Les
Sciences économiques et sociales ont cinquante ans cette année et je souhaite à ma manière rendre hommage à cette discipline que j'enseigne depuis 1981 (et que j'ai connu aussi comme élève!) avec ce texte qui se veut une synthèse de mes réflexions sur son histoire et les débats qui la traversent. Ce travail s'appuie évidemment en grande partie sur des travaux que je propose aux étudiants et stagiaires que je forme à l'ESPÉ de Paris.
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Les SES ont donc été
créées à titre expérimental pendant l’année 1966-1967 (circulaire 66-271 du 26
juillet 1966) dans les classes de seconde des lycées d’enseignement général
puis étendues ensuite aux classes de première et de Terminale avec la création
de la section B qui deviendra la série ES en 1993. En cinquante ans, la
discipline a connu cinq modifications majeures de programmes. Elle a aussi vu
se produire des transformations importantes dans ses pratiques et dans son
statut même. Elle a connu aussi des attaques récurrentes venant de plusieurs
fronts et est l’objet de débats internes assez virulents.
Cinquante
ans, c’est (quelquefois) l’âge des doutes existentiels. La discipline et les
enseignants de SES sont confrontés à des questions qui peuvent éventuellement
faire douter de son avenir mais aussi lui permettre de se refonder. On peut
mourir à cinquante ans ou retrouver une deuxième jeunesse...
I - Une discipline originale qui s’est institutionnalisée
et transformée
A)
L’ « esprit des
SES »
En
1959, le général de Gaulle demande à Jacques Rueff, un économiste, et à Louis
Armand, un grand commis de l'Etat, un rapport sur les causes du retard
économique de la France. Le rapport préconise l'élévation de la qualification
et du niveau de connaissance économique de la jeunesse. La réforme menée par le
ministre Christian Fouchet, qui cherche à élargir l'accès au lycée, conduit à
la création des bacs techniques F et G en 1965 et du bac B " économique et
social " en 1966. Le premier ministre, Georges Pompidou, explique aux
députés qu'il s'agit de « mettre
l'enseignement de plain-pied avec le monde moderne ». Mais l'objectif
est également de faire entrer au lycée « d'autres formes de culture ».
Christian
Fouchet demande alors à Charles Morazé, un historien, normalien comme lui, de
créer de toutes pièces le nouveau programme. Une commission réunit économistes
(Jean Fourastié, Raymond Barre…), sociologues (Pierre Bourdieu, Raymond
Boudon…), démographes, historiens, etc. Marcel Roncayolo, géographe, et Guy Palmade,
historien, qui devient inspecteur général de la discipline de sa création
jusqu'au début des années 1990, joueront un rôle majeur. Ils sont des proches
de Fernand Braudel, partisans de l'unité des sciences sociales. Leur projet est
de faire se croiser, autour d'objets économiques déterminés - la famille,
l'entreprise, l'économie d'un pays - les approches de la démographie, de la
sociologie, de la science politique, de la statistique, de la science
économique, de l'histoire, de la géographie...
Les
grands principes énoncés dans les instructions officielles de juillet et
octobre 1967, même s’ils reposent sur des idées qui correspondent à l’air du
temps, vont marquer durablement les caractéristiques de l’enseignement des
sciences économiques et sociales. Ce nouvel enseignement repose sur le postulat
de "l’unité didactique" des sciences sociales. Il prône en
conséquence une approche pluridisciplinaire intégrée, seule susceptible de
dépasser des clivages disciplinaires jugés alors périmés. L’enjeu est surtout
de favoriser la motivation des élèves. Face à une question complexe (les fameux
“objets-problèmes”) et qui doit faire sens pour les élèves, il faut convoquer
plusieurs sciences sociales pour en comprendre les enjeux.
Les
instructions officielles de 1967 consacrent de longs développements à la mise
en œuvre de la démarche pédagogique et accordent un statut privilégié à « la constitution et au commentaire de
dossiers documentaires » tant au niveau de l’enseignement que de
l’évaluation du travail des élèves. La manière dont est conçu le travail sur
documents est particulièrement novatrice pour l’époque. Ce travail intervient
dans toutes les phases de la démarche pédagogique : les documents permettent de
sensibiliser les élèves aux problèmes à étudier, de les aider à construire une
problématique et à élaborer un plan ; ils nourrissent également leur réflexion
et servent à alimenter la synthèse qui leur sera ensuite demandée ; la
constitution de dossiers documentaires par les élèves eux-mêmes pour prolonger ou
approfondir des éléments du cours et la production de documents, à la suite de
visites d’entreprises ou de la réalisation d’enquêtes, sont aussi fortement
encouragées.
Le
souci des fondateurs de la discipline est d’éviter de confronter trop tôt les
élèves à des modèles théoriques déconnectés de la réalité. Le choix de
privilégier le travail sur documents correspond également à une conception des
apprentissages qui se refuse à dissocier les résultats de la recherche de
l’analyse des données qui ont servi à les produire. Plutôt que d’accumuler des
connaissances, il s’agit de développer chez l’élève "une certaine attitude intellectuelle" et de le former à
l’esprit expérimental (instructions de 67). C’est enfin un moyen de modifier
les rapports entre professeurs et élèves au sein de la classe en remplaçant le
cours magistral par "le dialogue permanent" entre maître et élèves.
Il s’agit donc de mettre les élèves en position de recherche active en leur
permettant d’appuyer leurs raisonnements sur des informations diversifiées
correspondant à la complexité de la réalité sociale et aux multiples
interprétations qui peuvent en être faites. L’ambition pédagogique est déjà de
favoriser le développement de l’autonomie de l’élève par des méthodes actives. Ce
qui est à l’époque relativement nouveau et singulier dans une école marquée par
une pédagogie très frontale et traditionnelle. Plus généralement avec ces
instructions de 1967 et les stages de formation (à Sévres) qui vont suivre il y
a la volonté de faire de cette discipline scolaire un enseignement de culture
générale et de formation à la citoyenneté plutôt qu’une propédeutique à des
études universitaires spécialisées.
