image extraite du Clip de Stromae “Carmen”
Il est délicat pour moi de jouer ce rôle. Il m’est arrivé, moi aussi, quelquefois de tomber dans le piège de l’escalade verbale. Et même mon bloc-notes où j’analysais la situation avec le prisme de la revue de presse a été vécu comme une agression et la posture d’un “donneur de leçons”... Ma présence dans la presse a fait aussi de moi, à mon corps défendant, avec quelques autres une sorte d’incarnation de la réforme. L’homme qu’on aime détester...
Ce qui n’est pas toujours facile à vivre et qui m’a permis de me rendre compte à ma petite échelle de ce que peuvent subir les personnages publics soumis aux “haters” et à la rudesse de ce qui n’est plus alors un débat.



Dégueulis…
Il y a quelques mois, cela m’a valu un “compte parodique” (je l’avais évoqué dans un de mes bloc-notes) où on se moquait de moi. Il s’agissait semble t-il d’une initiative individuelle. Ce compte a été fermé depuis. Mais, régulièrement, on peut voir des insultes ou des moqueries qui touchent des personnes qui publient sur Twitter : moqueries sur le nom ou sur ce qu’elles proposent,... Cela confine à une forme de mise au pilori.  A tel point qu’on peut se demander si avec de telles pratiques, il ne s’agit pas tout simplement de chercher à les faire taire…
L’argument de “l’humour” utilisé pour justifier ces pratiques trouve vite ses limites. Celui-ci s’applique d’abord à soi même. Ici on est plutôt dans l’ironie et le sarcasme. Et l’excuse du “c’était pour rire, t’as pas d’humour” évoque trop l’argument utilisé dans les bizutages, harcèlements et autres dérapages adolescents.
Car il faut bien le dire, tout cela rappelle ce qui se joue dans les cours de récréation et dans les réseaux sociaux entre jeunes. Sauf qu’ici on est avec des adultes supposés justement avoir, sinon un comportement exemplaire, du moins une action éducative auprès d’eux. Que penseraient nos élèves ? Quelle image donnons nous collectivement de la profession ?
Je sais bien que ce ne sont que des paroles mais pour des enseignants qui sont des gens du “verbe" et qui accordent de l'importance aux mots, toutes les barrières, toutes les auto-censures ont été franchies par certains.
Les mots sont importants. Lorsque certains (dont un ancien Recteur) parlent d’ « esprit de collaboration » à propos des “pro-réforme” et de “jaunes” pour qualifier ceux qui s’engageaient dans la formation, lorsque d’autres évoquent le “chômage” de telle ou telle catégorie d’enseignants, on se dit qu’on a perdu le sens des mots. De même, le fait d’être opposé à la réforme ne fait pas forcément de vous un "réactionnaire"..
Dernièrement on a vu aussi de nouveaux comportements apparaitre. Ainsi, lorsqu’une collègue a lancé une balise #EPIpartage afin de mutualiser des idées d’enseignements pratiques interdisciplinaires, cela a donné lieu à un niveau d’attaques jamais atteint jusque là avec un “humour” plus que douteux. “Mon corps me raconte une histoire” devient la biographie du pétomane... De même un enseignant a publié sur Twitter deux textes très critiques, l’un sur la collègue à l’origine d’#EPIpartage et l’autre à l’égard de Mila Saint Anne. Il utilise un procédé (déjà employé par Loys Bonod) de découpage systématique du texte et critique sur chaque point de phrase dans une intention extrêmement malveillante. Pour moi, qui ait déjà écrit que l’on devrait être capable de critiquer mutuellement nos travaux dans un esprit de “dispute” professionnelle, ces textes montrent exactement l’inverse de ce qu’il faudrait faire : on n’est pas dans le face à face et il n’y a aucune bienveillance et esprit constructif dans ces écrits.
Et ce qui est le plus inquiétant dans l'histoire c'est que cela va à l'encontre de la culture jusque là dominante dans les salles des profs. A savoir que par "esprit de corps" on ne remet pas en cause l'enseignement d'un(e) collègue. Critiquer était jusque là perçu comme étant de l'ordre de l'agression. Et cela était un dogme poussé jusqu'à l'extrême. A tel point que cela aboutissait quelquefois à défendre des situations très “limites” D'une manière générale, chez les enseignants et en particulier les plus conservateurs la “liberté pédagogique" est érigée en valeur voire en tabou. Mais cette liberté semble à géométrie variable car si elle est proclamée pour ceux qui ne veulent pas changer, elle est refusée à ceux qui innovent ou qui appliquent les textes !
Un mot aussi sur ce qui justifie ces débordements d'insultes et d'agressivité. “On” nous dit que c'est en réponse à une agression inverse de la part du ministère et de ses thuriféraires (les pédagos). Et que l'exaspération, la "colère", le "mépris" ressenti justifieraient tout.
Se sent méprisé, se sent injurié qui veut bien l’être. Aujourd’hui, dans un contexte de déclassement des enseignants et avec le sentiment de se sentir remis en question dans son identité, la crispation est forte. Et l’exaspération vient vite. Mais comme tout sentiment, l’agression, l’exaspération devraient être questionnées et relativisées. C’est aussi ce que l’on demande à nos élèves !
J'ai quelquefois utilisé l'expression d"'imaginaire prolétarien" qui agace beaucoup certains de mes lecteurs. Mais c'est malheureusement aussi cela qui me vient quand je lis certaines des  justifications dans les discours les plus “radicaux”. On semble, dans une sorte de scène fantasmée où des fonctionnaires de la classe moyenne “rejouent” la révolte des prolétaires face à un patronat qui opprime et des syndicats "jaunes” qui seraient à la botte de ce “patronat”. Et au nom de cette supposée oppression toutes les violences (verbales) seraient alors  acceptables ? De l’opposition normale à une réforme, on est passé à une sorte de délire intolérant...

