Je publie ici même le texte de mon intervention lors de mon
audition jeudi 9 avril 2015 à 10h00 au Sénat devant la "Commission d'enquête sur le fonctionnement
du service public de l'éducation, sur la perte de repères républicains que
révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés
rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession"
La vidéo de ce propos liminaire est d’ores et déjà
disponible sur
le site du Sénat. Tout comme
la suite de l’audition avec les questions
des Sénateurs et mes réponses.
Je savais en me rendant à cette
convocation, que j’allais me retrouver dans un milieu plutôt hostile. Et
mon petit discours d’ouverture le dit assez clairement et a pour objectif de
faire entendre une parole qui dérange les certitudes et les préjugés de ceux
qui ont pris l’initiative de cette commission et qui soit différente de ce qu’ils
avaient pu entendre jusque là...
Toutefois, une remarque m’a sinon déstabilisé ou du moins
surpris, c’est quand un sénateur assis confortablement dans son fauteuil a affirmé
que j'étais dans un "déni de la réalité" alors que j’enseigne
depuis plus de trente ans en banlieue, que j’y habite et que je m’exprime en m’appuyant
par ailleurs sur les observations d'un réseau de militants...
Je ne sais s’il faut en rire ou en pleurer...
PhW
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Mesdames et Messieurs les Sénateurs, merci de votre
invitation.
Permettez moi tout d’abord de vous préciser d’où je parle.
Je suis professeur (agrégé) de Sciences économiques et sociales depuis 33 ans.
J’enseigne depuis 2002 au Lycée Jean-Baptiste Corot à Savigny sur Orge dans
l’Essonne. C’est un très beau et très gros lycée (près de 2500 élèves) qui est
caractérisé par une réelle mixité sociale. Il scolarise en effet des élèves
venant principalement de cinq ou six communes : Savigny bien sûr mais
aussi Viry-Chatillon, Grigny, Morsang , Villemoisson, Epinay sur Orge. Il
se trouve que j’enseigne dans le lycée où j’ai été élève et dans la ville où je
suis né et que j’habite également dans cette banlieue. J’en ai vu l’évolution
et je pense en saisir la complexité et les enjeux. Je suis également depuis
neuf ans, professeur en temps partagé à l’ESPÉ de Paris où je forme non seulement les enseignants de SES mais
aussi de manière plus transversale sur les thèmes de l’évaluation et de la
gestion de classe. Enfin, je suis aussi un militant pédagogique. J’occupe
depuis 2008 les fonctions de président du CRAP-Cahiers Pédagogiques (je quitterai ce poste en Octobre prochain), un
mouvement qui réalise des actions de formation et surtout publie une revue (fondée
en 1945), les “Cahiers Pédagogiques” qui combine des réflexions sur les
pratiques des enseignants et les apports des chercheurs des sciences de
l’éducation. C’est aussi dans le cadre de cette dimension militante que je
tiens depuis 2004 un blog qui propose une revue de presse sur le thème de
l’École et de l’éducation et mes réflexions sur ces sujets.
L’intitulé de votre commission d’enquête m’a interpelé et
fait hésiter. "Commission d'enquête sur le fonctionnement
du service public de l'éducation, sur la perte de repères républicains que
révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés
rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession". A
tort ou à raison, j’y ai vu beaucoup de présupposés. La discussion qui suivra
permettra peut-être de lever cette impression initiale. Je suis donc gêné par
votre énoncé mais on m’a appris au cours de mes études que l’on pouvait
discuter les termes du sujet et même le reformuler. C’est ce que je me propose
de faire. Il me semble utile de discuter de la réalité ou de l’importance d’une
éventuelle « perte de repères républicains » tout comme il convient
d’analyser la nature des difficultés rencontrées par les enseignants. C’est
aussi parce que j’ai l’optimisme de l’action que je proposerais une expression
plus optimiste de notre problématique : « comment peut-on répondre dans les établissements scolaires aux nouveaux
défis pour l’école de la République, et comment peut-on surmonter les
difficultés que peuvent rencontrer les enseignants, en s’appuyant sur ce qui
marche » !