B)
des pratiques qui évoluent
On
ne va pas reprendre ici l’ensemble des étapes de l’histoire des SES. En dehors des changements de
programmes et d’épreuves du bac, on retiendra surtout deux évolutions
significatives.
En
premier lieu c’est l’évolution des pratiques des enseignants. Dans les années
70 et le début des années 80, les cours de SES étaient ceux « où on faisait des débats et des travaux de
groupe ». Une bonne partie de la spécificité de cet enseignement
reposait alors sur les méthodes actives. On peut dire que l’évolution des
pratiques enseignantes en SES s’est faite à rebours des autres disciplines.
Alors que les débuts de la matière étaient marqués par une pédagogie
“nouvelle”, les études réalisées aujourd’hui montrent que la norme actuelle est
en fait celle du cours dialogué alors que l’innovation pédagogique s’est
développée dans les autres matières. Les pratiques innovantes, si elles
existent toujours, sont moins fréquentes et cantonnées à des espaces
spécifiques tels que les travaux dirigés et l’accompagnement personnalisé.
Cette régression est, me semble t-il,
le résultat d’une triple évolution : la lourdeur et l’exigence plus
grande des programmes, l’apparition de nouveaux dispositifs (TPE, EMC…)
dispensant de ces pratiques et enfin la lassitude d’une partie des enseignants
et leur volonté de “respectabilité” et de se rapprocher d’une posture
universitaire.
En
second lieu, c’est l’usage des documents qui s’est transformé. Dès la création
d'un enseignement d'initiation aux faits économiques et sociaux, les
Instructions officielles (juillet et octobre 1967) privilégient comme méthode
pédagogique « la constitution et le
commentaire de dossiers documentaires » tant au niveau de
l'enseignement que de l'évaluation du travail des élèves. Les documents
utilisés dans cette première période relève d’une approche essentiellement
inductive ou du moins empirique en étant essentiellement des documents
descriptifs. Bien sûr on y trouve, dès le départ, de nombreux documents statistiques
mais aussi des articles de presse, des témoignages, des résultats d’enquêtes.
La taille des documents est très variable et on n’hésite pas à faire étudier
des extraits relativement longs de romans ou de reportages ou encore des dessins
de presse. On notera qu’on n’étudie jamais un document seul mais bien un
ensemble de documents de natures diverses. Le travail sur documents est donc
omniprésent dans les pratiques de classe, même si les textes envisagent la
possibilité de recourir épisodiquement au cours magistral à la demande des
élèves. Les manuels scolaires qui apparaissent avec les années 80 et qui
constituent donc la deuxième génération institutionnalisent l’usage du
document. Les manuels de SES apparaissent alors comme atypiques comparés à ceux
des autres disciplines. Ils sont en effet constitués essentiellement de
documents de toute nature avec très peu de “cours” rédigé au sens strict du
terme. Un des manuels les plus utilisés s’appuie notamment sur une bande
dessinée (“Obélix et Compagnie”) pour construire le cours sur l’entreprise. Avec
les années 90, l’usage des documents s’est transformé et réduit. C’est d’abord
sous l’influence d’une critique de l’inductivisme. On a vu en effet de plus en
plus de “vrais-faux" documents constitués d'extraits d'ouvrages de
vulgarisation ou de manuels du supérieur. Et bien souvent la lecture des
documents consistait à « chercher la
clé cachée sous le paillasson ». Autrement dit, à trouver la réponse
contenue dans le document au lieu de partir du document pour construire une
problématique. Une autre critique portait sur un trop grand relativisme puisque
l’on mettait sur le même plan des documents de types très différents comme par
exemple un texte d’auteur avec une bande dessinée ou un dessin satirique.
Enfin, l'apprentissage rigoureux des techniques d'analyse (et notamment pour
les documents statistiques), pouvait être quelquefois négligé par peur de
bloquer l'expression spontanée des élèves.
Dans
les manuels et dans les sujets de baccalauréat, on a vu aussi la taille des
documents se réduire. Dans les manuels, c’est d’abord pour des raisons
éditoriales qu’on a limité la taille et adopté une standardisation limitant la
séance à une seule et même double-page. Pour l’évaluation au baccalauréat, on a
là aussi codifié l’usage, le nombre et la taille des documents. Des dix à douze
documents des dissertations des années 70 on est passé à 3 ou 4 documents
purement factuels aujourd’hui. Les textes ne doivent pas dépasser 1300 signes
et 65 données chiffrées pour les tableaux statistiques.
Un
rapport de l’inspection générale daté de 2000 et intitulé “Statut et rôle du
document en sciences économiques et sociales” constitue une des dernières
observations des pratiques des enseignants. Basée sur les inspections des
enseignants, les inspecteurs constatent que l’utilisation reste une pratique
dominante (95%) mais ils notent que les documents “factuels” ne représentent
plus qu’un quart des sources étudiées. L’essentiel des documents utilisés
provient des manuels mais aussi de revues de vulgarisation. Les auteurs de ce
rapport notent que « la tension
entre la contrainte de scientificité et celle de lisibilité conduit souvent à
apporter des modifications aux documents proposés aux élèves au risque d'en
dénaturer le sens ». On constate également que si les séances de cours
évoluent vers plus de magistral, « les
travaux pratiques donnent cependant
l'occasion aux professeurs de systématiser les méthodes d'exploitation
des documents. »
On
peut dire que la question de l’utilisation des documents est un bon analyseur
de l’évolution de la discipline. Le travail sur documents n'induit pas, à lui
seul, des pratiques de classe fondamentalement différentes du cours magistral.
Tout dépend de la manière dont les documents sont effectivement exploités. La
nature (apparition de “vrais-faux” documents) et l’usage se sont modifiés
depuis la création de la discipline.
Ils apparaissent souvent comme une permanence du passé mais sans avoir
forcément conservé l’esprit initial et avec quelquefois un caractère presque
“rituel”.
C) Les programmes de
2012 sont-ils une rupture ?
S’il
ne s’agit pas de revenir sur les cinq générations de programme, on ne peut pas
faire l’impasse sur la dernière génération de programmes et leur genèse.
