Je publie, avec leur autorisation, un texte initialement paru il y a un an dans la revue de nos amis d' Education & Devenir. Le numéro 22 des Cahiers d'Education et devenir avait pour titre “le métier d'enseignant”. Ce texte s'y trouve en compagnie de beaucoup d'autres (sommaire ici) et je vous invite à vous procurer ce dossier très riche et pertinent.
Outre le souhait de vous donner envie de vous procurer ce numéro, j'ai choisi de republier ce texte sur mon blog pour alimenter le débat sur un sujet qui me semble toujours d'actualité...
PhW
« Ce n’est pas toujours en allant de
mal en pis que l’on tombe en révolution. Il arrive le plus souvent qu’un peuple
qui avait supporté sans se plaindre et comme s’il ne les sentait pas les lois
les plus accablantes, les rejette violemment dès que le poids s’en allège. Le
régime qu’une révolution détruit vaut presque toujours mieux que celui qui
l’avait immédiatement précédé et l’expérience apprend que le moment le plus
dangereux pour un mauvais gouvernement est d’ordinaire celui où il commence à
se réformer. Il n’y a qu’un grand génie qui puisse sauver un prince qui
entreprend de sauver ses sujets après une oppression longue. Le mal qu’on
souffrait patiemment comme inévitable semble insupportable dès qu’on conçoit
l’idée de s’y soustraire. »
Alexis
de Tocqueville L’ancien Régime et la
Révolution. 1856
LA DÉPLORATION
Il est de bon ton chez les pédagogues d’insister sur la
déploration, le fatalisme et le manque d’initiative dans les salles des profs.
C’est aussi, bien souvent, mon sentiment premier. J’ai souvent dénoncé les “aquabonistes”, ceux qui sont revenus de
tout sans jamais y être allés. Ceux qui accumulent les préalables pour éviter
de “s’y mettre”. Ceux qui confondent l’esprit de critique systématique avec le nécessaire retour critique qui
permet la réflexivité sur les actions menées.
Si cette dénonciation est souvent justifiée, il faut
rappeler que la déploration n’est pas l’apanage des enseignants. Elle est une
des composantes du “malheur français” où le pessimisme est érigé en valeur. Une
recherche récente d’une économiste, Claudia Sénik[1],
montrait dans une comparaison internationale sur le sentiment de bonheur, que
pour un même niveau de revenus, d'emploi et d'éducation, le seul fait d'être
Français réduisait de 20 % la probabilité de se déclarer heureux !
Quoi qu’il en soit, ce sentiment général semble encore plus
exacerbé dans le système éducatif. L’étude citée attribue d’ailleurs une part
de responsabilité à l’École dans la construction de ce “malheur français”. Et
celui-ci semble apparaître aussi comme un facteur de résistance au changement
et d’immobilisme. D’autres auteurs ont d’ailleurs montré à juste titre que nous
vivions dans une “société de défiance”[2].
On aurait donc raison de « déplorer la
déploration » de nos collègues (et nous mêmes n’y succombons nous
pas ?) puisque celle-ci semble être une composante des difficultés de
notre système éducatif à se réformer.
“DÉCONSTRUIRE” LA DÉPLORATION
Mais peut-on réduire l’analyse des pesanteurs de l’École à
cette seule critique des enseignants, nos collègues ? Poser comme un fait
incontournable, cet état d’esprit enseignant, n’est-ce pas, finalement, succomber
nous aussi à un travers que nous dénonçons nous mêmes quand il s’applique aux
élèves : psychologisation, naturalisation de la difficulté (“ils sont comme ça, on n’y peut rien…”).
Il faut donc se méfier des idées toutes faites et il nous
faut plutôt déconstruire ces représentations que nous avons nous mêmes sur nos
collègues. Bien sûr la “déploration” existe et il faut l’identifier et la
combattre. Mais il convient aussi de la lire comme un symptôme et un construit
et pas comme une donnée naturelle propre à une supposée “psychologie”
enseignante.
