Les parlementaires s'intéressent beaucoup au numérique à l'École.
Actuellement une mission à l'Assemblée Nationale auditionne plusieurs acteurs sur ce sujet. Et ce jeudi 28 juin la sénatrice Catherine Morin-Dessaily vient de rendre public un rapport “Prendre en main notre destin numérique : l'urgence de la formation”. J'avais été auditionné dans le cadre de ce travail sénatorial.
Je publie ci dessous, tel quel (y compris avec les petits dessins !), le texte de mon intervention durant cette audition.
PhW
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Présentation
Avant d’en venir au cœur du sujet, je voudrais tout d’abord présenter mon parcours. Je suis enseignant de sciences économiques et sociales depuis 1981. Dans ce cadre, j’ai commencé à m’intéresser à ce qui s’appelait alors l’informatique puis les TICE dès les années 80. Je me souviens avoir participé à une université d’été sur le thème « Informatique et SES » en 1985. J’ai aussi intégré un groupe de travail sur ce sujet dans l’académie de Versailles dans lequel j’ai travaillé pendant une dizaine d’années sur des logiciels et des formations dans ce domaine. J’ai même aussi été durant ces années là, membre d’un groupe de travail ministériel sur l’enseignement de l’informatique. Toujours dans le cadre des SES au début des années 2000, j’ai participé à la création d’un site intitulé « Apprendre avec l’INSEE » (il s’appelle maintenant « statapprendre »). Il s’agissait, à partir des données fournies par l’Insee, de proposer sur des thèmes du programme, des exercices interactifs et des parcours pouvant être utilisés seuls, en autonomie, ou en classe. Je continue aujourd’hui à utiliser ces ressources même si je ne participe plus à leur production.
Depuis 2006, je suis également en effet formateur en temps partagé à l’IUFM puis à l’ESPÉ de Paris. J'assure la formation disciplinaire des professeurs de SES ainsi que des formations transversales. Dans le cadre de la formation disciplinaire, je propose des séances de formation au numérique. Il s’agit de donner aux étudiants et stagiaires un intérêt et un bagage pour pourvoir reproduire en classe des séances utilisant ces outils. Je les fais travailler en groupe sur des projets. Nous allons aussi les « visiter » en classe sur des séances utilisant le numérique.
Parallèlement à mon activité professionnelle, j’ai eu une activité associative qui m’a conduit aussi à plusieurs reprises à côtoyer les instances officielles. J’ai notamment été président du CRAP-Cahiers pédagogiques pendant de nombreuses années (jusqu’en 2015). C’est un mouvement pédagogique qui comme son nom l’indique à pour activité principale de publier une revue (depuis 1945). Celle ci s’est à de nombreuses reprises intéressée aux nouvelles technologies et à la culture numérique.
C’est en tant que président que j’ai participé à la concertation pour la refondation à l’été 2012. J’ai aussi été membre du Conseil National de l’Innovation pour la Réussite Éducative dès sa création. J’ai ensuite brièvement présidé cette instance de septembre 2016 à mars 2017 avant sa dissolution. J’ai animé les travaux qui ont abouti à la rédaction du troisième rapport.
J’ai aussi participé à une commission mixte CSP/ CNEE sur les programmes de SES durant cette période. Par ailleurs, j’ai une forte activité sur les réseaux sociaux où je fais de la « veille » sur les questions d’éducation après avoir tenu pendant douze ans une revue de presse sur mon blog.
C’est donc avec tout ce parcours et un regard à la fois rétrospectif et prospectif que je vais essayer de répondre à vos questions et de vous livrer mon analyse.
J’ai compris qu’il y avait deux questions que vous vouliez plus spécialement aborder.
- comment sensibiliser la population, et notamment les jeunes, aux défis liés à l'omniprésence du numérique ?
- dans quelle mesure le numérique doit être et est pris en compte dans le système éducatif ? quelles innovations doit-on encourager ?
Mon intervention sera surtout axée sur la question de l’innovation et des pratiques pédagogiques.
État des lieux
Avant d’en venir aux propositions faisons d’abord un rapide état des lieux.
La situation du numérique à l’école est marquée par la disparité et l’hétérogénéité. Ce sont des disparités entre établissements et entre degrés : le primaire est très dépendant des dotations communales et on aboutit à des situations extrêmement inégalitaires. En revanche les collèges semblent relativement bien dotés par les départements, tout comme les lycées le sont par les régions. Toutefois, mes visites en tant que formateur me font constater au quotidien que cela reste aussi très hétérogène. Entre la salle informatique un peu poussiéreuse et équipée avec des ordinateurs qui ne sont plus de la première jeunesse et les équipements de classe mobile que j’ai pu visiter, on fait le grand écart...