Durant
les années 90 et le début des années 2000, les programmes et les manuels de SES
ont été l’objet d’attaques récurrentes (voir plus bas). Les principales sont
venues du monde de l’entreprise mais on a vu aussi des critiques formulées par
les universitaires. Dans la presse, il y a eu de nombreux articles consacrés à
la manière dont les manuels présentaient l’économie et en particulier le
marché. Cette campagne semble orchestrée. En 2006, le ministère de l’économie
crée le Conseil pour la diffusion de la culture économique » (Codice). Composé
de journalistes, dirigeants d’entreprises, hauts fonctionnaires ou économistes,
il fait un certain nombre de recommandations pour améliorer la culture
économique des français. Et préconise de revoir l’enseignement de l’économie.
C’est
dans ce contexte et sur fond de polémique à propos des manuels que le ministre
Xavier Darcos demande à l'économiste Roger Guesnerie de réunir une commission
chargée d'examiner ces manuels. Mais très vite l’objet de la commission va au
delà et s’intéresse aux contenus d'enseignement. La Commission Guesnerie rend
son rapport le 3 juillet 2008. Plus nuancé dans ses critiques que certains
médias le laissent entendre, le rapport prône néanmoins un enseignement
« recentré » sur l’étude d’outils et de concepts (les
“fondamentaux”), laissant peu de place au débat et à la mise en perspective.
Dans
le cadre de la réforme du lycée menée d'abord par Xavier Darcos puis par Luc
Chatel, la réécriture des programmes de SES, effectuée par un « groupe
d’experts » à effectif restreint où les « professeurs de
terrain » étaient peu nombreux (et encore moins après le départ de Sylvain
David, président de l’APSES), s’est appuyée sur les conclusions du rapport
Guesnerie. Les programmes actuels sont le résultat de ce travail.
La
réforme du lycée maintient les séries (L, ES, S) en Première et en Terminale.
Mais la Seconde inclut désormais des “enseignements d'exploration” dans
lesquels sont placées les SES à raison d’1h30 en concurrence avec les Principes
fondamentaux de l’économie et de la gestion (PFEG) dans un premier niveau
d’Enseignement d’Exploration obligatoire.
Quant aux programmes du cycle terminal (Première et Terminale), c’est son préambule (Bulletin officielspécial n°9 du 30 septembre 2010) qui va constituer une modification majeure par rapport à l’ « esprit des SES ». Il est à noter que c’est la première fois depuis 1967 qu’on trouve un préambule si long et détaillé. Ce qui est bien le signe qu’il ne s’agit pas de modifications de façade. Dès le début on indique que l’enseignement des SES a trois objectifs :
Quant aux programmes du cycle terminal (Première et Terminale), c’est son préambule (Bulletin officielspécial n°9 du 30 septembre 2010) qui va constituer une modification majeure par rapport à l’ « esprit des SES ». Il est à noter que c’est la première fois depuis 1967 qu’on trouve un préambule si long et détaillé. Ce qui est bien le signe qu’il ne s’agit pas de modifications de façade. Dès le début on indique que l’enseignement des SES a trois objectifs :
« - permettre aux élèves de s'approprier
progressivement les concepts, méthodes et problématiques essentiels de trois
sciences sociales (la science économique, la sociologie et la science
politique). Il s'agit donc ici de contribuer à la formation intellectuelle des
élèves en développant l'apprentissage rigoureux de savoirs disciplinaires qui sont,
pour l'essentiel, nouveaux pour eux ;
- préparer les élèves à la
poursuite d'études post-baccalauréat et leur permettre de faire des choix
éclairés d'orientation dans l'enseignement supérieur.
- contribuer à leur
formation citoyenne grâce à la maîtrise de connaissances qui favorise la
participation au débat public sur les grands enjeux économiques, sociaux et
politiques.»
Ce
n’est pas complètement nouveau mais on notera que jusque là l’objectif de
formation citoyenne était premier et que l’enseignement n’était pas vu comme
une propédeutique de l’enseignement supérieur.
Et
surtout, tout le préambule insiste sur le nécessaire apprentissage “rigoureux”
des disciplines savantes de référence et l’initiation à une démarche
scientifique (de l’économiste, du sociologue et du politiste). On part donc des
connaissances propres à chaque discipline avant d’éventuellement “croiser les regards”. Il serait faux de
croire que cette position est une rupture totale. Les programmes des
précédentes éditions avaient déjà des chapitres “éco” et des chapitres “socio”.
Et quant aux contenus eux mêmes, à part quelques nouveautés, on y retrouve des
choses déjà enseignées. Les programmes sont toujours des palimpsestes : on
y réécrit sur un matériau qui n’est pas une page blanche mais plein des
précédents écrits.
Cependant, c’est la première fois que cette
séparation disciplinaire est affirmée avec autant de force. Pour le dire autrement il s’agit désormais de “former à” et non “par” la
science économique, la sociologie, la science politique. La nouveauté réside
aussi dans la préconisation forte (presqu’une injonction) d’une démarche
pédagogique reposant sur une certaine conception des apprentissages. On
préconise en effet de partir des “fondamentaux”
pour aller vers une “complexification
progressive”. Cela rentre en collision avec la logique des “objets
problèmes” qui prévalait à la création de l’enseignement et où on partait d’une
situation complexe et d’une question sensible (motivante et qui a du sens) pour
recourir aux différentes approches et les approfondir.
On
peut donc repérer trois origines à cette rupture. La première se situe dans
l’évolution de la finalité du lycée. Les années récentes sont marquées par la
volonté ministérielle de créer un continuum bac-3/bac+3 dans la perspective de
conduire 50% d’une classe d’âge au
niveau licence. La deuxième s’incarne
dans les critiques des
universitaires et de certains lobbys patronaux et qui sera exprimée dans le
rapport Guesnerie (2008). Celui-ci préconisait d’insister sur des
“fondamentaux” et d’éviter les croisements disciplinaires qui risqueraient de
perturber les apprentissages des élèves. On y insistait aussi sur la nécessité
de mieux préparer les élèves aux études universitaires correspondant à ces savoirs.
