mardi, juin 25, 2019

« 𝐈𝐥𝐬 »...
(réflexions sur une bureaucratie nommée "Éducation Nationale")



« Mais est-ce qu'"ils" le savent que tu as été malade et que tu es très fatigué? » C'est cette réflexion de ma mère (86 ans) lorsqu'elle a appris que j'étais convoqué pour le bac, qui m'a donné envie d'écrire ce petit texte. Cette remarque touchante d'une mère, qui continue de dire aussi à son fils de bientôt 60 ans de bien se couvrir quand il fait froid (!),  semble complètement décalée et incongrue dans le monde bureaucratique de l'éducation nationale. Elle me donne l’occasion de réfléchir sur ce mot (“Ils”) et ce qu’il recouvre. 
Non, « Ils » ne le savent pas... 
D'abord, parce que "ils" sont trop nombreux et fonctionnent de manière cloisonnée et hiérarchique. Ensuite, parce que, dans une bureaucratie, l'enjeu n'est pas le bien-être des personnes mais d'avoir des individus (des "Numen") devant chaque tâche, devant chaque classe, devant chaque paquet de copies à corriger. Un fonctionnaire, ça fonctionne...
S'il y a bien un scandale dans l'Éducation Nationale c'est celui de l'absence de gestion de la "ressource humaine". Que ce soit dans la prise en compte des difficultés ou des compétences acquises, il y a une réelle difficulté à individualiser et à tout simplement répondre aux attentes des personnes. C'est ce qui renforce le fait que beaucoup d'enseignants ont le sentiment de ne pas être reconnus pour ce qu'ils sont et ce qu'ils font. 
Alors on se blinde, on développe un certain cynisme. Après 38 ans d'enseignement (encore deux...), comme bien d'autres, je n'attends rien de l'éducation nationale en termes de reconnaissance ou d'attention, je suis comme beaucoup un peu désabusé (si tant est que j'ai été "abusé" un jour...) 
Cette absence de reconnaissance est renforcée par une forme d’infantilisation. Parce que l'École s'occupe d'enfants, elle s'autorise à reproduire avec son personnel des comportements infantilisants et culpabilisants. Au lieu de les considérer comme des partenaires, les enseignants sont souvent traités comme des personnes peu autonomes à qui il faudrait tout expliquer. Il s’exerce aussi une forme de « condescendance pyramidale » (pour reprendre une expression de Lucien Marboeuf) qui traverse tout le système. 
Dans une bureaucratie, on trouve aussi une tendance assez forte dès que les individus ont un pouvoir (même minime) qui est celui de transformer leur périmètre en territoire. Combien de chefs d’établissements, d’inspecteurs ou de chefs de service passent une bonne partie de leur temps à marquer leur territoire et à voir toute initiative qu’ils ne contrôlent pas comme une remise en cause de leur pouvoir ? 
Tout cela est évidemment délétère et néfaste pour l’évolution du système. L’infantilisation conduit à la déresponsabilisation et à une forme d’inertie cynique et désabusée. On ouvre le parapluie pour se couvrir à tout bout de champ. Et l'"aquabonisme" est devenue une justification de l'inaction.
La logique bureaucratique, elle, empêche l’innovation. Combien de projets ou d’établissements expérimentaux sont empêchés ou stoppés par l’application stricte de normes et surtout par la volonté d’un « chef » de marquer son pouvoir ? 
C’est d’ailleurs un des paradoxes majeurs de l’innovation que j’avais pointé lorsque j’avais animé le Conseil de l’innovation. Comment une injonction à l’innovation (qui est une forme de déviance) peut-elle être crédible dans un système bureaucratique caractérisé par la conformité aux normes ? Comment la promotion de l’innovation peut-elle ne pas être vécue comme une culpabilisation quand tout le système repose sur cette logique infantilisante ? 
« Ils »... L’avantage avec cette dénomination c’est qu’elle est anonyme. Elle désigne des rouages plus que des individus. Ceux-ci en tant que personnes ne sont pas forcément à blâmer. Ils font leur travail, la plupart du temps du mieux qu’ils peuvent au sein d’une institution qui leur préexiste. Ils sont le produit de la structure, de la culture propre à l’EN et de la formation qu’ils ont reçue et de l’identité professionnelle qu’ils/elles se sont forgée. 
Il y aurait beaucoup à dire sur la formation des enseignants qui les amène à raisonner d’abord (pour le 2nd degré) par rapport à leur discipline d’enseignement et à voir tout le reste comme secondaire. Il y a tout autant à dire sur la formation des chefs d’établissements et des cadres qui repose sur une acculturation leur enjoignant d’oublier leur condition première d’enseignants. Tout cela contribue à une sorte de « méfiance réciproque » qui peut aller même jusqu’à mimer des rapports de classe (“patrons” contre “prolétaires”, où « ils » devient « eux » ) au lieu d’un partenariat pour les valeurs du service public. 
Avec cette dernière remarque, on comprendra que je ne suis pas en train de plaider pour autant pour une gestion qui mette à bas le paritarisme et laisse la main à des chefs d’établissement « managers » qui décideraient de tout. Bien au contraire ! 
Il s’agit peut-être et surtout de rétablir une confiance bien malmenée à force d’être utilisée comme un slogan creux et vide de sens. 
La confiance va avec la responsabilité et la reconnaissance de l’expérience et l’expertise de chacun. Elle suppose surtout la construction de collectifs et d’équipes qui aient les moyens de travailler autour d’objectifs négociés et de finalités clairement établies. 
Après 38 ans d’enseignement et de militantisme, je suis encore optimiste. Certains diront « naïf » mais je crois que l’optimisme est une condition essentielle pour l’un comme pour l’autre (l’éducation et le militantisme ! ). Je continue à penser que, par l'action collective, « Ils » peut se transformer en « Nous »...
Bon, je retourne à mes copies... 
Ph. Watrelot





PS : je dédicace ce texte à ma collègue Mireille qui vient de partir à la retraite (elle se reconnaitra...) sans la classe exceptionnelle (mais pour tous ses collègues, elle a la "classe", tout court)



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1 commentaire:

Unknown a dit…

Monsieur,
Je viens de vous lire avec beaucoup d attention. Je suppose que vous enseignez dans le lycee où j ai moi même passé le dernier bac B à l époque. Je ne suis pas professeur mais cpe. Mais comme vous et je n en suis qu'à 20 ans d éducation Nationale, pas que dans cette fonction, je déplore tout un tas d implicites qui enkyste un système qui dès qu' on a le malheur d essayer d innover ou de proposer des évolutions on se retrouve tiraillés entre des conflits d intérêt et un manque de compréhension notoire des positionnements de chacun au prétexte d une loyauté, réserve et discrétion, dépourvues par ailleurs de tout un tas d autres valeurs qui nous ont conduits vers nos vocations, complètement dénaturée aujourd hui par des gens de pouvoir qui ne respectent pas eux même ce que nous sommes censés transmettre comme valeurs aux générations futures.
En tout cas vous lire, m a rassurée. Je ne suis pas seule face à mon questionnement. Merci pour votre écrit. Et courage malgré tout.

 
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