Car ce qui est finalement le plus inquiétant pour le militant pédagogique que je suis, c’est la remise en cause très agressive des valeurs, des convictions et des pratiques qui sont les nôtres.
Les valeurs sont remises en cause. On a bien vu derrière le débat sur le collège que cela fait remonter à la surface des choses pas très claires. La critique de l'“égalitarisme”, il faudra qu'on m'explique mais si on gratte un peu ce que ça veut dire n'est pas très joli. Et dans bien des discours, l'élitisme n'est même plus affublé de l'adjectif "républicain"...
Il y a aussi la remise en cause des sciences de l'éducation et plus particulièrement du constructivisme. Il ne s'agit pas de dire que tout le monde était "converti" au constructivisme mais jusque là sa remise en cause était discrète et se situait surtout dans les pratiques mais peu au niveau du discours. Aujourd'hui, sur ce point aussi, des bornes sont franchies. Les méthodes actives, la démarche de projet, l'idée même que les élèves puissent être acteurs dans la construction du savoir tout cela est nié aujourd'hui dans les déclarations qu'on peut lire non seulement sur Twitter mais aussi sur des textes plus longs et plus structurés. C'est le retour des “fondamentaux”, de la défense du cours magistral, d'une pédagogie très linéaire et de la répétition comme principal moyen d'apprendre. Et cela n'est pas réservé à quelques “conservateurs” classiques mais se retrouve exprimé dans tout le spectre syndical. Non seulement on moque les “pédagogistes” car ils sont considérés comme des soutiens du ministère mais aussi et surtout parce qu'on considère que leurs pratiques et leurs théories sont “fumeuses”. Et cette intolérance va aujourd’hui au delà du débat d’idées pour se situer dans le registre de l’agression. Cela m'inquiète…


Bisounourseries…
J’ai utilisé des mots forts pour m’exprimer. En parlant de “dégueulis”, je succombe moi aussi à la provocation. Et je sais déjà que cela me vaudra en retour des attaques et des indignations où on criera au mépris et à l’insulte…
J’ai voulu dire que cette séquence sur le collège a révélé des tensions et des clivages qui sont très inquiétants. Je suis inquiet pour ma part d’une parole qui s’est libérée dans les réseaux sociaux et de sa violence implicite. Reste à savoir si elle peut se réduire et surtout si elle se limite à ce microcosme qu’est Twitter ou si elle peut se répandre dans les salles des profs.
Pour ma part, sur Twitter, j’essaye maintenant de m’astreindre à quelques règles. Je suis persuadé aujourd’hui que chercher à convaincre et même débattre en 140 caractères est une impasse. Les interpellations pratiquées par certains sur les articles que je signale ne servent à rien. Je connais leur désaccord et je les invite à publier des articles sur leurs blogs respectifs et à en signaler l’existence. Au départ, Twitter pour les enseignants servait à ça…
Je continuerai à me préserver en “bloquant” ceux qui m’interpellent de manière systématique et agressive.  Et tant pis si certains crient à la “censure”, comme je l’ai déjà écrit, je n’ai simplement pas envie d’interagir dans un tel climat.
J’espère aussi que les responsables syndicaux quels qu’ils soient vont comprendre que de tels agissements desservent plus qu’ils ne servent la cause qu’ils défendent. Et que l’image des enseignants n’a pas besoin de telles dérives.
Il faut prendre garde aussi à ne pas surestimer ce qui se passe sur les réseaux sociaux, il faut en effet se méfier de l’effet de lampadaire que Twitter génère alors que les journalistes et politiques sont très friands de cet espace. En intitulant mon texte ainsi je veux dire aussi que si le pire (le “dégueulis”) s’est développé, le meilleur continue à exister. Cela peut être encore un espace de partage d’informations et même de mutualisation.
Et surtout, (c’est le moment Bisounours…), je reste convaincu que, loin des discours, loin des clivages surjoués et entretenus, loin de cette atmosphère de guérilla permanente où l’on consacre beaucoup d’énergie à jouer les “GrainS de sable”, on peut trouver aussi dans les établissements de l’énergie positive pour élaborer ensemble, éventuellement critiquer de manière bienveillante et constructive. Et se donner collectivement du pouvoir d’agir.