La troisième origine de ces nouveaux programmes est évidemment à chercher dans le débat récurrent sur
la légitimité de la discipline scolaire que sont les sciences économiques et
sociales. C’est un des débats un peu sur-joués et excessifs qui traversent la
discipline depuis tant d’années et que nous allons maintenant aborder.
Qu’est
ce qui fonde les SES ?
• Les méthodes actives ?
• La démarche inductive ?
• L’objectif de formation à une
« citoyenneté critique » ?
• La démarche interdisciplinaire ?
• La référence aux savoirs savants qui
définit la légitimité des SES ?
Ces
questions là ont fait et font toujours l’objet de débats assez vifs au sein de
la discipline.
A) « Sciences
économiques ET sociales » ou Économie-Sociologie ?
Les
SES ne sont pas la seule discipline qui soit constituée de plusieurs savoirs
savants. Histoire-Géographie, Physique-Chimie, Sciences de la vie et de la
Terre, les exemples sont nombreux. Mais c’est la seule qui appuie avec autant
de force sur la conjonction. Le « et » est le symbole de la
combinaison des différentes sciences sociales (économie, sociologie mais aussi
science politique, démographie, psychologie,…) alors que pour d’autres
disciplines, c’est le tiret qui l’emporte. Par exemple l’histoire
est reliée à la géographie par un trait d’union. Pourtant, ces deux matières
sont presque toujours enseignées séparément même si elles sont représentées par
un seul professeur.
Les sciences économiques et sociales annoncent une autre
logique puisque l’on va combiner les diverses approches autour d’un
objet-problème (le chômage, le travail, l’entreprise...) pour que les élèves
puissent saisir la complexité de “la
société dans laquelle ils vivent”. Ce croisement des références
scientifiques a toujours posé des questions aux détracteurs des SES. Cela a même conduit à dénoncer les SES comme une
« anomalie didactique » (le recteur Boissinot avait alors utilisé
l’expression d’ “erreur génétique”).
Car la discipline scolaire (héritière de l’école des annales) recompose des
sciences sociales nettement disjointes dans l’enseignement supérieur, économie et
sociologie surtout. D’où l’accusation fréquente de manquer de rigueur et de
scientificité.
Au
sein de la profession, le débat est ancien et certains préconisent de faire évoluer les SES vers un
enseignement d’ “économie-sociologie” car, selon ce groupe très organisé, la
discipline trouve sa légitimité et sa spécificité dans un ancrage dans les
disciplines savantes de référence. L’identité disciplinaire ne peut pas, selon
eux, résider dans des méthodes actives ou la formation d’un citoyen qui sont aujourd’hui
affirmées et pratiquées par tous. Cette position se double aussi d’un
refus d’une supposée démarche “inductive” qui nie , selon eux, le fait que
l’observation de la réalité se fait toujours avec une grille théorique et un
“œil habillé” pour reprendre l’expression de Claude Lévy-Strauss.
A l’heure
où la pluri et la trans-disciplinarité sont mises en avant dans les programmes
du collège, cette position peut étonner. Elle renvoie aussi à une référence
(révérence ? ) aux savoirs universitaires qui semble faire du lycée une
sorte de propédeutique de l’université. Or, on peut aussi voir une spécificité
propre aux savoirs scolaires distincte des savoirs universitaires, et une
finalité propre au lycée distincte de la formation universitaire. On peut vouloir
former le bachelier et le futur étudiant mais aussi le futur citoyen…
B) approche linéaire des
savoirs ou approche spiralaire ?
Comment
motiver les élèves ? Cette question ressort aussi des débats au sein de la
profession et que le préambule des programmes de 2011 semble trancher en
préconisant une démarche linéaire où l’on va du simple au complexe et où on
consoliderait des fondamentaux avant d’éventuellement croiser les regards.
On voit bien avec cette expression de “fondamentaux” que ce débat n’est
pas propre aux SES mais qu’il traverse toutes les disciplines ou presque. On a
bien vu son usage dans le cadre de la réforme des programmes du Primaire de
2008 et aujourd’hui dans les déclarations des candidats de la primaire de la
droite. Poser le problème ainsi conduit à oublier que pour faire rentrer dans
les apprentissages il faut aussi se poser la question du sens (et pas seulement
de l’utilité) de ce qu’on apprend.
Sans rentrer dans un débat épistémologique et
didactique, on peut rappeler que c’est bien souvent le fait que les
apprentissages permettent de répondre à des “questions vives”, à des questions
qui font sens pour les élèves. En supprimant le "et", on irait à l'envers de ce qui fait la motivation des élèves et des
mécanismes de l'apprentissage.
C'est en abordant des objets complexes qui ont du sens qu'on va ensuite
pouvoir approfondir les concepts et pas l'inverse. Les apprentissages, y
compris dès le primaire, sont souvent un aller-retour entre le simple et le
complexe. Les "fondamentaux", c'est comme si on disait aux élèves
qu'avant de jouer de la musique il faut qu'ils fassent au moins trois ans de
solfège!
C) Méthodes actives ou pédagogie
“explicite” ?
Un
autre débat interne se développe au sein du petit monde des SES. Un petit
groupe d’enseignants très actifs autour d’Alain Beitone se livre également à
une critique des «méthodes actives ». Ils considèrent non seulement
que l’identité des SES ne peut se référer à ces méthodes mais aussi qu’elles
contribueraient au maintien des inégalités.
En
s’appuyant sur une lecture (biaisée à mon avis) des travaux du sociologue
anglais Basil Bersntein, ils considèrent qu’une pédagogie invisible qui laisse
à la charge de l’élève le soin « de
comprendre ce qui n’est pas suggéré » met en difficulté les élèves les plus
éloignés de la culture scolaire, c’est-à-dire ceux qui ne sont pas initiés aux
« évidences scolaires ». Cette « invisibilisation » des savoirs
induite par la recherche d’une participation active des élèves serait source de
malentendus dans les apprentissages. On retrouve cette critique dans tout un
courant de la sociologie de l’école notamment autour de l’équipe ESCOL et du
GRDS (Bautier, Bonnéry, Terrail).
