vendredi, novembre 07, 2014

WISE 2014 : Questions sur la créativité



WISE J3 (jeudi 6 novembre 2014)


Suite et fin du WISE. C’est l’occasion en guise de bilan de revenir sur le titre donné à ce sommet (Imagine, Create Learn – Creativity at the heart of éducation) et de réfléchir sur cette notion de créativité qui a été dans tous les discours pendant trois jours.


Suite et fin
Les journées se suivent et se ressemblent un peu. On commence toujours par une réunion en plénière avant des travaux dans les ateliers. La séance de ce jeudi matin avait pour thème “Let’s be créative !”. Et l’exposé initial était proposé par Paul Tough auteur de “How children succeed". Pour lui, persévérance, créativité, optimisme et bien d’autres attitudes ne sont pas des traits de caractères, ce sont des compétences qu'il faut construire. Selon lui, la créativité  suppose que l’on soit capable d’apprendre de ses erreurs et d’analyser la manière dont on apprend et on agit (il parle bien de métacognition). On pense souvent, dit-il, que la créativité a à voir avec la liberté mais ça a surtout à voir avec le “cran” (grit) et la persévérance. Pour lui, une des choses les plus  importantes que peuvent faire les enseignants est donc d'apprendre aux élèves à gérer l’erreur. Mais bien sûr, la gestion de l'échec ne peut marcher que si les enseignants croient en la capacité de réussite de leurs élèves. La table ronde qui a suivi a essayé de repérer les blocages qui gênent la créativité. Nous y reviendrons.
La deuxième partie après l’inévitable coffee break, proposait plusieurs choix. Pour ma part, je me suis intéressé au jeu. La conférence introductive au thème était donnée par le Pr. James Paul Gee. Celui-ci a montré les mécanismes d’apprentissage qui étaient favorisés par le jeu (aussi bien les jeux de plateaux que les jeux vidéo). La table ronde a été assez interactive et vivante et un des intervenants a même fait se lever tout l’amphithéâtre pour...jouer.
Après la pause repas, retour en plénière pour la séance de clôture. L’occasion d’entendre un discours très émouvant d’Ann Cotton la lauréate du prix Wise 2014. Elle est revenue sur son parcours et son projet Camfed (campaign for female éducation) . Pour elle, la cause de la non-scolarisation des filles n’est pas d’abord culturelle mais avant tout économique. C’est la pauvreté qui oblige à faire des choix dans l’éducation des enfants et c’est là que la préférence pour les garçons intervient. Pourtant selon elle « Rien n’a plus d’effets pour une nation que la scolarisation des filles, dans tous les domaines : une fille éduquée a des revenus 25 % supérieurs à ceux d’une fille analphabète. Elle est capable de mieux se prémunir contre tout type de virus ; elle a notamment trois fois moins de risques d’être malade du sida. Elle est plus autonome, se marie et a des enfants plus tard. Ses enfants sont en meilleure santé, et, à leur tour, ils ont plus de chances d’aller à l’école. Enfin, elle contribue à la bonne santé économique du pays et au processus démocratique.» c’est ce qu’elle déclarait dans une interview proposée par Le Monde dans son édition du 4 novembre 2014.
Après ce très beau discours, un dernier panel (c’est ainsi qu’on nomme ici les tables rondes) a rassemblé Jack Lang, Charles Leadbeater un expert anglais et une étudiante Wise. Pour la première fois, on a donc entendu une intervention en français (il y avait des casques de traduction simultanée) puisque l’ancien ministre et aujourd’hui président de l’Institut du Monde Arabe a prétexté un “anglais rustique” pour pouvoir s’exprimer en français. Ce choix de langue a déclenché une mini vague de francophonie puisqu’on a eu droit ensuite à quelques questions du public exprimées en français par des africains ou des quataris. Et curieusement cela a aussi déclenché des questions sur le système éducatif français que l’ancien ministre a jugé trop sélectif et « bon pour les bons, mais ne parvenant pas à répondre aux problèmes de ceux qui ont des difficultés d’apprentissage ». L’expert anglais, pour sa part a rappelé qu’un système inégalitaire ne peut pas être jugé efficace...
Le discours du président du WISE a ensuite clos officiellement  ce sixième sommet.