Même si le développement des Tableaux numériques interactifs est notable, l’équipement est aussi marqué par une certaine obsolescence et les problèmes de maintenance en rendent quelquefois l’usage très aléatoire. Le fait que le matériel soit encore souvent concentré dans une ou plusieurs “salles informatiques” qu’il faut réserver contraint les enseignants à consacrer une heure entière à un usage qui pourrait être plus souple avec du matériel plus flexible et mobile.
La disparité est aussi chez les élèves. L’idée que tous les élèves auraient un téléphone dernier cri dans leur poche est une illusion. Tout comme celle d’un équipement informatique dans tous les foyers. Là où je travaille, dans la banlieue sud, c’est loin d’être le cas. La fracture numérique existe bel et bien.
En ce qui concerne la formation des élèves, vous le savez, le brevet informatique et internet, ou B2i, est une attestation délivrée aux élèves des écoles élémentaires, des collèges et des lycées qui évalue leur capacité à utiliser les outils informatiques et Internet mais également certaines compétences documentaires et éthiques. Il y a cinq domaines.
- S'approprier un environnement informatique de travail
- Adopter une attitude responsable
- Créer, produire, traiter, exploiter des données
- S'informer, se documenter
- Communiquer, échanger
Cette attestation n'est cependant pas un diplôme, ce n'est qu'une preuve que l'élève en question a acquis certaines compétences dans l'usage des technologies de l'information et de la communication. Le mode d’évaluation est original puisqu’il repose sur une démarche volontaire de l’élève. Si on veut faire une analyse objective de l’influence de ce brevet, celle ci est relativement faible en primaire ainsi qu’au lycée. Ce n’est qu’au Collège que le B2i a été pris au sérieux dans la mesure où il a été intégré au brevet des collèges.
La relation entre l’outil informatique et les enseignants est une vieille histoire marquée par un paradoxe. On notera tout d’abord que ceux-ci sont une des catégories sociales les plus équipées à titre personnel en matériel informatique. Et c’est donc logiquement que le premier usage des enseignants est d’abord celui de la préparation de leurs cours. L’outil informatique permet en premier lieu la recherche de documents et de supports de cours mutualisés sur des forums, des sites des listes de discussions officiels, associatifs ou personnels. L’outil informatique est aussi utilisé pour la présentation et l’adaptation de ces supports de cours auprès des élèves (photocopies, diaporamas, ...). Les enquêtes menées (Profetic, MEN, 2014) montrent aussi que l’outil numérique est également utilisé aujourd’hui pour les usages administratifs (cahier de textes, saisie des notes et des bulletins,) et pour le réseau intranet des établissements. Mais l’utilisation de l’informatique par les élèves pour faire des recherches ou pour individualiser les apprentissages reste faible (20% selon l’enquête Profetic). L’informatique est donc très présente dans la vie de l’enseignant mais paradoxalement elle est relativement peu utilisée encore dans un usage direct avec les élèves en situation d’acteurs !
La formation ou plutôt le manque de formation est souvent évoqué comme un frein à un usage pédagogique du numérique. Mais sur ce dernier point, l’accent mis lors de la formation initiale peut faire évoluer les pratiques d’autant plus que la mise en œuvre de séance de cours intégrant le numérique est évaluée au cours de la validation.
Le numérique a été pris en compte dans les formations initiale et continue. C’est l’item n°9 du référentiel des compétences professionnelles des métiers du professorat et de l’éducation paru le 1er juillet 2013 qui précise :
« - Tirer le meilleur parti des outils, des ressources et des usages numériques, en particulier pour permettre l'individualisation des apprentissages et développer les apprentissages collaboratifs.
- Aider les élèves à s'approprier les outils et les usages numériques de manière critique et créative.
- Participer à l'éducation des élèves à un usage responsable d'internet.
- Utiliser efficacement les technologies pour échanger et se former. »
Cette mention fait suite à ce qui était mentionné dans les référentiels précédents de 2007 et 2010.
