J’écris ce premier billet de blog dans un avion de la Qatar
Airways qui m’emmène vers Doha où se tient la sixième session du World Innovative Summit for Education (WISE).
Ce lundi matin, j’ai fait cours dans mon lycée de banlieue où j’ai rendu les
copies que j’avais corrigé durant les vacances, comme de très nombreux profs, puis j’ai pris le RER pour me rendre à l’aéroport. A un collègue qui me
demandait pourquoi je venais au lycée avec une valise, je lui ai répondu que je
prenais l’avion pour me rendre à Doha. Et bien sûr la question qui est
immédiatement venue : “mais
qu’est-ce que tu vas faire là bas ?”.
Cette question je me la suis moi même posée. Et elle est
corollaire à une autre question : pourquoi m’a t-on invité ?
Au mois de mai dernier, je reçois un e-mail dont voici un
extrait « je suis XXXX et je
travaille dans l’équipe de communication digitale pour le World Innovation
Summit for Education (WISE), une initiative de la Qatar Foundation. Je vous
contacte au sujet du 6ème sommet WISE, qui se tiendra du 4 au 6 novembre
prochain, à Doha, au Qatar.
Nous vous suivons
régulièrement sur Twitter et sur votre blog ‘Chronique Education’ et étant
donné votre intérêt et votre expertise sur les questions relatives à
l’éducation, à l’école et son évolution, nous aimerions vous inviter au
prochain sommet WISE 2014. Seriez-vous intéressé ? Cette année, le sommet aura pour thème "Imaginer -
Créer - Apprendre : La créativité au cœur de l’éducation". »
Hésitations
J’ai fait patienter voire s’impatienter mon interlocuteur
avant de lui donner ma réponse. Mes hésitations étaient faciles à comprendre.
Ce sommet international a fait l’objet d’un certain nombre de critiques. Même
si plusieurs français (experts et journalistes) s’y sont déjà rendu, il y a eu aussi de la méfiance à l’égard de l’organisateur de ce sommet, la Qatar
Foundation. Je ne vais pas ici et
maintenant faire la liste des critiques, on pourra les trouver dans plusieurs
textes ici
ou là.
Il y a de quoi hésiter ou en tout cas la nécessité de bien mesurer la portée d’une
décision.
Car mes hésitations sont aussi liées à ma position
institutionnelle. Même si l’invitation est personnelle et n’y fait pas
référence, on ne peut oublier que je suis par ailleurs président d’un mouvement
pédagogique. Lorsque j’ai demandé leur avis à mes collègues militants, les avis
étaient partagés. J’ai, au final, pris ma décision seul, elle n’engage que moi
et je m’exprimerai principalement sur mon blog personnel.
La possibilité d’une instrumentalisation existe. Je sais le
pouvoir de la communication surtout quand cela s’accompagne de moyens
financiers importants. Je m’attend à en avoir « plein la vue ». Je
sais aussi que l’exotisme de l’endroit de ce sommet a pu jouer dans ma prise de
décision. Pour le fils d’ouvrier (mais travaillant à Air France...) que je
suis, la découverte d’une nouvelle capitale et d’une nouvelle culture est une
motivation non négligeable. Soyons honnête la manière dont l’invitation est
formulée a aussi un côté assez flatteur. Lorsqu’on se débat, comme moi, depuis
des années avec un “complexe de l’imposteur”, cela est évidemment flatteur pour
l’égo. Et en même temps, je suppose que si j’ai été invité c’est peut-être
parce que je suis un “second choix” alors que de vrais experts n’ont pas
souhaité s’y rendre. Je sais aussi que ce sentiment d’imposture est peut-être
une de mes meilleures défenses pour ne pas me laisser complètement séduire car
il m’a toujours donné une position de spectateur un peu décalé et donc
critique. J’ai déjà vécu des situations semblables lorsque j’ai été amené à
évoluer dans des milieux hyper-privilégiés quand j’étais enseignant au lycée
français de New-York.