Questions sur la créativité.
Il est difficile de faire un bilan après trois jours menés à un rythme effréné. Mais en guise de conclusion on peut proposer de revenir sur le mot-clé de ces trois journées : la créativité.
(Avant d’aller plus loin dans cette tentative de réponse à ces questions, je dois dire que cette partie de texte s'appuie sur les contributions des lecteurs de mon mur Facebook aux questions que je leur ai posées. C’est donc une forme d’écriture collaborative.)

Qu’est-ce que la créativité ? et pourquoi est-ce important ?
Le terme est revenu sans cesse dans la bouche de tous les intervenants. Mais peu ont pris la peine de le définir tant il semblait évident. Pourtant, ce n’est pas aussi simple que cela même si on peut repérer quelques constantes. D’abord évidemment la créativité a à voir avec l’innovation et la capacité à créer quelque chose de nouveau et d’original. Mais c’est aussi la capacité à trouver des solutions à un problème. Des solutions et pas une seule (flexibilité), ce qui suppose la divergence voire la déviance. Et l’acceptation du hasard et de l’erreur. Car il faut aussi rappeler que la création, si elle est souvent dans les représentations associée à l’image de l’“éclair de génie” est en fait un processus lent, itératif fait d’essais et d’erreurs où l’on se questionne sur ce que l’on est en train de faire. 
“La créativité c'est l'intelligence qui s'amuse”
Avec cet essai de définition, on voit bien le lien avec les mécanismes d’apprentissage. Fondamentalement l’acte d’apprendre est une forme de créativité puisqu’il s’agit de créer des liens et des connexions nouvelles dans notre cerveau. Si la créativité est souhaitable c’est donc d’abord parce que c’est la condition même pour apprendre ! La simple reproduction d'un exercice ne suffit pas à inférer qu’on a appris et qu'on maîtrise un savoir, il faut pouvoir mobiliser ses ressources dans un contexte nouveau.  Et la gestion de l’erreur évoquée par Paul Tough est aussi un élément important de la construction des connaissances et des compétences.
Et la créativité n’est pas seulement au coeur des apprentissages mais est aussi la condition de l’enseignement. Enseigner n’est pas (encore !) un métier standardisé et taylorisé. C’est un artisanat où l’on doit trouver les meilleurs moyens de répondre aux besoins spécifiques de ses élèves. Et cela passe forcément par un processus de création.
Bien sûr la créativité a aussi d’autres enjeux. Proposer une formation qui favorise la créativité et créer les conditions favorables à une culture de l’innovation, cela a évidemment des effets économiques. Cela a été dit explicitement à de nombreuses reprises au cours du sommet : des individus innovants sont de plus en plus nécessaires dans un contexte incertain. Et l’économie de la connaissance repose évidemment sur l’innovation économique et sa maîtrise.