Dans ceux ci la compétence 8 était intitulée “Maîtriser les technologies de l'information et de la communication” et indiquait que « Tout professeur est concerné par l'usage des outils propres à ces technologies et leur intégration dans les pratiques pédagogiques. Au sortir de sa formation professionnelle, il doit avoir les compétences d'usage et de maîtrise raisonnée des technologies de l'information et de la communication dans sa pratique professionnelle. » Les connaissances et les capacités attendues sont formalisées par un certificat informatique et Internet de niveau 2 "enseignant" “C2i2e” requis en fin de formation professionnelle.
La formation des enseignants au numérique est donc encadrée par ces compétences et par un certificat spécifique le C2i2e. Toutefois, il y a aujourd’hui beaucoup d’incertitudes sur ce certificat dont on ne sait plus s’il est toujours en vigueur ou abandonné.
Au niveau du Ministère de l’Éducation Nationale, on a créé en 2014 une nouvelle “direction du numérique pour l’éducation” (DNE) chargée de coordonner l’action dans ce domaine. Le discours officiel en fait un élément clé de la refondation de l'École. On considère que la diffusion des usages du numérique dans l'enseignement peut constituer un puissant levier de modernisation, d'innovation pédagogique et de démocratisation du système scolaire. On y voit aussi un outil d'inclusion des enfants en situation de handicap. On retrouve au niveau de chaque académie la même structure avec l’existence d’un DANE (délégué académique au numérique éducatif). Dans chaque discipline au niveau académique, un coordonateur (IATICE) est désigné. Ce sont incontestablement des progrès même si on pourrait aller encore vers plus de transversalité.
Il faut noter aussi que dans le monde associatif et les réseaux sociaux, il y a une grande inventivité et beaucoup de choses qui sont proposées. Des manuels interactifs et numériques, des sites personnels, de la mutualisation, de l’auto-formation, des applications. Il n’y a pas que les entreprises de la EdTech qui sont porteuses d’innovation !
Dans un esprit coopératif et mutualiste et quand on leur fait confiance, les enseignants sont en mesure de produire des outils adaptés pour le bien de la réussite de leurs élèves.
Numérique et école : Ni mythification ni diabolisation.
Dans la question qui est posée par la commission, on évoque l’ « omniprésence du numérique », on parle aussi d’ « effets pervers ». Dans l’actualité ces inquiétudes sont aussi présentes. L’opinion publique s’inquiète de l’omniprésence des écrans. D’une certaine manière la promesse présidentielle de l’interdiction des téléphones portables à l’École et au Collège en est aussi l’expression.
Dans le même temps, depuis longtemps le discours officiel est aussi de dire que le numérique est non seulement un facteur de croissance mais aussi un vecteur d’innovation qui pourrait résoudre les difficultés scolaires.
Pour ma part, avec d’autres, je développe une position nuancée face à ces deux pôles. On pourrait la résumer par une formule qui est presque un slogan : « ni mythification ni diabolisation »
Peut être avez vous reçu Philippe Bihouix et Karine Mauvilly, les auteurs de «Le désastre de l'école numérique». Dans ce livre, ils affirment qu'«avec l’école numérique, nous allons élever nos enfants "hors-sol", comme des tomates». Pour les deux auteurs, le numérique ne permettrait ni d’apprendre mieux, ni de lutter contre les inégalités. Il serait même nuisible à l’acquisition des fondamentaux, ferait perdre le goût de l’effort et mettrait en péril le métier d’enseignant.
Ils évoquent aussi l’addiction aux écrans, le problème de la perte de l’attention. Ils plaident pour une école sans écrans. C’est d’ailleurs le sous-titre de leur ouvrage. D’autres chercheurs préconisent d’ailleurs de limiter l’accès aux écrans pour les plus petits.
Ce livre a suscité de nombreuses réactions. D’une certaine manière, en étant caricatural dans un sens, il accréditerait la thèse inverse qui serait celle d’un rôle « magique » du numérique. Or, les choses sont infiniment plus complexes et appellent à une analyse nuancée.
L’analyse de Bihouix et Mauvilly s’appuie toutefois sur quelques éléments. L’OCDE avait publié en septembre 2015 un rapport intitulé “Students, Computers and Learning: Making The Connection”. Cette étude montrait que même les pays qui ont considérablement investi dans les technologies de l’information et de la communication dans l’éducation n’ont enregistré aucune amélioration notable de leurs résultats aux évaluations PISA de compréhension de l’écrit, de mathématiques et de sciences. L'utilisation massive d'ordinateurs n'augmenterait ni les résultats individuels, ni les résultats collectifs, quels que soit l'âge, le niveau d'études et l'argent dépensé à former les enseignants dit cette étude. Ce que dit cette étude, en substance, c’est que le numérique n’est en tout cas, pas une solution miracle.