Motivations
C’est peut-être d’ailleurs ce séjour à l’étranger (et mes
voyages antérieurs) qui m’a amené à avoir le regard que j’ai aujourd’hui sur la
société et surtout le système éducatif français. Je trouve que l’on est bien
trop franco-centré et que cela bloque le débat. Pendant longtemps, on a même pu
affirmer que nous avions “le meilleur système
éducatif “ (citation de Jack Lang qui sera d’ailleurs présent au WISE) et
il était difficile d’envisager d’autres modalités de fonctionnement. La
publication des rapports PISA à partir de 2000 a mis à mal cette affirmation et
nous voyons bien que notre école n’est ni juste ni efficace. Il importe d’aller
voir ailleurs non pas pour aller chercher un quelconque modèle scandinave ou
asiatique mais simplement pour mieux réfléchir à notre propre École. Une de mes
motivations principales en me rendant à ce forum est d’approfondir cette
approche comparatiste qui me semble indispensable pour mieux réfléchir et agir
en France et se dire simplement qu’on peut faire autrement...
Cette approche comparatiste, on pourrait simplement l’avoir
par la lecture de livres. Mais cela ne remplacera jamais la rencontre humaine.
Je me fais peut-être des illusions face à un grand barnum de plus de 1500
personnes mais j’espère sincèrement pouvoir échanger avec des personnes qui
partagent la même passion de l’éducation. Car, je crois qu’au delà des critiques
formulées à l’égard de ce sommet, des logiques marchandes et géo-stratégiques qui sont à l’œuvre, il y a des hommes
et des femmes que j’espère sincères dans leurs engagements pour construire une
éducation pour tous.
Et puis, il y a ce thème proposé cette année. La créativité est
bien trop souvent négligée dans un système éducatif qui reste très
conformiste aussi bien à l’égard des élèves que des enseignants. Lorsqu’on a la
conviction qu’on apprend mieux lorsqu’on crée les conditions pour que les
élèves soient acteurs de leurs apprentissages, la créativité est alors un
ressort puissant non seulement de la motivation mais des apprentissages eux mêmes.
Comment faire de notre école un lieu d’une plus grande créativité ? Voilà une question essentielle.
Mais pour que l’École soit plus créative, elle ne peut pas l’être
uniquement pour les élèves. Il est nécessaire que les enseignants puissent être
eux aussi créatifs et innovants. Cette question de l’innovation ou plutôt de l’expérimentation
est pour moi un souci majeur. J’ai plusieurs fois écrit sur ce sujet et mon
action militante est orientée vers cette nécessité de donner plus de pouvoir d’agir
collectivement aux enseignants.
Bien sûr, on pourra me rétorquer que je suis peut-être trop
naïf ou exagérément optimiste. Au passage, je pense qu’il est préférable d’être
optimiste que cynique quand on s’occupe d’éducation. J’ai pris pour parti depuis longtemps de ne pas juger d'un
dispositif "à froid" avant de m'y être impliqué ou d'en avoir vu les potentialités. Cela est surtout valable évidemment dans le domaine de l'éducation où, en France, on a souvent tiré les conclusions avant même d'avoir
essayé ! Mais cela peut s’appliquer aussi à ces trois jours.
Je ne peux pas dire que je pars sans a priori (puisque j'en
ai) mais du moins, je vais essayer de me faire une opinion à partir de ce que
je vais observer et de mes rencontres.
A l’inverse de ce qui se pratique trop souvent en France, la
question va donc être de savoir si on peut s'intéresser à ce qui est dit
indépendamment de qui le dit et surtout de "où" il le dit...
Point d’ancrage
Pour clore ce billet comme je l’ai commencé, j’ai précisé à
mon collègue ce lundi matin que je ne ratais que quatre heures de cours et que
celles-ci seraient évidemment remplacées. Et dès vendredi, je serai devant mes
élèves. Contre le risque de prise de grosse tête et un sentiment d’irréalité
après ce voyage dans les “hautes sphères” rien de tel que ce remède : le
contact et le travail avec les élèves.
Philippe Watrelot
Mes billets sur le WISE 2014
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