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Lettre ouverte à la Ministre de l’Éducation
Mme la Ministre,
Vous allez faire jeudi des propositions pour l’École après
les attentats. Vous avez beaucoup consulté. Très immodestement je voudrais, à mon tour, faire quelques suggestions que vous lirez peut-être...
J’ai failli vous rencontrer à deux reprises durant ces
consultations puisque je suis membre de deux instances que vous avez
invitées : le Collectif des Associations Partenaires de l’Ecole (CAPE) et le
comité d’orientation du CLÉMI. Mais à chaque fois, je n’ai pas pu m’y rendre.
J’étais en cours avec mes élèves ou avec mes stagiaires. Car, si je suis
représentant d’un mouvement pédagogique, je suis aussi et surtout un enseignant
comme les autres.
Mais je me suis exprimé à plusieurs reprises avec des textes
pour dire d’abord mon émotion comme beaucoup de Français (“je
pleure”) mais aussi pour dépasser celle ci et appeler à une
mobilisation pour construire “L’école
d’après” et développer déjà quelques propositions et analyses dans une
longue tribune intitulée “École :
et maintenant on fait quoi ?”. Je voudrais ici poursuivre la
réflexion avec quelques remarques et suggestions. Elle n’ont rien d’original (même
si elles ne sont pas forcément consensuelles) et je suis sûr que vous avez déjà
dû en entendre certaines au cours des multiples réunions que vous avez menées
et auprès de vos conseillers si ceux-ci sont (je l’espère...) en prise avec le
terrain.
Annonces ?
On sait bien que le jeu politique exige souvent des réponses
immédiates et des annonces faites depuis le perron de l’Élysée ou lors de
grandes conférences de presse. On le sait mais on peut le déplorer et
éventuellement lutter contre.
Et si le courage politique était de dire que des mesures
urgentes ne servent à rien et procèdent de ce que les éditorialistes appellent
de la “gesticulation” ? Vous le savez, le temps de l’éducation n’est pas
celui du politique. Reconnaissons le et laissons du temps pour construire des
réponses sur le long terme plutôt que des mesures immédiates faites avant tout
pour rassurer ce que l’on croit être l’opinion. Mais on peut aussi faire preuve
de pédagogie avec cette opinion et lui faire admettre que beaucoup des dispositifs
qui risquent d’être annoncés existent déjà.
Les règles de vie dans les classes, les rituels ? la réflexion sur l’autorité ? Les règles de la Laïcité ? Et même... la Marseillaise ? Tout cela existe déjà ! Dans les textes et dans les pratiques.
Les règles de vie dans les classes, les rituels ? la réflexion sur l’autorité ? Les règles de la Laïcité ? Et même... la Marseillaise ? Tout cela existe déjà ! Dans les textes et dans les pratiques.
En procédant ainsi, en sacrifiant au jeu des effets
d’annonce, vous courez le risque de crisper les enseignants qui sont déjà aux
prises avec ces questions et qui ont le sentiment qu’on méconnait leur travail
quotidien.
Suggestions...
L’urgence c’est de réfléchir. Et surtout de réfléchir
collectivement en faisant confiance aux enseignants.
Décrétez non plus une
minute de silence mais trois heures de dialogue entre adultes dans les
établissements.
Pourquoi trois heures ? Parce que la première heure
sera celle de l’émotion et ne le cachons pas, celle aussi de la déploration (nous
sommes comme ça...). Mais cela laissera peut-être deux bonnes heures utiles
pour faire le débriefing de ce qui a été vécu par chacun individuellement, pour
mutualiser des supports et des pratiques et surtout pour réfléchir aux
finalités de l’École et à ce qui devrait changer pour répondre aux tensions
sociales (et pas seulement religieuses ou ethniques) que cela révèle.
Dans les déclarations que vous avez déjà faites, vous
indiquez parmi les pistes, le renforcement de la lutte contre les inégalités.
La question qui est posée à chacun des enseignants est donc de se demander
comment au niveau de l’établissement et même dans sa propre pratique on peut
lutter efficacement contre les inégalités et le sentiment d’exclusion.
Bien sûr, certains diront alors que l’on ne peut pas
demander à l’École de résoudre, à elle seule, tous les maux de la société.
Manuel Valls dans ses vœux à la presse ce mardi 20 janvier a déclaré qu'il
existait en France « un apartheid
territorial, social, ethnique ». Tout cela préexiste à l’École et celle-ci
doit composer avec. Mais, malgré les efforts des enseignants, l’institution
scolaire contribue aussi à renforcer les inégalités et même les
discriminations. L’École ne peut pas tout... mais elle doit faire sa
part !
N’en doutons pas, les postures politico-syndicales sont déjà
de retour et vous n’échapperez pas aux critiques de toutes façons. Mais on peut
espérer que l’esprit du 11 janvier perdure et conduise à un sursaut pour
l’École. Mais celui-ci ne doit pas seulement venir “d’en haut” mais partir
aussi d’en bas, au plus près des besoins et des réalités du terrain et en
faisant confiance aux enseignants.