Comme le soulignait Emmanuel Davidenkoff, dans « le Tsunami numérique » attendre du numérique qu'il améliore, en tant que tel, les apprentissages, relève pour l'heure de la pensée magique. Et il est alors tentant d’en conclure, comme le font certains éditorialistes et d’adversaires du numérique après une lecture rapide (globale ?) du rapport, que rien ne vaut le bon vieux tableau noir et les “bonnes vieilles” méthodes.
Voici d’ailleurs une des conclusions du rapport OCDE : "In the end, technology can amplify great teaching, but great technology cannot replace poor teaching." En d'autres termes, introduire le numérique ne permet pas de remédier à un enseignement scolaire médiocre ou pauvre. C’est aussi ce que disent les travaux d’André Tricot et Franck Amadieu (« enseigner avec le numérique ») quand on veut bien les lire attentivement.
La question n’est donc pas de rejeter le numérique hors de l’école et de faire de celle ci un sanctuaire. Notre société est numérique, le numérique est loin d’être seulement un outil au service des apprentissages des élèves, il est aussi et surtout un contexte et une culture.
L’évacuer de l’école est juste un non-sens. La question n’est pas : “les élèves apprennent-ils mieux avec le numérique ?” mais “est-ce bien raisonnable de vouloir préparer nos enfants à vivre, à être citoyen et à travailler dans un monde numérique sans les y préparer avec les outils d’aujourd’hui ?”
Un autre argument utilisé par Bihiouix est de dire en substance : « je sais me servir d’un ordinateur et pourtant je ne l’ai pas appris à l’école ». Mais les digital natives n’existent pas (Tricot) . Les élèves sont souvent des « digital naïfs ». S’il y a une fracture numérique, elle n’est pas tant dans les équipements que dans les usages.
Le numérique est un outil parmi d’autres. Personne ne milite pour le 100% écran et le zéro papier ! La réalité c’est qu’accompagner le développement du numérique à l’école ne signifie évidemment pas faire d’internet la solution à tous les maux de l’école, mais très humblement, connecter l’école avec son environnement, ouvrir l’accès au savoir à tous, innover dans les modes d’apprentissage et surtout, surtout placer le professeur et l’élève au centre de cette transformation.
Un outil et une culture
J’ai parlé tout à l’heure de « culture numérique ». Une autre illusion est de croire que cela nous donne accès instantanément aux savoirs par le biais de nos téléphones, tablettes, ordinateurs. Il y aurait alors une remise en cause de l’enseignant qui verrait son rôle de dispensateur de savoir dévalorisé.
Mais il ne faut pas confondre information et connaissances. Le numérique nous donne accès à des informations (quelquefois fausses en plus...) et l’enjeu est de les décrypter, de les mettre en contexte, de les relier... Le rôle de l’enseignant est en effet transformé mais il n’est pas dévalorisé, loin de là. Il devient alors un « passeur culturel », c’est aussi celui qui va aider à forger un esprit critique
Les technologies numériques ont en effet des potentialités énormes. Ils donnent accès à des informations et des connaissances illimitées (reste à les transformer en savoirs…). Ce sont des répétiteurs infatigables. C’est aussi le moyen de traiter des masses de données avec facilité. Ces outils peuvent agir aussi sur la motivation des élèves, leur concentration, leur participation en classe. Ce sont aussi potentiellement des outils de lutte contre l'ennui à l'école et au final contre l'échec scolaire. Et c’est ce qui explique que les “décideurs” aiment à prendre la pose devant des salles informatiques toutes neuves ou des enfants équipés de tablettes dernier cri. Mais il faut se garder d’une illusion d’optique. Celle de croire qu’à lui seul un outil, aussi performant soit-il, va révolutionner l’enseignement. Certes, le numérique est au cœur d’une révolution de la production et de la consommation dans tous les domaines et il modifie considérablement la manière dont circule l’information et notre rapport aux connaissances. Mais comme je l’ai déjà dit, pour l'enseignement cette transformation passe d’abord par une réflexion sur les usages et donc une formation.
Si les technologies de l’information et de la communication ont changé notre vie quotidienne, on peut penser que ces innovations vont aussi changer l’École et les manières d’apprendre. Mais il faut accompagner ces transformations plutôt que de les subir. Je prône donc un usage raisonné du numérique.
