samedi, juin 11, 2016

À propos de l’exigence


J’ai participé à l’émission Rue des Écoles diffusée dimanche 5 juin 2016 à 17h intitulée “Les vertus scolaires : L’exigence”. Les deux autres invités étaient Cécile Ladjali et Augustin d’Humières. L’émission avait été enregistrée le vendredi après-midi. Pour plusieurs raisons, et entre autres les inondations,  je n’ai pas pu me rendre à Paris et être présent dans le studio. Je suis donc intervenu par téléphone et cela a évidemment limité les interactions et mon temps de parole dans un débat déjà déséquilibré (C’est souvent du 2 contre 1 à Rue des Écoles...). 
D’une manière générale, on ressort toujours frustré de ce genre d’exercice et avec le sentiment de ne pas avoir dit tout ce qu’on voulait faire passer. Alors, comme je l’ai déjà fait pour une précédente émission je vous propose un “écrit de rattrapage” pour compléter cet oral frustrant et décevant...


L’exigence à tort et à travers
Vous le savez, je publie une revue de presse consacrée à l’éducation depuis 2004 sur mon blog. J’ai utilisé la fonction “recherche” de celui-ci pour voir à quelles occasions le mot “exigence” apparaissait. Il y a de très nombreuses occurrences. On peut même dire que le mot est utilisé à tort et à travers. Louise Tourret en mars 2014 présentait dans un article de Slate.fr et dans son émission le portrait d’un jeune enseignant qu’elle présentait comme un “professeur à l’ancienne” qui “réinvente l’exigence”. Si l’on s’en tient à la période plus récente, Nicolas Sarkozy, à l’occasion de la réforme du collège, dans une interview au Figaro,  déroule une sorte de condensé de l’argumentaire : «Voici qu'on nous ressert le pédagogisme, c'est-à-dire le contraire de ce qu'il convient de faire. [...] La seule chose qui compte, pour les auteurs de cette réforme, c'est que l'enfant « ne s'ennuie pas ». Dans la République ce qui devrait compter, c'est que l'enfant apprenne. Et pour apprendre, il faut faire des efforts. […] La République c'est l'exigence. Et c'est parce que l'on sera exigeant que l'on pourra tirer tout le monde vers le haut. Cette réforme, c'est le contraire de l'exigence, c'est le nivellement qui tirera tout le monde vers le bas. ». Toujours dans cette logique, en juin 2015, trois anciens ministres (François Bayrou, Jean-Pierre Chevènement et Luc Ferry) avec quelques intellectuels lancent une pétition «pour un collège de l'exigence». Il y aura bien une tentative de Najat Vallaud Belkacem en septembre 2015 de présenter les nouveaux programmes dans une tribune dans le Monde comme le rétablissement d’une “école de l’exigence”. Mais le Monde préfèrera titrer sur le rétablissement de la dictée... Et le mot “exigence” semble durablement accaparé par un camp.


Hold up sémantique
On le voit, l’“exigence” est devenue un thème politique souvent associé au refus du “laxisme” voire même de la “bienveillance”. Tout se passe comme s’il y avait eu une sorte de hold-up sémantique où ce concept avait été confisqué par ceux qui se réclament de la tradition et de la préservation d’une École qui serait en train de disparaitre. On le trouve aussi beaucoup utilisé avec la crainte du “nivellement par le bas” et le fameux “niveau qui baisse”. Ainsi, on voit apparaître régulièrement des critiques sur la baisse des exigences dans les examens et en particulier le baccalauréat. Pour les déclinistes, le bac serait “donné” et le niveau attendu plus faible qu’avant. Vieille rengaine infondée qui se téléscope  aussi avec le débat sur les notes chiffrées. Avec implicitement l’idée que seule la note permettrait de dire la vérité sur le niveau et que la disparition des notes serait une étape de plus vers la baisse des “exigences”.
Connaissances/compétences, didactiques/pédagogie, enseignement/éducation, exigence/bienveillance, effort/plaisir… Le débat sur l’éducation est plein de ces fausses oppositions binaires que j’avais déjà essayé de recenser.  Elles pourrissent le débat sur l’éducation. Il est vrai que la nuance et la complexité ne font pas bon ménage avec les débats simplistes qu’affectionnent les médias. La figure du “pédagogiste” (forcément délirant) est un épouvantail facile dans certains discours conservateurs. Sans chercher très loin,  il suffit de relire les interventions récentes de Nicolas Sarkozy qui fustige l’“esprit de 68” et qui, en meeting à Lille, le 8 juin 2016, a estimé que les militants du « parti pédagogique » se sont « échinés à détruire méthodiquement le respect de l’autorité, l’apprentissage de la langue, la transmission de notre histoire nationale, de nos mœurs, de nos valeurs. »


