A chaque jour ou presque son motif d’indignation sur les réseaux sociaux. Pour le petit monde de l’éducation, cette semaine c’est l’affaire des badges qui a suscité des réactions indignées et des tweets enflammés ou sarcastiques. C’est à l’initiative de l’académie de Montpellier qu’on a vu apparaitre des « open-badges pour un territoire apprenant » Ils sont tous intitulés « Agilité pédagogique – COVID 19 » et se déclinent en quatre profils
- Explorateur : pour les enseignants qui ont exploré d’autres approches pédagogiques
- Utilisateur : pour les enseignants qui ont utilisé d’autres approches pédagogiques
- Passeur : pour les enseignants qui ont partagé des ressources ou des pratiques
- Batisseur : pour les enseignants qui produisent des contenus.
L’enseignant répond à un questionnaire pour chacun de ces items. Cela lui permet d’attester de son « agilité » et de voir s’il peut obtenir ce badge qu’il pourra ensuite utiliser dans son parcours professionnel et notamment dans les entretiens d’évaluation.
L’initiative de Montpellier n’est pas isolée puisqu’on a vu la même proposition dans l’académie de Poitiers. C’est la preuve que l’idée est dans l’air.
Valorisation ou reconnaissance « ouverte », open badges... les mots sont nombreux pour désigner un dispositif qu’on connait déjà. Celui-ci a trois fonctions : décerner aux apprenants des badges pour les connaissances, habiletés et compétences acquises; permettre aux institutions ou aux enseignants de conférer une reconnaissance pour les cours enseignés et enfin certifier le titre délivré et l’afficher sur un CV ou sa page personnelle.
Alors pourquoi un tel tollé ?
Alors pourquoi un tel tollé ?
Trop disruptif ?
Il y a d’abord une phraséologie qui ne passe pas. On s’est beaucoup gaussé du langage de la « starteupe naichionne » à base de « disruptif », d’ « écosystème », de « benchmarking », de « process » et autre termes du sabir anglo-saxon managérial. Ici c’est l’ « agilité » qui en fait les frais en plus des « open-badges ».
Ce langage ne passe pas, il est associé à une forme de gouvernance et à un président qui en a un peu abusé. Ce rejet du vocabulaire est d’autant plus fort auprès d’un public d’enseignants attaché au service public. Il y a donc quelque chose qui relève du choc de culture mais aussi du contentieux politique.
J’ai déjà souvent dit et écrit combien ce vocabulaire faisait du mal à ce qui est improprement appelé « l’innovation pédagogique ». Avec un tel langage on crée un phénomène de rejet et on conduit beaucoup d’enseignants à associer refus de la réflexion et de l’expérimentation pédagogique avec une posture politique de rejet du « néo-libéralisme ».
Qui a décidé de cette initiative ? J’en veux beaucoup à tous ceux qui prennent ce genre de décisions. Ils ne se rendent pas compte. Et c’est d’ailleurs une des premières leçons qu’on peut tirer de cette « affaire ». Elle en dit long sur la déconnexion de ces décideurs et de toute cette technostructure. Ils semblent vivre dans un autre monde, avec d’autres codes que les enseignants de base que nous sommes. Personne pour les prévenir du ridicule de la formule et pour anticiper les réactions ? Déplorable.
Le système a t-il été « agile » ?
Pour valoriser la réussite, encore faut-il être soi même irréprochable. L’Education Nationale a t-elle fait ce qu’il fallait ? Le ministre mérite t-il un badge ?
Durant cette période tout le monde a bricolé. Je ne sais pas si c’est de l’agilité. Mais il est clair que cette initiative arrive mal tant elle semble correspondre à une sorte de reprise en main d’une situation qui a pas mal échappé à notre administration.
Pour reprendre une métaphore guerrière qui a été trop souvent utilisée durant cette période, on ne décerne pas des médailles directement sur le champ de bataille. Un peu de décence.
Les enseignants ont donc bricolé. Ils l’ont fait en plus avec leurs propres moyens matériels et humains. Cela crée forcément de la disparité. Tout le monde n’est pas à égalité en termes d’équipement, de connaissances, de familiarité avec les outils, de formation... Et il est dommage que cela ne soit pas pris en compte dans ce dispositif.
Médailles en chocolat
un détournement bien vu (par Bruce Demaugé-Bost) |
Ce qui crée aussi cette réaction c’est que cette affaire se situe dans un contexte de fortes et légitimes crispations.
En premier lieu, il y a bien sûr le gel des salaires. Ce que, collectivement, les enseignants attendent, c’est d’abord une revalorisation de leur rémunération. Pas des médailles en chocolat et même si celles ci éventuellement, peuvent se convertir en gratifications individuelles.
Car l’autre contexte qui rend le milieu enseignant éruptif c’est celui des relations avec la hiérarchie. « Pas de vague » et les évènements récents ont bien montré que celles ci sont souvent fondées sur la méfiance et une certaine hypocrisie à base d’ouverture de parapluie et d’appel au sens du service public dans une situation de pénurie. Dans un tel contexte, et même si le dispositif propose une démarche volontaire, ces badges ont été vus comme une forme d’infantilisation ou de clientélisme.
Infantilisation ?
Cela nous permet de rappeler une évidence. La formation ne peut être confondue avec l’éducation. Même s’il y a un certain isomorphisme, cela n’est pas identique. On ne peut pas appliquer exactement les mêmes méthodes aux enfants et aux adultes.