Philippe Watrelot
Le 1er novembre 2015



Note : ce billet de blog est en chantier depuis une dizaine de jours. L’idée est bien antérieure à la parution de l’article de Christel Brigaudeau dans Le Parisien le 30 octobre intitulé Réforme des collèges : les profs s’étripent sur le Net”. La sortie de cet article m’a amené à retarder la publication de ce billet.



En complément : quelques liens




(Chapitre “marigot”)


Et puis, bien sûr, le formidable clip de la chanson “Carmen” de Stromae !

samedi, octobre 24, 2015

Conservatisme enseignant : “qui sont les anciens, qui sont les modernes?”



J’ai participé à l’émission Rue des Écoles “Education : qui sont les anciens et les modernes” diffusée sur France Culture le 25 octobre 2015. Elle avait été enregistrée une dizaine de jours auparavant. J’étais invité en compagnie de Blanche Lochmann de la société des agrégés de l’université et de François-Xavier Bellamy, professeur de philosophie et maire adjoint sans étiquette de Versailles et auteur d’un livre récent sur l’école : “Les Déshérités”. M. Bellamy est présenté “sans étiquette” mais il me semble utile de préciser qu’il a fait partie des organisateurs de la “manif pour tous” et des veilleurs qui ont milité contre le mariage pour tous. “Sans étiquette” mais pas sans convictions ni parti-pris comme le montrera le débat…
Deux contre un… le débat était un peu déséquilibré. D’autant plus quand un des participants (ce n’est pas moi !) se lance dans des réponses interminables à la rhétorique habile (mais creuse). Mais les journalistes présentes dans le studio ont porté elles aussi la contradiction. 
On n’est jamais le meilleur juge de soi-même, mais je ne garde pas un bon souvenir de cette émission et de ma prestation. En plus j’étais enrhumé... !
Une émission que j’avais pourtant préparée. Certains me demandent quelquefois comment je peux intervenir à la radio ou à la télé et croient que je ne représente que moi même. Or, cette émission, comme d’autres avant elles, a fait l’objet d’une préparation collective. Sur la liste de discussion de l’association CRAP-Cahiers Pédagogiques, quand j’ai annoncé le thème de l’émission qui dans son titre initial parlait de “conservatisme enseignant”, cela a suscité de nombreuses réactions. Le texte qui suit est une synthèse des échanges et contributions des adhérents du CRAP élaborée (le 15 octobre) avant mon passage à la radio.
------------------------------------


Conservatisme, anciens et modernes
“Anciens” et “modernes”, est-ce que ça veut dire encore quelque chose ?  Le courant de pensée qui a contribué à la création de la revue et de l’association c’est “l’éducation nouvelle” et ce courant date de la fin du XIXe siècle… Ça fait donc très longtemps qu’elle est nouvelle ! Et d’ailleurs cette situation interroge : pourquoi est-ce toujours “nouveau”? Justement parce que cela se heurte au conservatisme. 
D’une manière générale, on a en ce moment une inversion des valeurs et les mots perdent de leur sens. Et cela se répercute aussi sur le débat éducatif. 
Aujourd’hui la “modernité” c’est le libéralisme le plus échevelé et la remise en cause des acquis sociaux. Dans ces conditions, le conservatisme devient justifié puisque il se situe dans la défense de ce qui était un progrès… 
Appliqué au monde de l’éducation cela conduit les enseignants à se positionner dans la justification de la défense de la situation actuelle au nom de la défense des intérêts des travailleurs et en pensant que le changement est synonyme de dégradation de leur situation. Je reprends à mon compte la formule d’une des 5000 personnes qui me suit sur FaceBook : “certains collègues considèrent qu'il ne faut surtout pas changer ce qui ne fonctionne pas... au cas où cela pourrait être pire”. Ce qui est, au passage, remarquablement décrit par Albert O. Hirschman dans “Deux siècles de rhétorique réactionnaire”. 


