(1ère publication le 28 mai 2010)
Le programme de première proposé par le groupe d’experts (moins le représentant de l’APSES qui en a démissionné) vient d’être mis en ligne sur le site Éduscol. On y indique aussi que la consultation sur ce programme aura lieu entre le jeudi 27 mai et le mercredi 16 juin 2010.
Comme je l’avais fait pour le programme de Seconde, je voudrais me livrer à une analyse “à chaud” de ce projet de programme. Mais dans un autre billet, si mes nombreuses contraintes m’en laissent le temps, j’essaierai de prendre un peu plus de recul pour m’interroger sur l’évolution et l’avenir de la discipline SES
SES ou “Économie-Sociologie” en Première ?
D’abord un constat. Quand il faut quatre pages pour expliquer le "mode d'emploi" du nouveau programme, c'est qu'il va à l'encontre des pratiques et surtout des discours majoritaires....
Même si la coupure était déjà à l’œuvre depuis les précédents programmes de Première et de Terminale sortis au début des années 2000, il s’agit ici d’officialiser de manière assez radicale la séparation entre “économie”, “sociologie” (éventuellement “science politique” mais le nombre d’heures consacré est très faible). Certes, on propose à la fin des “regards croisés” mais le cœur du programme le dit clairement, il s’agit d’abord dès l’introduction de “penser en économiste”, puis “penser en sociologue”… Mais cette séparation va plus loin puisqu’on indique à la fin du préambule que , sur le modèle ce qui se passe en Histoire-Géographie ou en Physique-Chimie « Les professeurs pourront choisir une répartition hebdomadaire entre les trois disciplines constitutives des sciences économiques et sociales, en consacrant par exemple 3 heures hebdomadaires à l’économie et 2 heures hebdomadaires à la sociologie puis à la science politique pendant 30 semaines et en étudiant ensuite les objets communs. »
J’ai, pour ma part, et tout en continuant à me poser des questions, un avis particulier et différent sur cet aspect. Même si le débat risque de se focaliser sur ce point de la séparation entre économie et sociologie, je crois que pour c’est en grande partie un faux problème ou du moins un problème mal et tardivement posé. Si l’on observe les programmes actuels de 1ère et de Terminale, la séparation est déjà la. Dans les faits, ce débat a été tranché dans les années 90. Mais, même si les pratiques ont évolué, le discours des enseignants de SES reste, quant à lui, très attaché à cette dimension du “croisement des regards” . Et le projet présenté bouscule énormément cette représentation puisqu’il dit pour la première fois explicitement qu’il s’agit d’enseigner successivement l’une et l’autre des disciplines.
Est-ce à dire que cette question n’a aucun sens ? Pas totalement. Car, je reste, pour ma part, en disciple d’Edgar Morin, persuadé que les savoirs et les compétences ne prennent du sens que dans la complexité et la transversalité. On me rétorquera alors, comme les auteurs du programme, que les élèves sont trop jeunes et qu’il vaut mieux commencer par passer par des “fondamentaux” (même si le mot est évité, c’est quand même ce qui est en jeu ici) avant d’éventuellement croiser les regards. J’ai déjà écrit que les processus d’apprentissage ne sont pas linéaires et ne respectent pas les cloisonnements et les frontières disciplinaires. Si l’on veut donner du sens et motiver les élèves, il faut aussi partir de “questions vives” forcément complexes avant de revenir ensuite aux outils et aux démarches propres à chaque discipline. Plutôt que de raisonner de manière binaire, il faut travailler en tensions et en allers-retours entre la rigueur de l’approche disciplinaire et une approche plus globale. On pouvait aussi plus mettre l’accent sur une approche par compétences.