Mais pour cela, avant d’aller plus loin, il faut d’abord rappeler deux
évidences. LES enseignants, ça n’existe pas, ce qui nous caractérise c’est la
diversité. Et il est donc difficile d’attribuer à l’ensemble des 800 000
enseignants un même état d’esprit.
Deuxième évidence : il y a évidemment un décalage entre les
discours et les actes. Les discours sont construits de longue date et les actes
sont souvent le produit de l’adaptation aux nécessités. De plus les
déclarations de salles des profs ou leur équivalent virtuel sur les réseaux
sociaux peuvent être aussi considérées dans une logique d’abréaction : ce
sont des exutoires qui libèrent une tension. Et les actes des enseignants
peuvent être différents voire en contradiction avec les discours. Tel
enseignant déclarant ostensiblement, avec force, refuser de faire autre chose
que de la “transmission” de savoirs, pourra aussi dans le secret de la classe
et de la relation avec ses élèves avoir d’autres postures professionnelles.
Toutefois, ce décalage ne doit pas être pris à la légère car ne pas mettre de
mots sur celui-ci est souvent à l’origine d’une souffrance enseignante et d’un
sentiment de « travail empêché ».
Il faut donc prendre avec nuance mais avec sérieux cette
déploration et, puisque c’est un construit qui n’a rien de “naturel” et
d’intangible, il faut en
identifier les causes et les terrains qui la font prospérer.
LES MOYENS...
Dans la déploration, il y a souvent une rengaine qui est
celle des moyens. Dans chaque établissement, chaque niveau, on regrette le
nombre d’élèves par classe, une dotation horaire insuffisante, le manque de
temps, bref des moyens insuffisants. Et cela justifie chez beaucoup
l’immobilisme et/ou l’amertume.
Discuter la question des moyens est un sujet à haut risque. A la fois sur un plan syndical et politique. Celui ou celle qui s’aviserait à affirmer que la question des moyens est secondaire s’expose à être qualifié, au mieux, de “social-traitre”. D’autant plus que la période du précédent quinquennat a été marquée par une baisse réelle des moyens et donc une aggravation des conditions de travail pour les enseignants. Le gouvernement actuel a mis l’accent sur la (re)création de postes mais les effets directs dans les classes tardent à se faire sentir d’autant plus qu’une partie importante de ceux-ci sont consacrés à la reconstruction de la formation.
Discuter la question des moyens est un sujet à haut risque. A la fois sur un plan syndical et politique. Celui ou celle qui s’aviserait à affirmer que la question des moyens est secondaire s’expose à être qualifié, au mieux, de “social-traitre”. D’autant plus que la période du précédent quinquennat a été marquée par une baisse réelle des moyens et donc une aggravation des conditions de travail pour les enseignants. Le gouvernement actuel a mis l’accent sur la (re)création de postes mais les effets directs dans les classes tardent à se faire sentir d’autant plus qu’une partie importante de ceux-ci sont consacrés à la reconstruction de la formation.
Pourtant les comparaisons internationales nous amènent à
relativiser. En 2012, la dépense intérieure d’éducation (DIE) atteignait en France
139,4 milliards d’euros, soit 6,9 % de la richesse nationale (PIB). Pour
l’éducation, tous financeurs confondus, la collectivité nationale réalise
un effort financier à hauteur de 2
130 euros par habitant ou de 8 330 euros par élève ou étudiant. C’est un effort
qui situe notre pays dans la moyenne des pays de l’OCDE. Et la dernière enquête
PISA montre qu’il n’y a pas de corrélation entre le rapport DIE/PIB et les
performances dans les évaluations internationales. On notera cependant que la
France est un des pays où jusque là l’effort pour le primaire était
proportionnellement le plus faible. La question n’est pas seulement celle des
moyens mais aussi de savoir ce que l’on en fait…
SUFFIRAIT-IL DE MIEUX PAYER LES ENSEIGNANTS ?
Cette question se pose quand on lit cet extrait du rapport
PISA :« Dans les pays où le PIB par
habitant est supérieur à 25 000 euros, dont la France fait partie, il existe
une corrélation entre le niveau de salaire des enseignants et la performance
globale du système éducatif. ». Or l’enseignant français est moins bien
payé que ses voisins. En France, le salaire hors indemnités diverses, après
quinze ans d’exercice, est de 8 % supérieur au PIB par habitant. En moyenne,
dans les pays de l’OCDE, il est de 29 % supérieur à la richesse du pays par
tête.