Il est
vrai que les méthodes actives ne sont pas l’apanage des professeurs de SES. Et
on peut s’en féliciter ! On peut aussi observer que certaines de ces
méthodes dites “actives” ont quelquefois perdu de leur sens initial dans les
pratiques des enseignants. On a vu ainsi que l’usage des documents relevait
quelquefois du rituel. On peut aussi considérer que mettre les tables en U (disposition emblématique
d’une certaine époque) peut aussi être une formidable scène pour un cours
magistral... Toutefois, faut-il remettre en question le principe d’une “mise en
activité” des élèves et l’importance du travail collectif des élèves ?
Outre
que cette généralisation est un procédé très discutable, elle témoigne d’une
méconnaissance et d’un mépris à l’égard des enseignants engagés dans ces
pédagogies. Ceux-ci accordent en effet beaucoup d’importance à la
“métacognition”, c’est-à-dire la nécessité de faire prendre conscience aux
élèves de ce qu’ils apprennent et de comment ils l’apprennent. Rien
d’“invisible” là dedans et j’irais même jusqu’à dire qu’il n’y a rien de plus
explicite qu’une pédagogie fondée sur les compétences et bien menée. Il
suffirait de conduire des observations pour s’en rendre compte et pour cela
sortir des biais axiologiques qui consistent à chercher ce qu’on veut bien
trouver...
De
manière encore plus polémique, on pourrait interpréter ce débat comme une
tentative de justification d’une pédagogie essentiellement frontale des
enseignants de SES. Et y voir le symptôme d’un vieillissement de ce corps
professoral et d’une sorte d’évolution à rebours…
D) Des postures aux réalités
des pratiques
Ces
débats se sont cristallisés au cours des années 90-2000. Pour en avoir été un
spectateur (et un acteur) attentif, j’estime qu’ils sont en partie “sur-joués”.
On trouve, derrière ces postures, des logiques et des ambitions individuelles
et des stratégies de pouvoir et de domination du “champ” (pour reprendre un
terme utilisé par Bourdieu). Il s’y superpose aussi des clivages syndicaux et
politiques mais qui se jouent paradoxalement à rebours des positions
habituelles. Pour le dire plus clairement, c’est dans une discipline
majoritairement syndiquée au SNES qu’on va trouver les défenseurs de la
“pédagogie”, des méthodes actives et de l’inter-disciplinarité... Il faut tenir
compte de cette logique et comprendre que les grilles d’analyse faciles et
habituelles ne fonctionnent pas bien pour appréhender la spécificité des
clivages au sein des SES...
Les
SES sont un tout petit monde (5000 enseignants) et les acteurs de ces débats un
plus petit monde encore... Les clivages évoqués plus hauts permettent de vendre
des livres et d’obtenir des postes dans les ESPÉ et les jurys de concours mais
ne reflètent pas forcément la réalité des pratiques.
La grande majorité des enseignants estiment que ces débats leur « passent au dessus de la tête » et ne résistent pas à la réalité du terrain. Il en est de même d’ailleurs pour les programmes eux-mêmes.
De nombreux observateurs de l’École ont montré qu’il y avait bien souvent un décalage entre le prescrit et le réel. Les instructions officielles ont, certes, fait évoluer les pratiques mais celles ci restent fortement imprégnées par une “culture SES” faite de socialisation secondaire, de mutualisation et d’habitudes de travail.
La grande majorité des enseignants estiment que ces débats leur « passent au dessus de la tête » et ne résistent pas à la réalité du terrain. Il en est de même d’ailleurs pour les programmes eux-mêmes.
De nombreux observateurs de l’École ont montré qu’il y avait bien souvent un décalage entre le prescrit et le réel. Les instructions officielles ont, certes, fait évoluer les pratiques mais celles ci restent fortement imprégnées par une “culture SES” faite de socialisation secondaire, de mutualisation et d’habitudes de travail.
III- Des “attaques” récurrentes venant de plusieurs
côtés.
L’enseignement
des SES partage le triste privilège avec celui de l’Histoire-Géographie d’être un sujet de polémiques
récurrentes dans les médias et dans l’opinion. Et l’élaboration de leurs
programmes a tendance à échapper, de fait, à la règle commune qui prévaut pour
les autres programmes…Imagine
t-on qu’on constitue une commission mixte avec le comité olympique pour
travailler sur les programmes d’EPS ?
Depuis
sa création ou presque les Sciences économiques et sociales sont l’objet de
critiques. L’auteur de ces lignes se souvient que lorsqu’il a débuté en 1981,
la polémique portait sur un manuel qui présentait une bande dessinée intitulée
“L’escadre” qui, selon les députés, qui avaient porté cette “affaire” portait
atteinte au moral de l’armée. Mais l’essentiel des critiques vient cependant de
deux directions : le monde de l’entreprise et les universitaires. Leurs
critiques sont le plus souvent opposées mais quelquefois se rejoignent.
A) Le monde de l’entreprise et
les SES : place de l’entreprise et accusation d’idéologie
Depuis
de nombreuses années une polémique récurrente oppose les enseignants de SES et
les éditeurs à certains milieux économiques. Ceux-ci déplorent que
l’enseignement de cette discipline “diabolise” l’entreprise et le marché et
propage une vision unilatérale et “idéologique” de l’économie. Cela se traduit
le plus souvent par des articles dans la presse économique. On y déplore le
manque de concret, une approche essentiellement macro-économique et keynésienne
et les enseignants de SES y sont considérés comme de dangereux idéologues
gauchistes.
C’est
surtout à partir des années 90 que la critique venant de certains milieux
patronaux s’est amplifiée et structurée. L’institut de l’entreprise est un think tank créé en 1975 mais c’est en
2003 qu’il crée les Entretiens Enseignants-Entreprises, (anciennement
Entretiens Louis-le-Grand). En synergie avec le site Melchior et les
propositions de stage en entreprise pour les enseignants de SES, l’IDE
longtemps animé par Michel Pébereau est l’acteur majeur du travail d’influence
et de propositions des milieux patronaux dans l’enseignement des SES. Ces
stages et ces entretiens sont proposés aujourd’hui en partenariat avec
l’inspection de SES.
La
critique sur le contenu des programmes ne résiste pas à une analyse approfondie.