Il faut aussi noter que si j’ai cru comprendre que
l’expression clé était celle de « perte des valeurs républicains »,
plusieurs enseignants autour de moi, ont plutôt vu que la commission allait
s’intéresser aux « difficultés
rencontrées par les enseignants dans l’exercice de leur profession ».
Et j’ai reçu plusieurs contributions spontanées de personnes qui souhaitaient
évoquer cet aspect. La question des conditions de travail des enseignants est
donc un sujet en soi. Et même si
je crois avoir compris que ce n’était pas le thème prioritaire de la
commission, cela mériterait que cette question fasse aussi l’objet d’une
réflexion de nos institutions.
La « perte de repères
républicains ».
Mais puisque c’est le thème essentiel, revenons sur la « perte
de repères républicains »
Si, par là, on veut évoquer les incidents lors de la minute
de silence et des commémorations et discussions dans les classes, je
souhaiterais que l’on nuance et relativise leur importance. Il y a eu un effet
lampadaire sur les quelques incidents qui se sont produits et qui ont été
amplifiés par la presse. Dans l’établissement où j’enseigne et qui est pourtant
concerné à plus d’un titre (Amedy Coulibaly est originaire de Grigny) il n’y a
eu quasiment aucun incident : quelques tags et quelques objections dans
les discussions. Et les remontées n’ont pas permis de conclure à une quelconque
vague d’actes anti-républicains.
Si par la “perte de repères républicains”, on veut faire
porter le débat sur une supposée opposition entre Républicains et Pédagogues,
on ne me trouvera pas sur ce terrain. Pour moi ce débat est non seulement vain
mais dépassé. Je suis classé parmi les “pédagos” vilipendés par quelques
polémistes (dont certains que vous avez reçus) mais pour ma part, je me refuse
à rentrer dans ces polémiques creuses. Je me sens tout aussi Républicain (même
si je me sens surtout Démocrate mais j’y reviendrai) que mes adversaires et je
crois que tous ceux qui sont en situation d’enseignement sont forcément
pédagogues même s’ils s’en défendent ou veulent l’ignorer. La pédagogie ce sont
d’abord des valeurs en action et même l’enseignement le plus “instructionniste”
est évidemment porteur de valeurs.
Si l’on parle de repères républicains pour ma part je propose
d’en revenir justement à ces valeurs qui sont inscrites sur les frontons des
mairies... et des écoles : Liberté, Égalité, Fraternité. Il ne s’agit pas
seulement de les énoncer mais de se demander si l’École les fait vivre
suffisamment.
Liberté ?
les établissements scolaires, les salles de classe sont-ils des lieux de libre
choix et d’apprentissage de l’autonomie et de la démocratie ?
Égalité ? On
le sait et les enquêtes internationales tout comme les études des sociologues
ne font que nous le confirmer depuis de nombreuses années : notre système
éducatif est profondément inégalitaire. Il détient le triste record du pays où
le poids de l’origine sociale joue le plus dans la réussite scolaire. Un enfant
d’ouvrier a en France sept fois moins de chances d’obtenir le bac qu’un enfant
de cadre (ou d’enseignant). Comment dans ces conditions tenir la promesse
républicaine fondée sur la méritocratie ? N’y a t-il pas ici une réelle (et
bien plus grave) “perte de repères républicains” ?
Fraternité ?
le mot semble suranné et peut être transposé en “Solidarité”. Qu’en est-il
lorsque les élèves ne trouvent pas de stages parce qu’ils habitent dans tel ou
tel quartier ? Qu’en est-il lorsqu’on constate que le séparatisme social
et urbain et donc scolaire est devenu la règle ? Comment croire alors à
des valeurs de fraternité, de solidarité et même à l’intégration ?
Donc plutôt que de déplorer la perte de repères
républicains, j’ai envie de me demander comment faire pour non seulement
énoncer des valeurs mais surtout les faire vivre. J’ai en tête cette magnifique
citation de Léon Gambetta : « Ce
qui constitue la vraie démocratie, ce n'est pas de reconnaître des égaux, mais
d'en faire. »
Incantation ou
éducation ?