“If you pay peanuts,
you get monkeys…” cette phrase célèbre de l’homme d’affaires Jerry
Goldsmith a presque valeur de proverbe dans le monde anglo-saxon. Elle résume
assez bien la théorie économique dite du salaire d’efficience. Les salariés ne
sont pas payés en fonction de leur efficience mais ils adaptent leur efficience
au montant de leur salaire. Autrement dit : si vous êtes payés des “cacahuètes”,
vous en ferez pour le montant auquel vous êtes payé… Alors à l’inverse,
suffirait-il de mieux payer les enseignants pour qu’ils fassent leur métier
autrement et de manière plus enthousiaste ?
En d’autres
termes, est-ce un préalable ou la résultante ? Dans la plupart des pays le
“deal” semble clair : des salaires
élevés mais un engagement important et la reconnaissance de toutes les
dimensions du métier. C’est ce qui a été raté en France avec la “revalo” de
1989 où la lutte syndicale en a fait un préalable. Et au final, sans qu’il n’y
ait eu de réelles contreparties et évolutions.
Le salaire, s’il est un élément de la considération de la
société à l’égard de ses enseignants, ne peut, me semble t-il, à lui seul
permettre une transformation du métier d’enseignant.
PEUT-ON SE FORMER À L'ENTHOUSIASME ?
La question salariale a aussi une incidence sur le
recrutement des nouveaux enseignants. La dévalorisation des carrières modifie
évidemment les choix individuels et détourne certains candidats. Mais, là
aussi, la rémunération ne suffit pas. Il faut aussi proposer une formation initiale et continue de qualité et
qui permette de vivre autrement le métier.
Car la question initiale reste posée : dans quelle
mesure la manière dont les enseignants sont formés contribue t-elle à la
déploration et à la résistance au changement ? Avec évidemment en tête
l’hypothèse qu’une évolution de la formation puisse modifier la perspective de
l’identité professionnelle.
La formation des enseignants, dans le second degré, est
fortement marquée par l’ancrage disciplinaire. C’est un élément clé de la
construction de l’identité professionnelle. Dans la plus récente enquête sur le
sujet, 60% des enseignants du secondaire déclarait être devenus enseignants
“par amour de leur discipline”. On découvre un enseignement durant sa scolarité
et, dans la foulée, on poursuit des études supérieures, on devient un “savant” et on passe un concours qui
valide ce statut et c’est ainsi qu’on devient professeur. Et on se rend compte
alors que les élèves ne sont pas tous (loin de là !) aussi passionnés que
vous par ce que vous enseignez, que les contenus sont quelquefois très loin de
ce que vous avez étudié pour le concours et que vous devez développer très vite
des compétences pédagogiques qui n’ont rien à voir avec ce qu’un ancien bon
élève devenu prof pouvait imaginer… Et de loin en loin, vous quémanderez et
obtiendrez éventuellement une formation continue frustrante et insuffisante. Et
tout cela contribue à entretenir le mal-être et le sentiment d’un décalage
important entre ce que l’on avait construit comme représentation du métier et
la réalité du terrain.
On pourra me dire que la formation initiale est en train
d’être rénovée et de devenir plus professionnalisante mais les inquiétudes
demeurent. La construction des ESPÉ ne semble pas, pour l’instant, à la hauteur
des enjeux.
Peut-on former à l’enthousiasme ? Peut-être pas. Mais
on peut, en tout cas, construire une formation qui évite les désillusions et
permette de construire son métier de manière plus large. Car ce qui crée la
souffrance, l'amertume et le cynisme c'est souvent le double sentiment de faire
un métier différent de celui qu'on pensait faire ou pour lequel on a été
recruté et le sentiment du "travail empêché". Et se prémunir ainsi contre les deux maladies
professionnelles de ce métier : la culpabilité et le cynisme
Sans tomber dans une dérive psychanalytique, la formation et
les modalités de recrutement devraient permettre de construire une série de “deuils”
indispensables.