Et si cet évènement était aussi l’occasion de faire évoluer
la gouvernance de cette énorme machine qu’est l’Éducation Nationale et de
sortir du fantasme des “bonnes pratiques” et autres procédures décidées du
sommet et qui redescendrait impeccablement jusqu’à chaque classe et chaque
élève ?
On déplore souvent le conservatisme des enseignants. Mais celui-ci
est aussi en partie le produit d’une structure excessivement centralisée et
bureaucratique et d’un travail beaucoup trop individuel. Lors de
nos dernières assises de la pédagogie, Françoise Lantheaume et d’autres
participants proposaient d’inverser l’expression classique en affirmant que le
bon mode de gouvernance serait aujourd’hui de dire “quand on peut, on veut...”
Profitons aussi de cette réflexion sur la gouvernance pour
souligner la nécessité d’un travail plus intense avec les autres partenaires de
l’École. Si l’on veut lutter vraiment contre les risques de décrochage, et
d’exclusion, le renforcement de structures de coordination avec les parents, les animateurs,
les collectivités territoriales, les associations, la justice, est indispensable.
Formation
Puisqu’il faut faire des suggestions, en voici une
autre : rétablissez la formation
continue !
Oui, je dis bien de la rétablir, tant ce qui existe
aujourd’hui est insuffisant voire indigent.
On a parlé de la formation initiale et il faut se féliciter
(même s’il y a des critiques à faire) d’avoir remis sur pied une formation en
alternance avec du temps pour se former. Mais si l’on veut faire évoluer
l’École, il faut aussi s’adresser à tous les enseignants déjà en poste.
Et cette formation peut et doit se faire dans les
établissements tout autant qu’au niveau académique ou départemental. D’une
certaine manière, ces réunions de débriefing et de mutualisation sont déjà des
sortes de formations. Et si on demandait
à chaque établissement de se doter d’un plan de formation à l’échelle de
l’établissement ?
Confieriez vous votre santé à un médecin qui affirmerait
n’avoir fait aucune formation depuis sa sortie de la faculté ? Même si la
comparaison a ses limites, la logique est la même à l’École. Nous serions plus
efficaces et quelquefois moins démunis si des formations répondaient aux
besoins. Des négociations devraient permettre d’inscrire dans les missions des
enseignants une “obligation de formation” prise en compte dans leur parcours
professionnel.
Sur quoi se former ? Les moments de dialogue avec les
élèves ont été plus ou moins réussis selon les élèves que l’on avait en face de
soi mais aussi selon la formation que l’on avait reçue ou que l’on s’était
construite tout seul dans son coin...
Il faut proposer des formations à la gestion des groupes, à l’animation de débats, à la
médiation, à l’enseignement des “questions vives” associées à chaque
discipline, à la manière de faire vivre la laïcité et la citoyenneté...
Il faut aussi travailler pour s’améliorer collectivement
dans la construction d’un “cadre” pour les élèves et cela passe en effet par
une réflexion sur les rituels et le sentiment d’appartenance à une
collectivité... A condition que cela ne soit pas plaqué et que cela accompagne
le travail sur les moyens de faire vivre la citoyenneté, l’altérité et la
démocratie dans les établissements. Le droit d’expression des lycéens, le
travail sur la presse et la construction de l’opinion, la démocratie lycéenne peuvent être des
projets transversaux favorisant tout cela.
Il faut aussi s’emparer des dispositifs existants ou à
venir. L’Éducation Morale et Civique qui doit se mettre en place peut être
l’occasion d’un travail interdisciplinaire et l’occasion de réfléchir sur la
pédagogie.
Pédagogie... le mot (tabou ?) est lâché. Car, bien plus
que l’affirmation d’une fermeté ou le repli frileux sur des symboles, la
réponse doit être dans le dialogue et l’écoute. Et, répétons le, dans la lutte
contre les inégalités, la réponse est d'abord pédagogique.
La lutte contre les
inégalités à l’École : grande cause nationale ?
Une bonne partie des difficultés des enseignants vient de la
désorientation devant des injonctions contradictoires. L’École n’est pas assez
claire sur ses finalités et trop rigide sur ses procédures.
Le principal ferment de la violence et de la souffrance
sociale qui l’accompagne c’est l’échec scolaire marqué trop fortement en France
par la discrimination et les inégalités. La « refondation » se
voulait une réponse à cette situation. Mais, même si cela figure implicitement
dans les textes, cela n’a peut-être pas été assez dit dans les discours.
Alors que le Président de la République a voulu placer son
mandat sous le signe de la jeunesse, faisons de la lutte contre les inégalités
à l’École une grande cause nationale. Et évaluons toutes nos actions, à l’aune
de cet impératif, aussi bien l’évaluation des enseignants que celle des
établissements.
La vraie refondation de l’École, c’est maintenant. Ou
jamais.
Philippe Watrelot
Le 20 janvier 2015
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