Numérique et innovation
Je viens d’utiliser le mot innovation mais dans son sens économique. Mais il n’y a qu’un pas pour faire du numérique également un vecteur d’innovation dans le domaine pédagogique. Mais il ne faut pas là non plus succomber au « Fantasme techno » que je décrivais qui conduit à une illusion d’optique : Ce n’est pas le numérique qui est innovant mais ce sont les innovants qui sont numériques !
Ce sont en effet les enseignants les plus innovants au départ qui se sont emparés des outils numériques pour en explorer les possibilités. Mais ce ne sont pas forcément les outils qui les ont transformés ! On peut avoir du cours magistral 2.0 !
Pourquoi les enseignants innovants s’en sont-ils emparés ? Ce n’est justement pas pour en rester au cours frontal et magistral. Dans une perspective de personnalisation et de pédagogie différenciée, le numérique peut être un formidable outil pour apporter les réponses les plus adaptées aux difficultés propres à chaque élève. Le numérique peut ainsi être l’occasion de différencier, de coopérer entre élèves (et entre enseignants), de donner plus de sens aux apprentissages et au final de lutter contre les inégalités sociales. Pour répondre précisément à la deuxième question qui m’est posée ce sont ces pratiques là qu’il faut promouvoir.
C’est ce que nous avons voulu exprimer à travers le titre donné à ce troisième rapport du Cniré : « Innover pour une école plus juste et plus efficace ». La place du numérique peut, en apparence, sembler faible dans nos analyses et préconisations. Mais, en fait, l’outil numérique apparaît de manière transversale au service d’une démarche globale d’innovation.
Le rapport de 2014 définissait l’innovation ainsi : « Une pratique innovante est une action pédagogique caractérisée par l’attention soutenue portée aux élèves, au développement de leur bien-être, et à la qualité des apprentissages. En cela, elle promeut et porte les valeurs de la démocratisation scolaire. Prenant appui sur la créativité des personnels et de tous les élèves, une pratique innovante repose également sur une méthodologie de conduite du changement. Le partenariat permet à l’équipe d’enrichir son action grâce aux ressources de son environnement. Chacun de ces points ne suffit pas à lui seul, mais combinés font d’une action une pratique innovante dans sa conduite et ses effets.»
Derrière la question de l’innovation, il y a aussi une question bien plus large qui est celle de la gouvernance au sein de l’Éducation nationale. On peut citer de nouveau le premier rapport de 2014 : « L’innovation associe la recherche nécessaire d’un assouplissement des « rigidités », qu’elles soient pédagogiques, professionnelles ou institutionnelles afin de gagner plus de liberté et d’efficacité dans le travail et la nécessité tout aussi grande de renforcer la capacité des acteurs, non seulement en élargissant leur espace d’initiative et d’action ainsi que leurs perspectives mais aussi en augmentant sensiblement leurs compétences et leurs responsabilités. L’innovation ne peut être pensée et envisagée du seul point de vue des équipes et des acteurs qui s’y engagent, elle implique aussi des conditions organisationnelles et des changements institutionnels. Avant de renforcer les acteurs, elle invite à faire “tomber les murs” ». Le numérique peut être un formidable vecteur pour faire tomber ces murs...
La notion de nouveauté est associée à l’idée de créativité ou d’inventivité. Dans l’innovation, il y a l’idée de remise en cause des routines, elle s’oppose à la répétition. Innover c’est donc trouver des solutions originales et adaptées à la situation et au contexte dans lequel elles s’appliquent. C’est aussi ce qui montre la limite des « bonnes pratiques » dans la mesure où il ne peut y avoir standardisation d’un dispositif importé et plaqué tel quel sans qu’il y ait adaptation et inventivité des acteurs de terrain. On innove pour diversifier et fournir des alternatives, pas forcément pour généraliser. Dans notre rapport nous avons d’ailleurs préféré parler d’enseignants en recherche que d’enseignants innovants.
Le numérique peut aussi être l’occasion de différencier, de coopérer entre élèves (et entre enseignants), de donner plus de sens aux apprentissages et ainsi de lutter contre les inégalités sociales. C’est ce que nous disions plus haut. C’est la raison pour laquelle nous regardons avec beaucoup d’intérêt les pratiques pédagogiques qui mettent les élèves en situation de producteurs (et pas seulement de « pousse-bouton ») et de coopération. C’est le cas par exemple des Twictées qui ne sont pas sans rappeler les travaux de correspondance scolaire de Freinet. Les innovations liées aux classes inversées ouvrent aussi des pistes intéressantes. Toutes les situations également où le numérique permet une évaluation qui soit vraiment au service des apprentissages sont aussi à privilégier.