Et d’abord celui de l'“amour”
de sa discipline : accepter que des élèves n'aiment pas la matière que vous
leur proposez alors que vous c'est (trop souvent) pour ça que vous êtes devenu
enseignant. Rien de pire disait Bachelard que “celui qui ne peut pas comprendre qu’on ne peut pas comprendre”.
Sinon le cynisme guette…
Il faut aussi faire le deuil de la réussite : la seule magie
de votre verbe ne suffit pas à les captiver. Et vos talents n'empêchent pas que
certains ne comprennent pas. Et vous ne parviendrez pas à résoudre tout seul les inégalités
sociales... Sinon, c'est la deuxième maladie professionnelle qui guette : la
culpabilité.
Il y a aussi le deuil du narcissisme : on a souvent
voulu faire ce métier pour être au centre de l’attention d’une vingtaine ou
d’une trentaine d’enfants ou de jeunes qui vous écoutent et auxquels vous
transmettez vos connaissances par la seule magie de votre parole. Mais il faut
parvenir à admettre que l’on est souvent plus efficace dans le “côte à côte”
que dans le “face à face”… Ce qui suppose de changer de perspective et de se
voir non seulement comme un “transmetteur” mais comme un spécialiste du “faire
apprendre”. Et faire aussi le deuil d’une vision intime et individuelle du
métier.
Tout cela passe évidemment par des contenus de formation
tels que la connaissance de la psychologie et surtout de la sociologie pour
éviter de “naturaliser” et individualiser la difficulté scolaire et tordre le
cou à l’idéologie des “dons”. Mais cela s’incarne surtout dans des dispositifs
de formation qui permettent de modifier la perspective de l’identité
professionnelle. Travailler, dès la formation initiale, avec des méthodes
actives, en équipe, en partenariat, sur des projets, savoir évaluer ce travail…
Voilà qui pourrait faire vivre et prospérer d’autres manières d’être et de
travailler dans le système éducatif.
UN SYSTÈME BUREAUCRATIQUE ET INFANTILISANT
À condition que le système le permette. Car la “déploration”
et le pessimisme sont aussi pour une bonne part le produit de l’institution
elle-même.
Parce que le système éducatif s'adresse à des enfants, on en
a fait un système infantilisant. Pour les enfants eux mêmes mais aussi pour les
adultes qui y travaillent et qui souvent n'en sont jamais sortis...
De nombreux sociologues ont étudié la bureaucratie et ont
montré comment ce système se reproduisait et était créateur de routines et
d’inertie peu propices au changement. Dans le cas de l’ Éducation
nationale, on soulignera plus particulièrement deux aspects qui y contribuent.
Des statuts rigides
et cloisonnés rendent plus difficile la conscience collective. PE, PLC,
certifiés, agrégés, AE, CPE, Perdir, IA-IPR, IEN, … L’Éducation Nationale,
c’est la manufacture des sigles ! Mais derrière ceux-ci une question se
pose : sommes nous “collègues” ? Les sigles et surtout les statuts
qui sont derrière sont associés à des avantages, des obligations et des
périmètres spécifiques. Tout cela aboutit à des méfiances réciproques voire à
la “guerre” des uns contre les autres. Et les périmètres se transforment trop
souvent en territoires. Et on risque d’oublier alors que ce qui fait de nous
des collègues, ce sont des valeurs partagées et des finalités communes au
service de la réussite de tous les élèves. Cela montre l’importance de moments
de formation transversaux mais on pourrait envisager aussi des aspects plus
solennels insistant sur la déontologie de tous ces métiers. Pourquoi pas un
“serment de Socrate” comme en Belgique francophone, prêté par tous les
personnels débutants?