Vrais-faux rebelles
L’inversion des valeurs tient aussi au fait que le discours “pédago” qui était un discours de rébellion du temps de Freinet (obligé de quitter l’EN pour mener à bien son projet)  est devenu aujourd’hui un discours “officiel”. On peut considérer qu’il ne s’agit que d’une vulgate mal digérée et plaquée sur une structure qui reste bureaucratique et rigide mais il est clair que les mots et les concepts qui étaient ceux de l’éducation nouvelle sont aujourd’hui aussi ceux du ministère, de l’inspection, de l’OCDE… Et donc le pédagogue n’apparait plus comme le “rebelle” mais au contraire comme l’allié objectif du pouvoir. 
Cela a pour effet que le conservateur peut se tailler à bon compte un costume de rebelle face à l’institution. Et cela fait sens pour des enseignants qui ont toujours vécu leur métier comme un métier indépendant et individualiste et avec beaucoup de méfiance à l’égard de la hiérarchie. 
La vraie “rebellion” aujourd’hui n’est pas tant face à l’institution que face au conformisme de la salle des profs…
Mais ce “conformisme” est lui même à nuancer. Car, comme je l’ai souvent pointé, il y a bien souvent un grand décalage entre les discours et les actes eux-mêmes. 
Les enseignants qui sont des gens du “verbe” ont un discours très élaboré qui s’inscrit dans leur passé d’anciens élèves et dans la construction de leur identité professionnelle dès le début de leur carrière. 
Les actes sont, quant à eux, certes dictés par le discours et les valeurs mais aussi, tout simplement par les circonstances. On agit face aux élèves pour répondre à des urgences et résoudre des problèmes immédiats. 
Tel enseignant prônant un discours “anti-pédago” peut dans la réalité de la classe avoir des pratiques bien plus proches. Et l’inverse est vrai aussi, malheureusement...
C’est pourquoi il faut se méfier des discours des enseignants. Même si ce décalage est aussi le symptôme d’une difficulté à vivre son métier et l’expression d’un sentiment de “travail empêché”. 
Oui, je suis abonné aux “Huit”...!


Oppositions stériles
Car si l’on s’en tient aux discours on tombe vite dans les caricatures et les oppositions binaires là où il faudrait de la nuance.
La presse elle même se complait dans ces schémas et a contribué à les diffuser. C’est ainsi que l’opposition « Pédagogues/Républicains » s’est répandue. Avec elle, il y a bien d’autres oppositions stériles qui ont pourri le débat. On pourrait en faire la liste.
Comme le dit très bien Philippe Meirieu « Il faudrait enfin qu'on arrive à sortir de cette méthode qui consiste à penser toujours sur le mode de variation en sens inverse, c'est-à-dire que plus je m'intéresse à l'élève, moins je m'intéresse au savoir ou plus je m'intéresse au savoir, moins je m'intéresse à l'élève ... ». Je pense que le travail de l'enseignant est au contraire de combiner l'un et l'autre et de travailler en tension. Par exemple, la pédagogie est complémentaire de la didactique et vice-versa. Nul mépris pour les savoirs dans cette posture, bien au contraire. Simple question de curseur sur un axe où les deux exigences sont en tension.




Quels clivages ?
La méfiance à l’égard du discours évoquée plus haut est d’autant plus essentielle que celui-ci masque les valeurs (incarnées dans l’action). Personne ne vous dira qu’il ne souhaite pas la réussite de tous les élèves ! Tout le monde affirme lutter contre les inégalités ! Si l’on en reste au niveau des intentions, on ne fait pas apparaitre les clivages. C’est dans la réalité des pratiques et dans les choix pédagogiques qui sont faits au niveau de la classe, de l’établissement et de l’ensemble du système éducatif qu’on peut voir apparaître des distinctions pertinentes. 
On peut repérer d'après les contributions des adhérents du CRAP, trois grilles de lectures pertinentes.

