- En parler à l’École – Que faire ? - Factures -
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Il y avait d’autres jours avant mercredi ? Il y avait d’autres sujets dans l’actualité ? J’ai tout oublié. La semaine a commencé mercredi en fin de matinée. Et je ne sais quand cette séquence se terminera. Car mon inquiétude est de savoir si ce qu'on a vécu est un commencement ou une fin.
Comme ce bloc-notes est consacré à l’éducation, je voudrais surtout interroger les effets de cet évènement sur l’École à l’occasion de la minute de silence et de l’évocation des faits auprès des élèves. Les réactions, diverses selon les situations, doivent interpeller les éducateurs que nous sommes mais aussi tous les responsables politiques. Les journées que nous venons de vivre sont des journées qui resteront dans l’histoire, dans nos histoires. Il nous appartient de construire les réponses. Pour combattre le pire, il faut cultiver le meilleur.
En parler à l’École
La journée de jeudi était une journée de deuil national. Dans tous les établissements scolaires de France, on a fait une minute de silence. Ou presque. Certains ne l’ont pas fait. Dans d’autres elle a été perturbée. Mais globalement, ce moment a été l’occasion d’exprimer un recueillement à la mesure du choc. De très nombreux enseignants, au delà de la minute de silence, ont proposé aussi des moments d’échange et de travail à leurs élèves. Comme y invitait d’ailleurs le courrier de la Ministre dont voici les principaux extraits : “L’École de la République transmet aux élèves une culture commune de la tolérance mutuelle et du respect. Chaque élève y apprend à refuser l’intolérance, la haine, le racisme et la violence sous toutes ses formes. L'École éduque à la Liberté: la liberté de conscience, d'expression et de choix du sens que chacun donne à sa vie; l'ouverture aux autres et la tolérance réciproque. L'École éduque à l'Égalité et à la Fraternité en enseignant aux élèves qu'ils sont tous égaux. Elle leur permet d'en faire l'expérience en les accueillant tous sans aucune discrimination. Au moment où notre pays manifeste son unité nationale face à l'épreuve, l'École doit plus que jamais porter l'idéal de la République. Je vous invite à répondre favorablement aux besoins ou demandes d'expression qui pourraient avoir lieu dans les classes en vous laissant le soin, si vous le souhaitez, de vous appuyer sur l'ensemble des ressources pédagogiques que les services du ministère tiennent à votre disposition.”
La presse évoque cela avec des articles contrastés. Certains plutôt positifs comme celui celui de Rue89 . Mais il faut noter que le titre de cet article a changé. Initialement intitulé “Parler de Charlie Hebdo à l’École : ils sont intelligents mes élèves ”, il est devenu samedi soir “Beaucoup d’élèves sont choqués par les dessins de Charlie Hebdo”. Ce changement de titre est symptomatique. Car dans le reste de la presse la tonalité est plutôt négative. Que ce soit Le Monde avec un premier article “A Saint-Denis, collégiens et lycéens ne sont pas tous « Charlie » ” ou un autre assez semblable intitulé “« On ne rigole pas avec la religion » ” ou bien encore Le Figaro qui évoque “ces minutes de silence qui ont dérapé dans les écoles ”. On peut citer encore L’Express qui rapporte les propos d’“Imad, élève de CM1 : "Ils n'avaient pas le droit de se moquer du prophète" ” et Le Point qui évoque “Le désarroi d'une prof qui parle de "Charlie" à ses élèves ”. Un article de La Libre Belgique revient lui aussi sur ces faits en parlant “Des jeunes [qui] justifient l'attentat contre Charlie Hebdo ”.
On connait l “effet lampadaire” qui consiste à chercher là où est déjà la lumière. En d’autres termes, n’a t-on pas amplifié ces réactions ? Selon le Ministère dans des propos rapportés par Le Monde « dans la très grande majorité des cas, tout s'est bien déroulé lors de la minute de silence, jeudi 8 janvier à midi ». Et on précise que «néanmoins, certains cas de perturbation de la minute de silence par des élèves nous ont été signalés. Ils ont été traités localement par les équipes éducatives, de manière proportionnée à la gravité des faits». Les syndicats d'enseignants et de chefs d'établissement sont sur la même ligne. Le SNPDEN, majoritaire parmi les proviseurs, évoque des « contestations moins importantes que lors de l'affaire Merah », même s'il fait état de « collègues inquiets au point, dans certains établissements, de renoncer au temps de recueillement et de débat ».