Le rôle des cadres
intermédiaires dans l’Éducation Nationale est ambigu. Leur formation
(distincte de celle des enseignants) les conduit à développer des compétences
managériales. Cette formation passe souvent aussi par un processus
d’acculturation où ils oublient leur passé enseignant, ce qui ne contribue pas
à se penser comme “collègues” et leur fait confondre quelquefois “leadership” avec autoritarisme. Mais
surtout, la logique bureaucratique à l’œuvre conduit bien trop souvent ces
personnels à produire de la procédure pour se convaincre d’exister… On retrouve
là, les logiques de territoire évoquées plus haut. C’est aussi lié à la
confusion entre deux fonctions qui sont les fonctions d’animation d’une part et
les fonctions d’évaluation (individuelle) d’autre part. L’une pollue l’autre…
Et on aboutit ainsi à des effets pervers : comportements infantilisants,
clientélisme, contrôle a priori, paperasserie, conformisme…
“TOP DOWN” “BOTTOM UP” “EMPOWEREMENT”, EN FRANÇAIS, ÇA DONNE QUOI ?
Les mouvements pédagogiques ont souvent dénoncé le poids de
la hiérarchie et des procédures comme un frein à l'action et à l'initiative.
Pour aller vers une école plus efficace qui permette la
"capacitation" des enseignants, il faut combattre ces effets pervers,
faire évoluer les fonctions d’encadrement et le regard qu’on porte sur elle, et
passer d’une logique individuelle
à une logique collective.
Produit de l’histoire, le système éducatif français est
pyramidal et centralisé. La déconcentration ne doit pas être confondue avec la
décentralisation. Les recteurs dans leurs académies sont autant de petits
ministres et, fondamentalement, le système reste très jacobin et marqué par une
forte hiérarchie. Cette organisation est censée garantir une supposée égalité
républicaine dont on peut légitimement douter de la réalité sur le terrain. Ce
système génère ses effets pervers : force d’inertie, faible adaptabilité
aux situations locales, lourdeur des contrôles… Il contribue aussi à
l’infantilisation et la déresponsabilisation des acteurs et donc d’une certaine
manière à la déploration…
Sans considérer qu’il faut en faire des modèles, on pourrait
s’inspirer de certaines des réformes menées dans d’autres pays. Passer d’une logique “top-down” (du haut vers le bas) à une
logique “bottom-up” (du bas vers le
haut) signifierait qu’on donne plus d’autonomie locale aux établissements pour
qu’ils puissent innover et proposer des solutions pédagogiques plus adaptées
aux contextes locaux. Pour éviter les dérives et la rupture de l’égalité
républicaine, il faudrait alors que les missions assignées à l’École et à
chaque niveau soient plus claires. Qu’on ait donc un système plus ferme sur les
finalités et plus souple sur les procédures.
Pour cela, il faut passer d’un contrôle a priori à un contrôle a
posteriori et faire évoluer le rôle des fonctions d’encadrement. Cela suppose
une dissociation des fonctions d’animation et d’évaluation. Une évaluation qui
pourrait d’ailleurs être plus collective qu’individuelle.
Car un des enjeux de l’évolution du métier d’enseignant est aussi
dans ce passage d’une perspective individuelle à une perspective collective. Si
une part irréductible du métier reste individuelle, on sait aussi que ce qui
fait l’efficacité et la durabilité de l’action réside dans l’action collective
d’une équipe, d’un établissement. Pour cela, il faut que les enseignants se
redonnent collectivement une expertise et un pouvoir d’agir sur les structures,
les contenus enseignés, les modalités d’évaluation, etc. Ce que l’on appelle l’empowerement en anglais se traduit
difficilement en français par la “capacitation”. Cette difficulté à traduire
est le signe de la transformation culturelle qui doit s’opérer pour que les
salles des profs ne soient plus des lieux de déploration mais d’action
collective…
S'AUTORISER...
Pour conclure, il nous faut comme souvent revenir au point
de départ.
Nous sommes partis d’un constat, celui d’une « culture
professionnelle enseignante » marquée par un certain pessimisme et un
esprit critique. Ce que nous avons appelé la « déploration » n’est
pas forcément partagée par tout le milieu et masque des actions modestes, “à
bas bruit” qui font malgré tout changer l’école. Mais comme elle est souvent
mise en avant dans les médias et les expressions publiques, elle fait système
et apparaît comme une forme de procrastination collective peu propice aux
évolutions.