Loin de l’incantation, si
l'on veut faire adhérer aux valeurs qui sont celles de la démocratie,
c'est-à-dire la citoyenneté critique, la libre adhésion, la liberté de penser,
la coopération et la solidarité, le débat argumenté sur des idées,... il faut
les faire vivre au quotidien dans ses pratiques, dans sa classe, dans son
établissement... Car c'est la condition pour que ces savoirs n'apparaissent pas
comme "descendants" et déconnectés et donc peu recevables. Il ne
s'agit donc pas uniquement de "transmettre" et de faire comprendre
les différentes dimensions de la laïcité et de la connaissance des religions,
mais il faut aussi, me semble t-il que cela passe par des dispositifs adaptés.
La nécessité de faire émerger les représentations, le débat permettant la
confrontation et la co-construction des savoirs, les méthodes actives sont des
éléments tout aussi importants que les savoirs eux-mêmes. La laïcité, les
valeurs de la République c'est aussi une question de pédagogie... Promouvoir le
“vivre ensemble” mais aussi favoriser le “faire ensemble”...
Et c'est aussi une question
éducative concernant tous les enseignants et les autres adultes des
établissements scolaires ainsi que les partenaires — et en premier lieu les
parents — dans leur rôle d'éducateurs. Travailler sur l'altérité, la connaissance
de l'autre, l'interculturel, la relation avec les parents le sentiment
d'appartenance à une collectivité que serait l'établissement scolaire, me
semblent des directions dont doivent s'emparer tous les membres de la
communauté éducative.
Rétablir la promesse
Républicaine
“On a démocratisé l’accès à
l’école sans démocratiser la réussite dans l’école.” nous rappelait Philippe Meirieu dans une interview au Monde (le 24 janvier2015). Et notre ami souhaitait une École qui “tienne ses promesses” car,
disait-il, “la fracture scolaire s’accroît jusqu’à ruiner la crédibilité de
tout discours sur l’égalité républicaine... ”.
Je l’ai déjà écrit, il a
manqué un slogan à la refondation. On n’a pas assez insisté, à mon avis, sur la
nécessité de lutter contre les inégalités et de combler le fossé qui existe
avec les élèves des milieux populaires les plus en difficulté. Les résultats de
PISA à la fin de l’année 2013 n’ont pas créé le choc suffisant.
Et si on
prenait enfin conscience qu’à force de maintenir une École injuste et qui ne
remplit plus sa promesse démocratique, on crée le risque potentiel de nouvelles
crises, d’émeutes et de radicalisations ?
Pour conclure, je dirais que la principale difficulté
rencontrée dans l’exercice de ma profession pour moi et bien d’autres
enseignants, c’est de constater que tout en faisant mon travail du mieux que je
peux, le système éducatif dont je suis un des rouages, contribue à créer de
l’échec et ne parvient pas à réduire les inégalités bien au contraire. Il faut
agir sur les leviers pour créer une école plus juste et plus efficace.
On a beaucoup évoqué « l’esprit du 11 janvier ».
Deux mois après, on en semble bien loin. Esprit (du 11 janvier) es-tu (encore)
là ...?
Celui ça été remis en question. D’abord avec une surestimation des quelques manifestations
de refus des commémorations qui a entrainé une double surenchère. Un effet
pervers conduisant à encourager les comportements extrêmes d’une part et une
réponse autoritaire démesurée d’autre part. Un
climat révélant un rapport à la jeunesse (et en particulier celle des
banlieues) assez bizarre voire pervers fait de méfiance, d’intolérance et de
refus de l’altérité.
L’“École après Charlie,
devait être au contraire une école plus inclusive qui lutte vraiment contre les
inégalités et qui travaille à (re)créer du “vivre ensemble” et à faire
“partager les valeurs de la République” et à les faire vivre.