Ceux ci abordent de manière détaillée et récurrente (aux trois niveaux) les
thèmes de l’entreprise et du marché. La polémique récente sur la suppression du
caractère obligatoire de l’item consacré au marché a été complètement sur-jouée
et relève plus du prétexte que de la critique de fond. Il faut aussi ne pas
oublier que les programmes ne sont pas réductibles aux manuels et surtout
qu’ils ne disent rien des usages en classe par les enseignants eux-mêmes.
Une
autre caricature porte sur la nature même de la discipline. Par facilité, dans
les journaux, dans les tribunes, on parle des cours d’« économie ». Or, la
matière s’appelle « sciences économiques et sociales » et elle se distingue de
l’enseignement d’économie-gestion par des références qui ne sont pas les mêmes.
Il y a donc une remise en cause de l’identité même de la discipline et de
l’utilité de l’apport des autres sciences sociales et notamment de la
sociologie. Il faudrait clarifier cette dimension.
Une
autre caricature souvent à l’œuvre concerne les enseignants de SES eux-mêmes.
Ils sont qualifiés de « marxistes », d’« idéologues » ne connaissant rien au
monde de l’entreprise, par des gens qui, bien souvent, ne connaissent pas
vraiment le monde de l’éducation et mal les programmes. Je forme des enseignants
de SES débutants depuis une dizaine d’années. Et je constate qu’un grand nombre
d’entre eux connaît le monde de l’entreprise pour y avoir déjà travaillé. Ils
sont aussi nombreux à faire des stages. Moi-même, j’ai dirigé pendant de
nombreuses années ce qu’on peut qualifier de petite entreprise de l’économie
sociale et solidaire. Et le milieu des professeurs de SES a la même diversité
politique que le reste de la profession et des français.
Enfin,
il y a aussi à clarifier ce qu’est la finalité même d’un enseignement. Il ne
s’agit pas de “faire aimer l’entreprise” mais de donner des outils de
compréhension du monde. Et pour comprendre l’entreprise, on n’a pas seulement
besoin de l’économie mais aussi de la sociologie et même de science politique. Et
vouloir inculquer un catéchisme quel qu’il soit n’est pas souhaitable.
Toutefois,
il importe de ne pas surestimer cette vision de la critique du monde de
l’entreprise. Elle semble relever de quelques cercles et de quelques personnes
qui en ont fait une affaire personnelle. Pour une bonne partie du patronat éclairé,
avoir fait un bac B ou un bac ES n’est pas un handicap et donne une vision
globale de l’économie et de ses enjeux qui peut être au contraire très utile.
B) Les critiques universitaires :
“science”, méthodes et idéologie
L’autre
dimension de la critique à l’égard des sciences économiques et sociales
provient d’une partie du monde universitaire. Elle porte sur deux aspects. Le
premier renvoie à la finalité de l’enseignement en lycée et à la question de
l’orientation post-bac. Le deuxième, plus épistémologique, porte sur la nature
même de l’économie telle qu’elle est enseignée et aussi sa pédagogie.
“Bac -3 / Bac +3”, “50% d’une classe d’âge au niveau licence” sont deux slogans qui
impriment la politique éducative aujourd’hui. Par rapport au moment de la
création de la discipline, les choses ont changé. À la fin des années 60 et
jusqu’au milieu des années 80, l’accès au baccalauréat, encore limité, était un enjeu de massification et de
démocratisation. Et on peut dire que la série ES a contribué grandement à
l’accueil des “nouveaux lycéens”. Aujourd’hui, le baccalauréat général n’est
plus une fin en soi et est juste une clé pour accéder à l’enseignement supérieur.
La critique qui est formulée par certains universitaires est de se demander si
les SES sont un bon mode de préparation à l’enseignement supérieur.
Mais
cette critique est biaisée dans la mesure où l’on oublie alors que cet
enseignement ne permet pas seulement de s’orienter vers des études d’économie à
l’université mais dans de très nombreux autres secteurs. Un partie non
négligeable (6%) s’oriente vers des études commerciales (classes prépas EC),
une autre vers des formations courtes (± 30%) de type IUT et (même s’ils ne sont
pas prioritaires) STS, le reste enfin vers des études universitaires mais où
l’économie-gestion n’est pas la seule voie. En particulier un bon nombre de nos
élèves s’orientent vers le droit. On peut aussi répondre à la critique en
rappelant que l’objectif de continuité “bac-3/bac +3” n’est pas forcément
rempli par une propédeutique au sens strict où il s’agirait de singer les disciplines
universitaires mais plutôt dans un développement de compétences utiles pour
être autonome et ne pas subir l’échec en licence (pédagogie de projet, travail
de groupe, analyse de dossiers, etc.).
Pour
quelques enseignants de SES, on ne peut le nier, il y a un projet
épistémologique (et même politique) derrière la construction des SES. Il s’agit
de remettre en question, le découpage classique entre les sciences sociales et
de considérer que les SES préfigurent ce que pourrait être une unité des
sciences sociales dans le supérieur. Cette position, un peu radicale, se heurte
évidemment à la critique des économistes orthodoxes. Ceux-ci considèrent
également que l’enseignement des sciences économiques et sociales serait trop
complexe et pluridisciplinaire et entrerait en contradiction avec la pédagogie
utilisée pour l’économie à l’université. C’est cette critique qu’on retrouve en
partie exprimée dans le rapport Guesnerie qui prônait un enseignement
« recentré » sur l’étude d’outils et de concepts (les “fondamentaux”)
et tenant à l’écart le “croisement des
regards” (ie l’interdisciplinarité).
Les programmes de Première et Terminale actuellement en vigueur portent la
trace de ces recommandations.
Ce
débat épistémologique semble aujourd’hui en partie dépassé. D’abord parce que
les enseignants qui sont sur ces positions sont certes très actifs mais peu
nombreux. Ensuite parce que les évolutions des contenus ont déjà acté depuis
longtemps cette distinction. Et, là aussi, la question qui est posée est celle
de l’autonomie des disciplines scolaires par rapport aux disciplines savantes.
Les matières enseignées dans le secondaire ont leur logique propre et ne
peuvent être assimilées ou étendues à d’autres niveaux d’enseignement.