Que fait-on ?
Il ne s’agit donc pas de nier les difficultés qui ont pu survenir mais il faut aussi les relativiser. Mais en effet ces comportements existent et ils sont, me semble t-il un symptôme qu’il faut sérieusement prendre en compte. J’y reviendrai. Il n’y a, en tout cas, pas de réponse absolue et facile à cette question “que fait-on?”. Je n'ai que des réponses partielles et difficiles.
Que fait-on ? Déjà, on ne baisse pas les bras. On essaie malgré tout. Se résigner ne fait pas partie de l’éthique professionnelle. Et puis surtout on essaie d'agir collectivement. Car à plusieurs, on est peut-être plus intelligent et plus fort que tout seul. Or, dans trop de cas, les enseignants se sont retrouvés seuls face à ces difficultés. Et cela montre bien les limites de l’isolement et de l’individualisme des enseignants Des professeurs qui sont quelquefois très décalés socialement des élèves qu’ils ont en face d’eux et n’ont pas les outils d’analyse pour les comprendre. Ce sont aussi les limites d’une formation essentiellement disciplinaire dont la didactique évacue trop les “questions sensibles” et qui donne trop peu d’outils pédagogiques de gestion de classe.
Dans un “travail” avec les élèves sur des évènements tels que ceux là, il ne s'agit pas d'en rester au stade de l'émotion. Même si elle est réelle, et qu'il ne fallait pas l'occulter. Nous ne sommes pas de purs esprits et j’ai moi même eu du mal à contenir mon émotion en classe avec mes propres élèves (d’autant plus que Charb était un ami des Cahiers Pédagogiques ).
Il était important aussi de rappeler les valeurs, celles de la république et de la démocratie. Poser les principes de la liberté d'expression et de l'État de droit. Mais à mon sens, il ne s'agissait pas de rentrer dans ce qui aurait pu être ressenti comme un conflit de valeurs. On pouvait entendre aussi ce que disent ces élèves. Quand une élève murmure avec une toute petite voix “mais dessiner le prophète, c'est pas bien" il faut l'entendre. Et éviter la stigmatisation et les amalgames. Quant aux valeurs, celles ci ne sont pas grand chose si on en reste au niveau de l'énonciation. Les valeurs n'existent que lorsqu'elles sont mises en action. Dans nos actes au quotidien et dans nos pratiques de classe. Quand la Ministre écrit “Notre école a la responsabilité de faire vivre la fraternité. ”, elle parle bien de nos pratiques, de ce qui devrait se vivre dans nos classes, nos établissements.
Plus encore qu’une émotion et au delà des valeurs partagées notre travail d’enseignant se situe au niveau des connaissances et des compétences. Il était possible même dans ces circonstances d'en faire un objet d'étude et d'analyse, un moment d’apprentissage. Ne serait-ce qu'en remettant cela dans un contexte, en donnant des informations permettant aux élèves de mieux comprendre plutôt que de seulement ressentir, (voire subir) une émotion.
Par ailleurs, Jean-Michel Zakhartchouk nous rappelle dans un billet de blog que le nouveau socle commun va insister beaucoup sur la formation au jugement critique. Plusieurs témoignages nous montrent que de nombreux enseignants ont construit des supports pédagogiques allant dans ce sens qui mettent les élèves dans des situations d’apprentissages et qui font vivre le débat.
Factures
Mais l'essentiel du travail, je le concède, c'est un travail de longue haleine, dans la durée.