Est-ce que la créativité s’enseigne ?
Lors du diner de gala, j’étais assis à côté d’une enseignante allemande vivant en Nouvelle Zélande et qui s’est présentée à moi comme “professeure de créativité”. Elle travaillait dans l’enseignement supérieur et animait des ateliers où elle mettait les étudiants dans des situations de création.
Pour un français cela peut sembler curieux (sauf peut-être pour ceux qui travaillent dans des écoles d’art appliqués...) On a tendance à voir de manière spontanée la créativité comme une disposition, un trait de caractère, presque de l’ordre de l’inné...
Pour Paul Tough l'intervenant du jeudi matin, la créativité tout comme la persévérance ou l’optimisme ne sont pas des traits de caractère, ce sont des compétences qu'il faut construire. Dès l’instant où on fait cette hypothèse, il peut être alors question de ressources, de modalités favorables etc...
C'est un peu la même problématique que pour l'oral. On peut dire d'un élève “il est réservé, c'est son caractère” et ne jamais le faire travailler l'oral ou considérer que c'est une compétence qu'il faut développer ! C’est une vraie difficulté qu’on retrouve avec le débat sur les compétences. Si (avec du mal... !) certains admettent qu’il peut y avoir des compétences liées à des savoirs, cela devient plus difficile dès l’instant où on parle de compétences sociales (et qu’on appelait autrefois “savoir-être”). A la rigueur dans les petites classes mais dans le secondaire vous n’y pensez pas... Pour ceux là ce serait évaluer la “personnalité”.
Peut-être pourrait-on s’accorder sur l'idée qu’il y a des dispositifs, des organisations de classe, des formes d’enseignement qui favorisent plus ou moins la créativité des élèves (et aussi des enseignants...) ? 

Comment mettre en place les conditions de la créativité ? Et qu’est-ce qui bloque ?
Repérer ce qui bloque peut être un moyen par un raisonnement a contrario de définir les conditions pour faire vivre la créativité.
Le premier jour du WISE, Ronald Beghetto s’interrogeait sur les conditions favorables et les blocages et dénonçait la “pédagogie de la réponse” comme  un frein à la créativité. On ne propose pas des problèmes à résoudre mais on pose des questions à un élève qui essaie de deviner ce qui ferait plaisir à l’enseignant...
“Je suis très créatif, et les gens créatifs ne craignent pas d'échouer”
Poser les bonnes questions, observer qu'il n'y a pas toujours une seule réponse à une question et que le problème est ouvert ... Faire admettre aux élèves que le chemin est tout aussi important que la réponse  elle même. Travailler avec les élèves, comme nous y invitait Paul Tough,  à gérer l’erreur et l’échec... Autant de pistes pour chaque  enseignant au service d’une évolution modeste mais durable des pratiques. 
Une très belle citation pourrait résumer cette posture éducative : “Agis en sorte qu'autrui puisse augmenter le nombre de choix possibles”(Camus)
Plus globalement, on est créatif dans un environnement où les possibles sont multiples et riches, où l'on est invité et encouragé à faire preuve d’autonomie. Cela suppose des situations où on n’est pas inhibé par des jugements qui tombent comme des couperets.
Un autre frein à la créativité peut se trouver dans l’excès de contrôle. Pour beaucoup d’enseignants, l’autonomie et a fortiori la créativité, c’est le chaos, le désordre ! L’enjeu se situe donc dans la posture de l’enseignant. Celui-ci doit donc être capable de lâcher prise et de s’autoriser à accepter de ne plus être dans une position centrale et d’avoir l’illusion de tout contrôler.
Au delà de l’enseignant dans sa classe, c’est tout le système éducatif qui doit être interrogé. Lorsque j’ai posé la question dans les réseaux sociaux où je suis présent, tous ceux qui m’ont répondu l’ont fait en constatant que la créativité des élèves et encore plus celle des enseignants n’était pas encouragée dans le système scolaire. Mais les constats sont les mêmes au niveau international si l’on entend bien ce qui s’est dit au WISE. D’abord parce que dans de très nombreux systèmes et la France en est un exemple ultime, les programmes définissent non seulement ce qu’il faut apprendre mais aussi la façon de l’apprendre. Lorsqu’on est à ce point obsédé par les procédures, comment laisser de la place pour la créativité ? La question est donc aussi politique. Veut-on  un enseignant concepteur ou créatif ou applicateur ? On n’a pas le choix. Dans un contexte de plus en plus incertain et changeant, on a besoin de créativité.
Celle-ci est en effet souvent le produit d’un écart par rapport à une norme, une coutume une autre manière d’envisager les solutions et d’un certaine façon, une forme de déviance. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle rejoint la problématique de l’innovation. Et bien souvent l’originalité, le “pas de côté” sont mal vus par les collègues d’un établissement même si l’institution peut par ailleurs soutenir la démarche. Tony Wagner posait la question durant la conférence inaugurale : « Chaque entreprise aujourd’hui a un département Recherche-Développement . Où est la R&D dans les établissements et dans le système éducatif ? ». Si au niveau ministériel une telle structure existe en France avec la DRDIE, la question du Dr. Wagner est légitime pour ce qu’il en est de la place accordée à la recherche et l’innovation au niveau de chaque école, collège ou lycée. Bien sûr des collègues innovent mais cela se fait trop souvent dans le secret de la classe et sans réflexion commune et une insuffisante mutualisation. L’empowerement est revenu comme une nécessité dans plusieurs interventions.
Les conditions de la créativité sont donc à la fois personnelles, institutionnelles et culturelles.