Pour compléter vous pouvez lire le texte de l'intervention de Philippe Meirieu (sur son site) qui a été auditionné par la même commission quelques semaines après.
Pour compléter vous pouvez lire le texte de l'intervention de Philippe Meirieu (sur son site) qui a été auditionné par la même commission quelques semaines après.
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2 commentaires:
"Déni de réalité". Je ne sais ce qu'il en est du sénateur qui vous a choqué, mais on peut tout de même facilement relever dans votre texte des présupposés, largement ancrés dans le débat éducatif, et qu'il vous faudrait interroger.
"il faut les [valeurs de la démocratie] faire vivre au quotidien dans ses pratiques, dans sa classe, dans son établissement... Car c'est la condition pour que ces savoirs n'apparaissent pas comme "descendants" et déconnectés et donc peu recevables." Voilà un énoncé bel et bon au premier abord, mais qui mérite d'être examiné. Il me semble que la réforme actuelle du collège, la réforme Chatel du lycée précédemment, c'est-à-dire les réformes pensées et mises en oeuvre par les conservateurs quelle que soit leur couleur politique affichée, se fondent sur cette idée commune que les questions d'organisation, et la conformité à des valeurs générales, sont les principaux éléments d'un système éducatif performant (on peut garder un vague espoir que les critères de performance ne sont pas encore exactement les mêmes entre le PS et la droite, mais ce n'est même pas sûr). En revanche, la construction raisonnée, progressive et méthodique de compétences chez les élèves n'est pas prise en compte, ce qui se traduit pas l'absence totale des enjeux didactiques à tous les niveaux de la conception de ces réformes. Les phrases que je relève suggèrent que vous ne raisonnez pas différemment : pas de questionnement didactique, tout procède de l'espoir que de grands principes naïvement mis en oeuvre se suffisent.
Si on considère le produit au niveau post-baccalauréat, il est pourtant évident que cela ne suffit pas. Les jeunes gens que l'école forme sont effectivement très sympathiques, savent se tenir, écouter et s'écouter comme leur aînés, ont aussi quelques notions concernant le code écrit, quoique de plus en plus vagues, mais il leur manque - du moins pour ce qui est de la masse, on trouve évidemment une élite - trop d'éléments fondamentaux pour raisonner efficacement et de manière autonome. Ces éléments manquants sont systématiquement à chercher dans des apprentissages fondamentaux qui ont été abandonnées ou négligés : éléments fondamentaux de la grammaire, de la syntaxe, techniques de mémorisation qui ne s'acquièrent que par la pratique, procédés élémentaires de raisonnement (prémisse, théorème, conclusion), calcul raisonné, etc. Il s'agit en l'espèce d'étudiants dans des domaines scientifiques, mais l'analyse s'adapte aussi aux autres domaines : l'école française pêche en négligeant les aspects techniques et fondamentaux des apprentissages, en particulier concernant la maîtrise minimale de la langue française, en se laissant gouverner selon des représentations erronées qui voudraient qu'on peut apprendre en dehors de toute maîtrise de quelque élément technique.
"Les résultats de PISA à la fin de l’année 2013 n’ont pas créé le choc suffisant. Et si on prenait enfin conscience qu’à force de maintenir une École injuste et qui ne remplit plus sa promesse démocratique, on crée le risque potentiel de nouvelles crises, d’émeutes et de radicalisations ?"
Et cette prise de conscience doit passer avant tout par une rupture avec les réformes d'inspiration conservatrice comme les réformes Chatel et NVB, bâties comme les précédentes sur l'ignorance de tout enjeu didactique. La proposition innovante et progressiste aujourd'hui est bien celle-ci ; malheureusement, je crains que vous ne soyez plus du bon côté, faute d'avoir renouvelé vos analyses et représentations des compétences que les élèves acquièrent réellement.
La tête de la commission semblait effectivement avoir des idées déjà arrêtées sur le sujet. Mais après écoute de la séance sur le triste Bonod, les autres sénateurs ne s'en laissaient pas compter et s'insurgeaient aussi contre ses affabulations.
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