N’oublions pas que les trois assassins djihadistes sont allés à l'école en France. Souvenons nous aussi de Khaled Kelkal . Ce jeune lyonnais est un des principaux responsables de la vague d'attentats en 1995. Il a été tué par la police lors d'une traque assez similaire à ce que nous venons de vivre. Or, quelques années auparavant un sociologue avait mené des entretiens avec des "jeunes de banlieue" et avait interrogé le jeune Khaled alors âgé de 21 ans . Il parlait de son rapport à l'École : "au lycée, Moi, je ne trouvais pas ma place, j'étais mal. Je suis arrivé au point de me dire : « Qu'est-ce que je fous là ? ». Alors ça a commencé. On a volé, on a commencé à traîner. On voyait qu'on pouvait, tout en volant, gagner de l'argent. Et, chaque fois, la délinquance grandit. Si pendant ce laps de temps on ne se rattrape pas, le mec devient un gangster. Un an après, il prend les armes." Alors ça a commencé. On a volé, on a commencé à traîner. On voyait qu'on pouvait, tout en volant, gagner de l'argent. Et, chaque fois, la délinquance grandit. Si pendant ce laps de temps on ne se rattrape pas, le mec devient un gangster. Un an après, il prend les armes."A la lecture de cet entretien, on découvre un jeune homme comme il en existe beaucoup dans les quartiers populaires. Moins de deux ans après cette interview, Kelkal sera devenu un terroriste. A t-on oublié l’émotion suscitée par cette affaire et la réflexion sur l’École qu’elle avait engendrée ? A t-on oublié les émeutes urbaines de 2005 ? Est-on condamné à avoir la mémoire courte ?
Les réactions de ces élèves qui refusent la minute de silence et au delà le germe de l'extrémisme lui même se nourrissent d'un sentiment d'exclusion, de stigmatisation qu'il faut absolument combattre. Il faut le combattre par la tolérance d'une laïcité ouverte et respectueuse. Il faut surtout le combattre en construisant une école qui ne fabrique pas de l'échec à tour de bras. Une École qui se soucie de chacun et qui lutte vraiment contre les inégalités.
Alors, bien sûr, on me dira que ce n'est pas seulement l'affaire de l'École. Et on aura raison. Je lis ce qui se passe aujourd'hui (les attentats et les réactions de certains élèves) aussi comme la présentation de la facture non réglée jusqu'à maintenant des émeutes urbaines de 2005. C'est la facture d'une politique de la ville trop dispersée et pas assez coordonnée. C'est aussi la facture de la crise, du chômage et de toutes les peurs et les haines qui s'en sont nourries.
“Changer l'école pour changer la société, changer la société pour changer l'école". C'est le slogan du CRAP-Cahiers Pédagogiques depuis très longtemps et il dit bien la difficulté de l'action. Alors, j’ai envie de dire comme chacun de mes collègues que bien sûr, moi, petit enseignant dans ma classe, je ne peux pas grand chose. Mais je ne me résigne pas et je fais ma part...
Bonne Lecture...
Philippe Watrelot
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1 commentaire:
Cher Philippe,
Je ne suis pas complétement d'accord avec l'explication que tu proposes à la dérive des assassins de la semaine dernière. Il y a bien sur des facteurs économiques et sociaux qui rentrent en ligne de jeu, mais la politique existe et a sa propre autonomie. Sinon, on aurait des milliers des jeunes en armes dans nôtres banlieues.Les gens, les tueurs dans notre cas, on aussi son autonomie et ils sont responsables de leurs actes.
Je te rappelle que des jeunes français de classe moyenne, parfois convertis, sont aussi partis en Syrie où ils se consacrent à décapiter des êtres humains. Et cela sans être passés par la case "cité".
On peut être fils d’immigré et musulman musulman et être aussi un fasciste. Comme cela peut être le cas de n'importe quelle autre personne issue de n'importe quelle autre religion ou origine.
Ce n'est pas parce qu'il y a des choses à améliorer dans notre société qu'il faut renoncer à défendre les valeurs qui la fondent, à commencer par la laïcité, comme ça, sans adjectifs (lire l'édito de G. Biard dans le Charlie d'aujourd'hui.
Si la gauche (ou une partie d'elle qui a renoncé) ne s'y met pas à se battre pour la laïcité et ne se libère pas de cette vision réductionniste (et foncièrement raciste) que fait de chaque jeune banlieusard "issu de l’immigration" une victime et de l'islam la religion des pauvres et des opprimés, on risque de laisser la tâche à l'extreme-droite.
Amicalement.
Alberto Guinda
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