IV Quels enjeux pour demain ?
Les professeurs de SES, dans une sorte de
messianisme disciplinaire, ont longtemps cru que leur discipline était unique.
Et au moment où elle fut créée, c’était peut-être le cas. Mais l’évolution de l’enseignement
fait qu’aujourd’hui les problématiques qu’elle affronte sont aussi celles
d’autres enseignements. Même si elle les vit avec plus d’acuité. Ces
questionnements, ces évolutions, ces attaques peuvent éclairer ou illustrer les
questions qui se posent à l’ensemble du système éducatif. Mais si ce qui se passe en SES peut
alimenter la réflexion des autres enseignements, cela marche aussi dans l’autre
sens !
Les professeurs de SES gagneraient ainsi à aller
regarder ce qui se fait ailleurs. La réflexion sur la pédagogie, la didactique,
l’apport des savoirs-savants, l’épistémologie, la manière dont se construisent
et se formulent les programmes et le sens de ce que doit être une discipline de
l’enseignement secondaire sont des questions qui se posent ailleurs. L’enjeu
est de refonder cette discipline pour lui redonner tout ce qui a fait son
originalité et son exemplarité.
Explorons
deux pistes complémentaires…
A) Travail par compétences
Définir
clairement les finalités de l’enseignement, dire avec précision ce que l’on
attend que l’élève sache faire en fin de cursus,... ce sont des constantes dans
l’élaboration des programmes de SES. Il ne s’agit évidemment pas ici de dire
que les professeurs de SES ont toujours travaillé par compétences, ce serait faux
et malhonnête. Mais on peut cependant repérer dans l’histoire des SES des
pistes de travail utiles pour ceux qui veulent aujourd’hui explorer cette
approche pédagogique.
Dans
un BOEN de 1966, les fondateurs de l'enseignement des SES, Marcel Roncayolo et Guy
Palmade, affirment dans la présentation de la discipline qui vient d’être créée
que « l'originalité d'un tel
enseignement est de conduire à la connaissance et à l'intelligence des
économies et des sociétés d'aujourd'hui et d'intégrer cette acquisition à la
formation générale des élèves, à leur culture. [...]. Il s'agit d'assurer l'application correcte d'un esprit expérimental à
l'étude des réalités en cause, de fournir les premiers éléments d'une
perception de ces réalités, de développer des habitudes intellectuelles propres
à leur analyse. L'entreprise ne va pas sans risques, elle n'offre pas le
confort d'un enseignement clos sur lui-même ».
L’enseignement
des SES dès sa création se situe donc dans un objectif de culture générale et
de développement d’ “habitudes intellectuelles” et donc de compétences liées à
une approche scientifique et à l’exercice d’une citoyenneté critique éclairée
par les sciences sociales. L’usage
du dossier documentaire est considéré dès la création de la discipline comme un
des supports privilégiés de cet enseignement. Cela suppose donc le
développement de savoir-faire autour de la lecture et l’analyse des textes et
des statistiques. Le choix de la dissertation comme mode d’évaluation au
baccalauréat renforce le travail sur ces compétences et donne une place
centrale à la capacité à argumenter.
D’une
certaine manière, les compétences mises en avant pour réussir les épreuves du
baccalauréat peuvent dessiner, au delà du bachelier, aussi les compétences de
ce citoyen.
La
position d’analyse par rapport aux documents et la posture critique à l’égard
de l’information est évidemment nécessaire pour réussir sa scolarité en SES
mais on voit bien que c’est aussi un élément important de la construction de la
citoyenneté.
De
même, l’appel à relier des informations et des analyses provenant de différents
niveaux d’analyse et de champs disciplinaires dans une analyse systémique est
essentiel pour un citoyen d’un XXIe siècle marqué par la complexité.
Enfin,
l’exigence de problématisation dans la dissertation se transpose aisément dans
la nécessité de “prendre position” et surtout d’argumenter pour exprimer ses
choix et ses positions.
Un
enseignement tel que celui des Sciences économiques et sociales ne peut donc se
réduire à l’accumulation de concepts ni même de savoirs-faire. Ce qui importe
c’est la combinaison et l’utilisation éclairée de toutes ces ressources au
service d’une analyse pour évoluer dans une société complexe. Les compétences
sont la mise en œuvre de savoirs, elles sont en partie transversales et plus
largement elles aident à agir au sein de la société et du monde du travail.
Lorsque
des élèves viennent vous voir des années après, que disent-ils sur ce qu’ils
ont appris ? Ils ne disent pas que vous leur avez appris la valeur ajoutée, la
formation brute de capital fixe ou bien encore le taux de chômage. Ce qu’ils
retiennent c’est que vous leur avez appris à lire de manière critique un
document, à faire une synthèse, à questionner ce qui semble une évidence, à se
demander comment tel ou tel indicateur est construit et quels sont ses
présupposés... Ils ont aussi appris des concepts qui leur permettent de mieux
comprendre la réalité et les enjeux derrière un évènement ou une
information. Et si c’était cela les compétences ?
B) Vers une logique
curriculaire ?
La
logique des compétences peut être aussi un moyen de dépasser la polémique sur
l’entreprise. Au risque de surprendre, je pense que l’école et en particulier
les enseignants de SES peuvent contribuer à développer l’esprit d’entreprendre.
Il faut constater que l’école est trop souvent encore dans la transmission de
haut en bas de savoirs incontestables, la faible valorisation de l’initiative
et du travail collectif. Si l’on veut que l’école encourage l’esprit
d’entreprise, il faut au contraire qu’elle valorise et développe l’autonomie
des élèves, leur prise d’initiative, leur sens critique, aussi bien
individuellement qu’en groupe, car l’entreprise qui réussit n’est pas seulement
une aventure individuelle mais le fruit d’un projet collectif.
Pour
cela il faut du temps et ne pas tomber dans l’accumulation de savoirs mal
maîtrisés. Asséner à la va-vite un cours sur le marché qui passera au-dessus de
la tête des élèves parce que le programme l’impose n’a qu’une très faible
efficacité pédagogique. Développer des compétences d’analyse, d’argumentation,
confronter les points de vue, faire des allers-retours entre les modèles et la
complexité du réel, voilà une vraie ambition.