Prendre les savoirs au sérieux
Il nous faut réfuter l'opposition souvent entretenue par les médias qui consiste à opposer des pédagogues/laxistes à des prétendus "républicains" rigoureux et exigeants. L’exigence n’est pas une valeur du passé. Et il est presque insultant pour les enseignants d’aujourd’hui de postuler qu’il y aurait un recul de l’exigence. Ceux-ci sont dans leur immense majorité, fiers de transmettre des contenus “difficiles”. Ce n’est pas non plus parce qu’on a des objets de travail modernes qu’on n’est pas exigeant.
S’adapter n’est pas antinomique de “être exigeant”. S’adapter c’est inventer des chemins d’accès, des passerelles. Il y a un devoir d’invention pour prendre les élèves là où ils sont et les élever vers la culture. Pour l’enseignant, il y a un rôle de passeur culturel à jouer. En fait, iI n'y a pas plus exigeant que les méthodes actives et le travail des pédagogues qui ne se contentent pas de la récitation pour croire que les élèves ont compris mais construisent des situations pour que les élèves s'emparent des concepts et les utilisent de manière pertinente.
En définitive, la vraie exigence c’est de prendre les savoirs au sérieux et de ne pas se contenter de la récitation apprise par cœur et de l’exposition de quelques “savoirs décoratifs” oubliés juste après l’interrogation. L’enjeu c’est la maîtrise durable et efficace de ces connaissances. Ce qui suppose de placer les élèves face à des tâches complexes où ils doivent faire la preuve de leur capacité à mobiliser des ressources apprises et appropriées.
Etre exigeant pour un enseignant, c’est donc aussi l’être d’abord avec soi même. Pour cela il faut se méfier des évidences et de ce qui semble “aller de soi” et être le plus explicite dans la définition de ce qui est attendu. Il faut aussi se donner les moyens pour que les élèves progressent. Parmi les idées toutes faites et les représentations fausses sur les pédagogies actives, il y aurait l'idée qu’on laisserait aux élèves “le plus de marge possible". En d'autres termes, on les laisserait se débrouiller tout seuls. C'est faux. Il n'y a pas plus directif que la pédagogie active ! Simplement elle se situe en amont lorsque l'enseignant installe les dispositifs qui vont permettre aux élèves d'être actifs sinon acteurs dans les apprentissages. Il est aussi présent dans l'accompagnement des élèves dans la voie de ces apprentissages. Dans une pédagogie du “côte à côte" plutôt que du seul "face à face" qui laisse souvent les élèves dans une situation de spectateur. "Laisser de la marge" aux élèves c'est d'abord leur permettre de s'approprier les savoirs. C'est bien moins fatiguant de faire un cours "magistral" qui permet surtout de répondre à une logique narcissique que de préparer des situations qui permettent aux élèves d'apprendre de manière coopérative et autonome...


La maison n’accepte pas l’échec...
L’exigence ne s’oppose donc pas non plus à la “bienveillance”. Car, il en va de l’exigence comme du cholestérol : il y a une bonne et une mauvaise exigence. Il y a celle qui fait réussir, se dépasser et encourage et il y a celle qui décourage et qui s’inscrit dans une culture scolaire de la sélection et s’apparente à de l’intransigeance.
Notre système éducatif s’est construit sur le mythe de l’élitisme républicain et de l’égalité des chances. La sélection est donc inscrite dans l’ADN de l’École. Dans une sorte de “distillation fractionnée”, il s’agissait de faire émerger les meilleurs et ainsi de renouveler les élites. Mais, on le sait, ce système là dysfonctionne pour deux raisons. D’abord parce qu’il est construit sur l’exclusion et l’échec: que fait-on des “vaincus” du système ? Ensuite parce que l’égalité des chances ne fonctionne pas et que ce sont les “héritiers’ qui se reproduisent.
Certains confondent “mixité sociale” et hétérogénéité des élèves. Lorsqu’on regroupe tous les bons élèves de quelque milieu social que ce soit dans des classes homogènes, il est plus facile alors d’être “exigeant” avec ceux là. De même, il est moins difficile d’être exigeant pour les “bons” de chaque classe que d’être exigeant avec chacun à sa mesure .
Comme le soulignait Michel Lussault lors des journées de la refondation «c’est être peu exigeant que d’accepter autant d’échecs».  Une école de l’exigence est incompatible avec le fatalisme. Et si la vraie exigence était de faire réussir tous les élèves et de lutter efficacement  contre les inégalités ? C’est le défi que les enseignants ont à relever de façon collective.

Philippe Watrelot

10 juin 2016

Note : Pour préparer une intervention, je demande souvent des conseils et des contributions aux membres du CRAP-Cahiers Pédagogiques.  Ce présent texte est issu de discussions au sein du bureau du CRAP. J'espère que les contributeurs s'y retrouveront !


Pour poursuivre, voici quelques liens vers d'autres billets de blogs sur le même thème : 



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