Nous avons essayé de montrer que celle ci n’est pas pour
autant une fatalité mais le produit d’un système et d’une formation qui peuvent
évoluer.
Mais si on ne peut pas nier que les contraintes et les
verrous existent et qu’il convient de les desserrer pour reconstruire les
moyens d’agir, il nous faut rappeler aussi que la principale barrière est
souvent en chacun de nous, la déploration nous y succombons nous mêmes, il faut
donc d’abord nous "AUTORISER" (nous mêmes) à le faire.
Changer l’École c’est aussi accepter de se changer nous
mêmes…
Philippe Watrelot
28 février 2014
[1] The French Unhappiness Puzzle : the
Cultural Dimension of Happiness (Le mystère du malheur français : la dimension
culturelle du bonheur) sur
www.parisschoolofeconomics.eu/fr/senik-claudia/publications.
[2] La société de défiance : Comment le modèle social
français s'autodétruit ? Yann Algan, Pierre Cahuc Coll. Cepremap, éditions rue
d'Ulm 2007
3 commentaires:
Je suis assez surpris de l'importance que vous accordez à ce que vous appelez la "série de deuils indispensables" à l'entrée dans le métier. Que quelques jeunes collègues puissent très naïvement croire que l'amour d'une discipline suffit à qualifier pour l'enseignement secondaire, ou que le métier d'enseignant est d'abord une affaire de mise en scène personnelle, ou que tous les élèves sont faits sur le même modèle qu'eux-mêmes à leur âge, je peux éventuellement le concevoir, mais cela me paraît d'une absurdité tellement évidente que j'ai du mal à croire que ce puisse être un phénomène si répandu qu'il faudrait bâtir une politique de formation là-dessus. En tout cas, je ne me suis jamais rendu compte que quelque jeune collègue que ce soit que j'ai pu fréquenter depuis les quelques années que j'enseigne dans des établissements du secondaire ait jamais eu de telle fadaises en tête.
Avez-vous connaissance d'études qui permettraient de prendre la mesure du phénomène ?
Je ne prétends pas que ce soit un phénomène universel mais il n'est si “absurde" et isolé que cela. Je ne m'appuie sur aucune étude en particulier mais sur mon expérience de formateur depuis une dizaine d'années et mes échanges avec mes collègues.
En formation, on rencontre toujours des collègues qui regrettent de ne pas avoir de meilleurs élèves ou même des élèves tout court (des vrais, pas des « sauvageons ») et qui soutiennent que l'éducation n'est pas leur métier. Ils ont d'ailleurs raison, puisqu'ils n'ont été ni sélectionnés ni formés pour jouer un rôle éducatif. Beaucoup sont démunis face à des conduites intimidantes et/ou provocatrices (ex. « Lire, écrire, compter ? ça ne sert à rien ! », « La prison, c’est mieux que l’école ! », etc.). La perte de repères et de communication avec les jeunes est complète dans certains établissements. Ces collègues n'étaient pas préparés à faire face au grand écart culturel qui conduit vers des situations dégradées.
Les campagnes de recrutement entretiennent des illusions au sujet du métier. La plus récente montre un enfant qui veut « apprendre cinq langues » (sic), un autre qui souhaite embrasser une profession de niveau bac+5 ou bac+8 et un troisième qui veut devenir "boulanger", mais il est tellement charmant, c'est une crème ! Tous manifestent leur soif d’apprendre dans le chœur final où ils réclament de nouveaux professeurs. La joie et l’admiration se lisent dans leurs yeux à la simple évocation d’un « maître ». Les voilà qui trépignent à la fin du clip : « Quand est-ce que tu viens ? On a besoin de toi ! » Les représentations du ministère ne semblent pas avoir évolué depuis cinquante ans. Cela a des conséquences tant sur la formation que sur les modalités de recrutement. Il n'est pas étonnant qu'on ait le droit à des crises de larmes en formation initiale et continue quand les lauréats touchent terre ou bien des expressions d’une profonde aigreur envers les élèves et leurs parents. Ce n’est pas comme dans le clip du MEN…
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