Les
contenus scolaires sont encore trop souvent démesurément ambitieux dans une
logique d’empilement encyclopédique. Il faudrait que les programmes se
préoccupent plus de ce que les élèves « apprennent » (vraiment) que de ce que
les enseignants « transmettent ». Cette logique là, c’est celle d’une approche curriculaire. Une approche où
on définit des finalités de manière assez précise, les apprentissages visés,
les processus didactiques mis en œuvre pour les atteindre et les situations
d’évaluation. Cette approche suppose donc qu’on laisse plus de choix et de
liberté aux enseignants sur la manière de parvenir à ces objectifs, autrement
dit d’être plus souple sur les procédures et plus ferme sur les finalités.
Cette
évolution passe aussi par une réforme profonde des modalités d’évaluation
terminale, en d’autres termes le baccalauréat. En effet, notre système éducatif
est fortement piloté par l’aval : c’est l’examen qui détermine fortement
la pédagogie en amont. Une évolution des épreuves du bac pourrait être
l’occasion de plus mettre l’accent sur les capacités d’analyse et de synthèse,
sur l’argumentation, sur la résolution de problèmes, la recherche
d’informations, éventuellement le travail de groupe. On pourrait ainsi
développer les compétences utiles pour favoriser l’“esprit d’entreprendre” et
éviter la récitation encyclopédique des concepts.
50 ans et + ...?
Les
SES, comme les autres disciplines sont confrontées au questionnement sur ce qu’il faut enseigner aujourd’hui. A la
condition de sortir du “disciplinaro-centrisme”, elles peuvent trouver une
alternative au risque de l’empilement des connaissances et/ou du piège des fondamentaux dans un travail par
compétences et une logique curriculaire permettant plus de souplesse.
Si
les enseignants de SES sont attachés à un objectif de culture générale et de
formation du citoyen, il leur faut le partager avec les autres disciplines.
Cela devrait alors conduire les disciplines à réfléchir chacune à leur
contribution propre à l’acquisition de compétences en partie transversales. Et
les SES ont aussi à mettre en avant des spécificités propres à leurs
disciplines de références et à leurs spécificités didactiques (le travail sur
documents notamment).
La
construction de programmes selon une logique curriculaire qui ferait plus de
place aux finalités de cet enseignement (et un peu moins à la litanie des
concepts...) permettrait de refonder l’enseignement des sciences économiques et
sociales en se centrant sur ce qui est vraiment fondamental : la compétence des
élèves à questionner la société et à en comprendre les déterminants, à
décrypter l’actualité, à prendre part au débat citoyen en maîtrisant
l’argumentation et la synthèse, à travailler en groupe et à coopérer... Cela
n’exclut pas les connaissances bien au contraire puisque les compétences ne
sont, au final, que des savoirs mis en action. Mais cela permet de recentrer les
apprentissages et leur évaluation. De refaire de la pédagogie et de dépasser
les querelles et les faux procès …
Philippe Watrelot
Un site consacré aux 50 ans des SES a été ouvert à cette adresse : https://www.ses50ans.fr
Ce(tte) œuvre est mise à disposition selon les termes de la Licence Creative Commons Attribution - Pas d’Utilisation Commerciale - Partage dans les Mêmes Conditions 3.0 France.
3 commentaires:
Deux remarques : dans la deuxième partie, je me suis senti bien attaqué. Mes convictions et mes pratiques ne sont présentées que pour être mises en pièces. Voila un texte polémique, et qui ne peut prétendre représenter toute la profession. En même temps, c'est ton droit.
Dans la dernière partie, un point de détails. Tu dis que nous partageons avec l'Histoire géographie le privilège des polémiques. C'est à mon sens oublier que l'enseignement du français est encore plus couramment attaqué.
Si tu t'es senti attaqué, dans ce cas, cher Jérôme, il serait intéressant que tu argumentes. Car, pour ma part, je n'ai pas eu le sentiment de "mettre en pièces" quoi que ce soit et qui que ce soit. J'essaye d'avoir une position mesurée dans un domaine où les positions sont très (trop) tranchées et où nous gagnerions à faire un peu moins de procès d'intention et de discours et partir des pratiques réelles des uns et des autres.
PhW
Bonjour,
Merci pour ce résumé très clair des enjeux et débats sur l'avenir des SES.
Comme vous le montrez les SES sont attaqués de l'extérieur (par le Medef et ses compagnons) mais n'ont pas de soutiens académiques assez puissants pour disqualifier ces attaques. C'est sans doute ce qui a amené certains collègues à chercher la protection de l'AFSE, de l'AFS et de l'AFSP en contrepartie d'une part de l'enseignement des SES institutionnalisée pour chaque discipline (c'est ma lecture de la chose je ne sais pas si elle est pertinente). Or, certains économistes coopèrent avec la démarche du Medef (à travers ses représentants à l'Académie des sciences morales et politiques... dont l'action est peu morale et très politique en effet) pour disqualifier les manuels et les programmes. Et l'AFSE ne s'élève pas contre leur participation à la critique d'un objet qu'ils ne connaissent pas (ils ne comprennent pas la nature même du manuel du secondaire, ils ne savent pas ce qu'est un élève de lycée qui ne se destine pas à l'étude des sciences éco...).
Je suis d'accord avec votre argument selon lequel ce qui compte ce sont les savoirs utiles à l'analyse du monde actuel et pas les savoirs de base de la première année de fac d'éco. Je dénonce la démarche abstraite de l'éco et les démonstrations théoriques basés sur des exemples fictifs comme c'est le cas pour les courbes d'offre et de demande, comme c'est le cas avec Ricardo sur les avantages du libre échange. C'est de la rhétorique, pas de la science. C'est une démarche spéculative, pas concrète ni réelle.
Sur les épreuves de bac, même si on peut contester les nouvelles épreuves, reconnaissons au moins que la QSTP ne nous manque pas : c'était une épreuve redondante avec des questions trop faciles, qui ne montraient pas ce que l'élève connaissait, ni ce qu'il avait compris de son année de SES.
jacques
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