Dans notre rapport, nous faisons aussi du numérique un outil pour diffuser et mutualiser les innovations. Une des conditions de la diffusion de l’innovation et de l’efficacité du système éducatif réside dans la capacité à capitaliser de l’expérience et à construire une sorte de « compétence collective » propre à une équipe. Le numérique est un outil qui peut faciliter cela. Cela suppose aussi que les membres d’une équipe innovante soient invités à écrire sur leurs pratiques. Nous pensons aussi que l’établissement peut être un lieu de formation et de développement personnel. Partir de l’établissement nous renvoie à une nouvelle conception de la formation où la frontière entre formation initiale et continue devient poreuse. L'école ou l'établissement est un lieu de formation, au même titre que l'ÉSPÉ, c’est ce que nous rappellent les textes. Pour que la formation initiale des nouveaux enseignants réussisse, pour qu'ils arrivent à construire durablement des compétences et une culture professionnelle communes, il faut qu'ils trouvent dans les établissements d'accueil, ouverts et en réseaux, des collectifs de travail autonomes et engagés dans un travail collaboratif, et dans leur propre développement professionnel. Là aussi le numérique peut aider.
La proposition n° 2 que nous formulions est donc de « Développer un espace ou une plateforme numérique permettant la capitalisation des ressources et des expériences validés par les structures ou opérateurs concernés. Permettre les échanges entre les différents acteurs éducatifs (associations, santé, autres ministères certificateurs, recherche…) avec différentes déclinaisons territoriales »
Il s’agit, à partir des outils existants, de développer un espace ou une plateforme numérique accessible à tous, aux professionnels comme au grand public, comprenant notamment une cartographie dynamique afin de proposer des données utiles à l’échelle d’un territoire ou sur requête d’une thématique.
Autre proposition (la n°4) : créer des « Fab lab » pédagogiques dans les établissements « Encourager la création de « tiers-lieux », espaces d’échanges au sein des écoles et des établissements, pour rendre la politique éducative locale plus cohérente. Ils favoriseront une meilleure synergie notamment avec les centres sociaux, les espaces numériques, les maisons de quartier, etc. ». Ces lieux permettraient des rencontres, des débats, des travaux avec des universitaires, des experts. Ils favoriseront l'émergence de nouvelles pratiques pédagogiques luttant efficacement contre les inégalités. Ils pourront être animés par des «référents innovation». Certains établissements pourront ainsi devenir des « laboratoires » de recherche appliquée. Dans la perspective des restructurations, rénovations ou créations de bâtiments scolaires à venir, il est temps d'initier un grand plan d'aménagement de l'architecture scolaire incluant les « tiers-lieux » dans les écoles, collèges et les lycées, des espaces d'échanges des élèves entre eux, avec les familles et tous les partenaires de l'école.
Car l’innovation c’est aussi celui de l’aménagement des locaux et de l’architecture scolaire. Il faudrait en finir avec les salles informatiques. Celles ci ont eu une utilité lorsqu’il s’agissait de mutualiser un matériel couteux et qu’il était difficile de déplacer. Aujourd’hui avec des équipements moins couteux et mobiles cela n’a plus de sens. D’autant plus que ces salles avaient de nombreux effets pervers qui étaient notamment de conduire à faire toute une séance avec un seul outil au lieu de diversifier dans une même heure de cours différents supports d’apprentissage. Autre inconvénient, elles amenaient à mettre les élèves seuls face à un écran alors qu’il faudrait au contraire leur apprendre à coopérer.
Pour conclure, je voudrais finir par une conviction : il faut faire confiance aux enseignants. Le système éducatif souffre d’un excès de bureaucratie où des « sachants » vous disent ce qu’il faut faire et vous enjoignent à vous conformer à des « bonnes pratiques ». Il faut sortir de cette logique « top down » et redonner du pouvoir d’agir. L’inventivité et la créativité dont font preuve les enseignants les plus innovants dans le domaine du numérique en est un bel exemple. Pour reprendre une de mes formules fétiches et qui inverse une expression populaire : « quand on peut, on veut ! »
Philippe Watrelot
Le 21 mars 2018
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