Dans les réactions, beaucoup rejettent ce procédé au nom du fait qu’ils ne sont pas des enfants. Toutefois, cela étant dit, cela vaudrait quand même le coup de se pencher sur ces formes d’auto-évaluation qui ne sont pas à rejeter en bloc aussi bien pour les enfants que pour les adultes
Un collectif irréprochable
Le « prof badging » survient après le « prof-bashing ». Il est la face inverse d’une même pièce. Dans les deux cas, il y a une réaction de défense qui consiste à voir « les » enseignants comme un collectif irréprochable. On ne laisse aucune place à la critique interne mais pas non plus à l’engagement individuel.
Cette affaire rentre en collision avec une représentation des enseignants qui n’aime ni les critiques globalisantes ni les têtes qui dépassent...
La première défense corporatiste serait éventuellement acceptable si à l’inverse on ne se livrait pas au dénigrement de ceux qui s’engagent un peu plus ou font différemment en les accusant de vouloir « se faire bien voir »...
Car il y a aussi selon moi, dans les critiques actuelles, une grille de lecture très radicale qui mime la lutte des classes et voit dans le fonctionnement de l’EN, la lutte d’enseignants prolétaires tous semblables et égaux contre les patrons que sont les cadres de l’éducation.
Dans cette grille de lecture, y a t-il la place pour l’individualité et l’engagement ?
Derrière les badges
Car derrière les badges, il y une question cachée : celle de la reconnaissance du travail et de la gestion de la ressource humaine au sein de l’éducation nationale.
Bien sûr, ces badges sont extrêmement maladroits et relèvent d’une conception de la promotion sociale comme gratification hiérarchique et non comme investissement dans un collectif solidaire.
Mais il n’en reste pas moins que la question de la « valorisation des talents » ne devrait pas être qu’un slogan un peu creux. S’il est essentiel de comprendre qu’on ne peut pas grand chose dans l’acte éducatif si on ne s’inscrit pas dans un collectif, il faut aussi admettre que l’engagement de chacun, sa propre démarche de formation doit être aussi valorisée. Si on se bat pour la Validation des Acquis de l'Expérience et la formation tout au long de la vie, si on affirme la nécessité d'une formation professionnelle volontaire, si on considère que les diplômes acquis dans la vingtaine ne peuvent résumer à eux seuls le statut et la rémunération d'un individu, si on pense que la gestion des ressources humaines doit évoluer, je ne vois pas pourquoi ce dispositif devrait être rejeté a priori.
Sinon, on court le risque de l’immobilisme de la démotivation et d’un repli cynique.
Sinon, on court le risque de l’immobilisme de la démotivation et d’un repli cynique.
L’administration de l’Éducation Nationale doit inventer, dans le dialogue social et la concertation, des réponses à ces questions qui soient à la hauteur des enjeux.
Ce n’est pas une question d’ « agilité » mais de survie...
Philippe Watrelot
1 commentaire:
Merci pour cette lecture apaisée de la tourmente open badge de ce week-end. C'est pour moi une vrai force de pouvoir échanger avec des mots et pas avec des qualificatifs forcément puissants et qui n'attachent pas beaucoup de valeur à l'idée, à la pensée qui anime les uns et les autres.
Engagée dans l'offre de formation à Canopé et préoccupée depuis longtemps par l'absence de "labellisation","certification", reconnaissance des formations pour nos publics ou pour nos formateurs, l'arrivée des open badges, avec leur souplesse et leur portabilité m'a conquise. C'est à la fois un nouveau produit numérique et un outil ressource humaine, intéressant même s'il relève de problématiques délicates. Il remet en cause l'inertie de l'Education Nationale qui forme ses troupes depuis des dizaines d'années sans reconnaissance des efforts des formés, ni des compétences acquises en formant ou en étant formé. Il secoue également un grand coup l'Université et son système institué de certification et de diplômes. L'arrivée dans le paysage d'une catégorie entre rien et un diplôme voici qui a de quoi questionner l'institution.
Le groupe qui a suivi l'expérimentation Open Badge à Canopé, sous la guidance éclairée de Luis Galindo a lors de ses échanges fréquemment croisé le fer (virtuel ) sur les questions de reconnaissance, par les pairs, par les institutions...
Pour moi, pas de problème, un badge reconnu par Canopé est un badge et un badge reconnu/endossé par une personnalité, un groupe, une société reconnue pour sa maîtrise de la compétence est également un badge, une reconnaissance. Les open badges ne viennent pas tous du même endroit, ils ont des épaisseurs variables et dans le parcours d'un formé, c'est le mille feuille qui fait la compétence débutante ou reconnue.
Dans la polémique récente, je comprends très bien pourquoi les termes ont pu choquer, le critère d'agilité n'était pas le bon choix et la parentèle avec le discours de l'efficience vraiment mal pesé. Mais je ne suis pas choquée du tout et même je trouve très encourageant que les services de formation et même de DRH s'empare de ces questions de reconnaissance de l'engagement, du travail, des efforts de formation ou de mutualisation des personnels de l'Education. De deux choses l'une, soit on reproche àl'institution de ne rien valider, reconnaître, soit on s'intéresse à de nouvelles modalités de reconnaissance que d'ailleurs la société
investit.
Bref, lisons, échangeons, expérimentons et évitons de suivre les vieux dinosaures de la réaction.
Merci pour ce post
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