Les multiples déclarations du Ministre et la récente démission de Michel Lussault du Conseil Supérieur des programmes ont relancé une polémique qui n’a jamais vraiment cessé autour du « jargon pédagogique ». Certains éditorialistes sont déchainés et la presse reprend la vieille rengaine de la « novlangue » en ressortant les mêmes exemples de l’ « outil scripteur », du « milieu aquatique standardisé » ou du « référentiel bondissant » (qui n’a jamais existé). Un sort particulier est fait au « prédicat » qui symbolise aux yeux de certains la dérive pédagogiste et la remise en cause de la grammaire française mise au même plan que le Mont Saint-Michel, la recette du cassoulet ou Jeanne d’Arc comme symbole de la France «éternelle »...
Cela m’a donné envie de revenir sur cette notion de jargon
et d’essayer d’en déconstruire quelques présupposés.
Un vocabulaire
spécialisé
« Ah, mais mon brave
monsieur, c’est le gros bidule souple qui est raccordé à la grosse machine qui
fait du bruit qui est cassé et c’est pour ça que votre voiture ne marche
plus », si votre garagiste vous dit cela, je ne suis pas sûr que vous
ayez confiance en son expertise. Tout comme si votre médecin vous disait « ouh lala ya gros bobo, là. C'est tout rouge
le truc ici... on va mettre du pshit-pshit dessus».
Bande dessinée "Les Profs" |
Certes, «Se déplacer
[…] dans un milieu aquatique profond
standardisé » prête à sourire... Mais quelle profession n'a pas son
vocabulaire spécialisé pour désigner le plus précisément possible ce que l'on
doit faire ? Avez vous déjà lu un texte juridique ou un texte médical ?
Pourquoi seule l'éducation en serait privée ?
Le « jargon » n’est d’abord qu’un vocabulaire de métier
destiné à permettre l’échange entre professionnels. Parler d’évaluation
formative, sommative ou
diagnostique selon la terminologie définie par Benjamin Bloom en 1971 permet
aux enseignants qui partagent ce vocabulaire de savoir précisément de quoi l’on
parle. Et comme dans tout métier, toute technique, tout champ scientifique, il
y a donc production d’un vocabulaire spécifique. Pourquoi s'en étonner ?
Un double usage
Le problème c'est que le vocabulaire pédagogique a un double
usage. Il est d’abord utilisé par les professionnels pour décrire ce qu’ils
doivent faire mais il peut y avoir un autre vocabulaire destiné aux parents et
au grand public. Il faut donc bien distinguer ces deux niveaux et un effort de
traduction s’impose tout comme le médecin se doit d’expliquer le plus
clairement possible à ses patients.
Mais pour revenir sur les phrases idiotes que je prenais en
exemple plus haut, il ne s’agit pas d’utiliser un vocabulaire appauvri au point
de n’avoir plus de sens. L’effort d’adaptation doit se faire des deux côtés.
Dans le domaine médical, on est loin aujourd’hui des dialogues de Knock et les
français ont fait des progrès dans la maîtrise d’un vocabulaire médical
minimum.
Si l’on part de l’idée qu’il faut construire l’éducation sur une relation de confiance, il ne faut pas en effet utiliser dans la communication, un vocabulaire qui fasse écran au partenariat et au travail avec les parents. D’ailleurs, dans cette perspective, plus encore qu’au vocabulaire, il faudrait surtout s’intéresser aux sigles qui fleurissent et changent sans cesse dans notre belle administration !
Revenons sur le
« milieu aquatique profond
standardisé », il va de soi que ce type de vocabulaire n'est jamais appris
aux élèves qui auront une séance de natation à la piscine en EPS (même s’il s’agit d’un plan
d’eau aménagé ou d’une piscine naturelle creusée dans une rivière). Les
professeurs d'EPS savent faire la part des choses. Pourquoi veut-on s'indigner
de ce qui ne procède que de la volonté de bien travailler ?
Une attention particulière doit être portée au sort réservé
à ce malheureux « prédicat ». On se souvient que la polémique s’est
développée en janvier 2017. Elle a été largement construite par les médias dans
une logique de copiage circulaire assez classique à l’ère du buzz. Mais si elle
a prospéré c’est aussi parce qu’elle reposait sur deux ingrédients qui sont
souvent à l’œuvre dès qu’on parle d’école. D’abord une bonne dose de nostalgie
: ah le bon vieux COD... ! (au passage on notera que “complément d’objet
direct” est tout aussi abscons et jargonnant que prédicat, c’est juste une
question de point de vue et d’ancienneté). Mais surtout il faut y rajouter les
craintes (légitimes) des parents qui pensent qu’ils ne pourront plus aider
leurs enfants si les règles changent.