Comment former les enseignants à la créativité et l'innovation ?
Le titre de la première conférence (Tony Wagner) du WISE était peut-on former et créer des innovateurs ?” Bien sûr on y parlait plus des élèves que des enseignants. Mais la question de leur formation était directement posée dans plusieurs autres moments de ce sommet. Empowering Teachers for Creativity” était ainsi le titre d’une autre table ronde. D’autres ateliers ont aussi abordé cette thématique.
La Compétence 14 du référentiel métier de 2013 en France  définit l’objectif de  «S'engager dans une démarche individuelle et collective de développement professionnel» et insiste sur la nécessité  pour les enseignants de développer des « démarches d'innovation pédagogique visant à l'amélioration des pratiques.» Mais au delà des référentiels officiels qui définissent un enseignant idéal, la question est surtout de voir quels dispositifs peuvent se mettre en place dans une formation initiale et continue favorisant l’innovation et la créativité.
Je m’étais déjà risqué à proposer quelques pistes dans un billet de mars 2014 portant sur l’innovation. Parmi toutes celles évoquées, j’insisterais sur la nécessité d’une approche plus interdisciplinaire. Comme on a pu le voir à travers plusieurs projets présentés lors de ce congrès, la culture de l’innovation et de la créativité passe par l’interdisciplinarité et la capacité à faire des liens entre différents domaines.
Mais l’autre condition majeure c’est l’analyse de pratiques. Le créateur, dans quelque domaine que ce soit, est quelqu’un qui interroge sans cesse sa manière de faire. Alors que rouvre à Paris, le musée qui lui est consacré, souvenons-nous que Picasso, qui est sans doute l’exemple ultime du créateur, a sans arrêt, tout au long de sa vie, questionné sa manière de faire et de créer. « Un tableau était une somme d'additions. Chez moi, un tableau est une somme de destructions.  » avait-il déclaré. Pour être capable de créer, il faut se placer dans une logique de recherche permanente et de doute critique. Et cette compétence là devrait être au coeur de la posture de l’enseignant.



Au terme de ces trois jours, je ne sais pas s’il est déjà le moment de tirer un bilan complet sur cette expérience particulière et ce moment privilégié ( ! ) et hors du temps. Le retour au réel est cependant rapide puisque j’ai retrouvé ce vendredi mes élèves dans mon lycée.
Le premier bilan sera peut-être de se demander si les réflexions issues de ces trois jours auront eu un effet sur ma réflexion et surtout sur ma pratique professionnelle.
Les polémiques sur cet évènement existent et doivent être entendues, j’ai essayé à ma manière d'en tenir compte et d’y répondre dans les précédents billets. Mais, dans celui-ci j’ai surtout tenté de traiter le sujet lui même de ce sommet et de questionner le concept qui a traversé toutes les contributions et d’en voir la pertinence.
En somme de parler de pédagogie, c’est ce qui m’intéresse le plus...!

Philippe Watrelot

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