Le premier clivage est ce qu’il faut peut être sauver du débat “Pédagogues vs Républicains” et de toutes ces fausses oppositions. Si l’on résume ce débat, pour l'antipédagogue, la fonction de l'enseignant est d'enseigner. FX Bellamy durant le débat n’a cessé d’utiliser le verbe “Transmettre” comme étant la quintessence de sa fonction. Alors que pour le pédagogue, la fonction de l'enseignant est de “faire apprendre”. En se plaçant du côté de la transmission et  en posant implicitement  qu'il n'y a pas de problème pédagogique, les antipédagogues renvoient la responsabilité de la difficulté scolaire sur l'élève lui-même. L'élève dispose de la Raison, comme tout être humain, donc s'il n'apprend pas c'est parce qu'il n'est pas sérieux, c'est de sa faute (et celle de ses parents), tant pis pour lui, nous avons le droit de l'abandonner à son sort. Il avait la liberté d’apprendre, il ne l’a pas saisie… en niant ainsi toutes les contraintes qui sont celles du déterminisme social avec lesquelles chaque enseignant (et chaque élève) a à composer. Il y aurait donc bien une ligne de rupture  qui sépare ceux qui croient en la possibilité d'apprendre à tous les enfants (l’ “éducabilité” chère à Philippe Meirieu)  et qui recherchent toutes les voies pour y parvenir et ceux qui font le choix de ne le faire qu'avec des enfants sélectionnés selon leur "mérite" (ou leurs “dons”) ou le plus souvent leur capacité à entrer dans un moule pré-établi.

Car la deuxième grille de lecture porte sur la finalité du système : faire réussir tous les élèves ou sélectionner les meilleurs ? La version de gauche de la logique de sélection étant le fameux “élitisme républicain” qui permet la méritocratie indépendamment de l’origine sociale. Mais avec le même sort que dans la version de droite (qui se contrefout de l’origine sociale et ne raisonne qu’en termes de mérite individuel) pour les “vaincus” du système...
Donc, un clivage majeur lié à l’attitude face à la justice sociale. Mais ce n’est pas suffisant. Car dans le débat sur le collège 2016, il y a toute une frange du monde enseignant qui dénie que les dispositifs proposés (les EPI, la fin des classes bilangues, etc.) permettent de lutter contre les inégalités. “Prouvez nous que cela permette de lutter contre l’injustice” nous crient-ils… Sauf que, pour le prouver, il faudrait déjà mettre en œuvre ces dispositifs…

Et c’est là qu’intervient le troisième clivage majeur, là aussi pointé lors d’une discussion au sein de notre mouvement : l’attitude face au changement. On l’évoquait plus haut : la méfiance pour le changement est par essence au cœur du discours réactionnaire. Mais cette méfiance peut s’exprimer de différentes manières. Il y a bien sûr la plus traditionnelle qui consiste à trouver que “c’était mieux avant” et  à nier les inégalités ou à s’en accommoder. Mais il peut y avoir aussi une posture de “gauche” qui reconnait ces inégalités mais qui considère que celles ci sont extérieures à l’École qui n’en est que le réceptacle mais en aucune façon un facteur aggravant. De fait cette posture conduit à penser que la solution est dans un changement radical de la société qui dispenserait de changer l’École (qui n’est pas responsable) . Autrement dit, on accumule les préalables pour se dispenser de changer soi même ses pratiques. C’est ce que j’appelle le discours “gaucho-conservateur” et qui énerve tant quand je l’énonce…
Dans une culture française où on est plus prompt à la critique qu’à l’action, cela conduit concrètement à voir tous les défauts et les éventuelles dérives d’un dispositif pour au final en retarder ou en annuler la mise en œuvre. Et cela conduit aussi à un phénomène bien connu des économistes : les “prophéties autoréalisatrices” : si on pense que ça ne va pas marcher, il y a toutes les chances que ça ne marche pas… Toute ressemblance avec la réforme du Collège n’est pas fortuite !



Dans un texte récent que j’ai écrit pour la revue "Questions de classe”, je me définis comme “radicalement réformiste”… Cet oxymore décrit bien la tension à l’œuvre dans l’action militante. Je préfère avoir les mains dans le cambouis et me les salir que d’avoir les mains propres (“ils avaient les mains propres mais ils n’avaient pas de mains” disait Péguy)
Je suis “ancien” car je me situe, comme nous tous, dans la tradition de l’école nouvelle et des grands pédagogues des siècles passés dont la pensée est toujours actuelle. Je suis “ancien” aussi parce que je n’oublie pas les travaux de Bourdieu et Passeron qui ont cinquante ans. Et je suis “moderne” et progressiste car je ne m’accommode pas de la situation actuelle d’une École inégale et que je veux contribuer à la faire changer. 
Plus qu’“ancien” ou “moderne”, je suis indigné…

Philippe Watrelot

Le 15 octobre 2015
(repris et complété le 24 octobre)


Pour poursuivre quelques liens vers d'autres billets de blogs sur le même thème : 


 
Licence Creative Commons
Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Fondé(e) sur une œuvre à http://philippe-watrelot.blogspot.fr.