Pour qu’un changement soit accepté, il faut faire la
pédagogie de la pédagogie...
Est-on tous d'accord pour dire qu'enseigner est un
métier ?
Mais je ne peux m’empêcher de penser que, à tort ou à
raison, derrière toutes ces attaques, il y a aussi un procès en légitimité. Le
jargon de métier n'est admissible que là où il y a “métier” et cette polémique
semble dire que “pédagogue” n'est est pas un...
Il y a l'idée que la “pédagogie" ne relève que du “bon
sens" et de l'art. Et qu'elle ne peut être envisagée comme une approche
rigoureuse et scientifique ni même une profession. Dans toutes les attaques
contre les pédagogistes dans la presse, de nombreux éditorialistes ont en effet
parlé de “pseudo-sciences” à propos des sciences de l’éducation.
On peut analyser cela comme le résultat de rapports de
forces entre différents “champs”. Mais on peut surtout déplorer le niveau du
débat sur l’éducation en France. Un débat confisqué par quelques polémistes qui
se déclarent expert(e)s après un court passage dans l’enseignement et des
éditorialistes qui sont d’anciens bon élèves et sont dans l’incapacité
d’avoir un regard critique sur un système qui les a fait réussir.
On aimerait que les éditorialistes et autres intellectuels
aient une meilleure connaissance des mécanismes d’apprentissage qui ne se
limitent pas à leur expérience personnelle. Et qu’ils aient aussi un peu plus
de culture sociologique pour pouvoir vraiment comprendre la difficulté scolaire.
Il faut aussi qu’ils admettent que les sciences de l’éducation relèvent bien
d’une démarche rigoureuse dont les conclusions sont souvent contre-intuitives.
Leur responsabilité dans la construction de l’opinion publique est grande.
Bien sûr les pédagogues et (surtout) les didacticiens
doivent aussi éviter de “jargonner”. J’ai présidé pendant de longues années aux
destinées d’une association éditant une revue pédagogique dont le souci constant
était que les articles soient le plus accessibles !
Tous les enseignants ne sont pas non plus persuadés qu’enseigner est
un "métier". Et certains pensent qu’il n’ont pas à avoir un vocabulaire
spécialisé pour échanger avec leurs pairs puisqu’ils envisagent l’exercice de
leur métier de manière très individuelle au nom de la « liberté
pédagogique ». Derrière la question du jargon, il ya donc aussi un débat sur les conceptions de l’enseignement.
Si les enseignants doivent travailler ensemble, il faut
comme dans toute profession qu’ils aient donc un vocabulaire de métier. Il faut
aussi qu’ils s’appuient sur des connaissances solides non seulement sur leur
discipline mais aussi sur leurs pratiques et sur les élèves. Je suis frappé
pour ma part, par la faible culture en sciences de l'éducation (neuro-sciences, psychologie mais aussi sociologie) de nombreux collègues, qui les
amène à “naturaliser” la difficulté scolaire (“il n’est pas doué”). Le
recours au bon sens et à la seule expérience personnelle est tout aussi
inquiétant. Il nous faut tous collectivement aller vers plus de" professionnalité" (est-ce que je jargonne en écrivant cela ?).
Plutôt que d’en parler sur le mode de la moquerie ou de la
polémique caricaturale, les médias seraient bien inspirés de faire de
l’éducation et de l’enseignement un sujet de connaissance et de culture. Même s’il
y a de bons journalistes éducation, leur place est malheureusement limitée dans les médias.
Or, il serait utile que, tout comme il y a des émissions sur
la santé ou l’économie à la télévision, il y ait des émissions de vulgarisation sur les enjeux de
l’éducation dans les médias et notamment à la télévision.
Car l’éducation est en effet l’affaire de tous, mais elle a
besoin d’un débat argumenté et documenté à la hauteur des enjeux. On en est
loin aujourd’hui…
Philippe Watrelot
le 1er octobre 2017
PS : on pourra aller lire un billet consacré au même sujet sur le blog de Guillaume Caron.
Sur un sujet voisin, on pourra lire aussi mon billet : « 67 millions de spécialistes de l'école »
Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
le 1er octobre 2017
PS : on pourra aller lire un billet consacré au même sujet sur le blog de Guillaume Caron.
Sur un sujet voisin, on pourra lire aussi mon billet : « 67 millions de spécialistes de l'école »
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