Prenons un exemple d’alternative possible. Une des compétences majeures des SES jusque là était de promouvoir l’esprit critique par rapport à l’information. Compétence qu’on retrouve dans le socle commun avec le pilier 6 « apprendre à identifier, classer, hiérarchiser, soumettre à critique l’information et la mettre à distance ; […] être éduqué aux médias et avoir conscience de leur place et de leur influence dans la société ; savoir construire son opinion personnelle et pouvoir la remettre en question, la nuancer (par la prise de conscience de la part d’affectivité, de l’influence de préjugés, de stéréotypes). » On pouvait se servir de cette compétence transversale pour voir comment les SES y contribuent avec leurs spécificité et les apports propres aux différents champs de savoirs qui les composent. Une analyse de l’économie et de la sociologie des médias ainsi que de ses dimensions politiques auraient permis de contribuer à la construction de cette compétence tout en mobilisant les concepts propres à chaque discipline.
Alors que les différentes disciplines et les autres programmes mettent l’accent sur cette logique de compétences et sur la pluri-disciplinarité, les SES semblent s’en éloigner et évoluer à rebours des autres enseignements. Le modèle qui prévaut est le modèle universitaire (voir plus loin). Alors qu’on devrait mettre en avant le fait que nous sommes professeurs (du secondaire) sans que cela n’enlève rien à l’exigence de rigueur, on nous invite à nous prétendre économiste ou sociologue…
Déséquilibre
Cette séparation que je viens de décrire entre les disciplines universitaires de référence n’est pas pour autant équilibrée. Dans les indications, pour 170 heures de cours, on évoque 90heures de sciences économiques, 45 heures de sociologie , 15 heures de sciences politiques et 20 heures de regards croisés. La part la plus importante est donc celle de l’économie. On retrouve ce même déséquilibre avec le nombre de notions rattachées à tel ou tel champ. Je me suis livré ainsi à un exercice un peu simpliste j'en conviens mais assez éclairant
J'ai compté le nombre de "notions" du projet de programme de première qui est proposé et je les ai listées.
- Partie "Sc. économique" : 73
- Partie "Sociologie" : 25
- Partie "Sc.Politique" : 18
- Regards croisés : 10
Les chiffres sont assez éloquents et montrent bien que les profs de SES sont en train de se muer en “profs d’éco”. La tentation est forte alors d’y voir une étape supplémentaire vers une fusion avec le corps des professeurs d’économie-gestion déjà amorcée dans les programmes de SES de 2nde (SES et PFEG peuvent indifféremment être enseignés par les deux types de profs).
On ne développera pas ici les aspects idéologiques mais, là aussi, certains auront beau jeu de noter que ce programme peut être interprété comme un moyen de gommer les aspects “subversifs” de cette discipline.
Liberté pédagogique et prescription
Même si le programme évoque à plusieurs reprises la sacro-sainte (mais très ambiguë) notion de liberté pédagogique, c’est finalement un programme très prescriptif sur le plan pédagogique. A la page 4 du programme, on y définit très précisément ce que doit être une séquence de cours « un temps de sensibilisation permettant de susciter la curiosité des élèves, un temps d’analyse permettant de montrer comment la mobilisation de notions, outils et modes de raisonnement spécifiques à la discipline concernée permet d’accéder à une meilleure compréhension des phénomènes étudiés et d’apporter une réponse rigoureuse à la question.»
J’ai aussi essayé plus haut de montrer à quel point ce programme renvoyait à une certaine conception linéaire et cumulative des apprentissages. « Il convient donc de permettre aux élèves de bien comprendre et de maîtriser « les outils conceptuels et analytiques propres à chaque discipline » avant de pouvoir croiser les regards sur un certain nombre d’objets d’étude communs ». Et plus loin on évoque une démarche de « complexification progressive». Une progressivité toute relative lorsqu’on constate la liste des notions à aborder et la nature de celles-ci.
L’inflation et l’encyclopédisme
128 notions dans ce projet de programme ? Le décompte que j’évoque plus haut est forcément imparfait car on ne sait pas bien quel est le statut de ces notions. Sont-ce des "notions à maîtriser" comme dans l'actuel programme ? Ou des points indicatifs ? On notera aussi que plusieurs notions sont en fait doubles car reliées par une conjonction. Elles ne me semblent pas toutes avoir non plus le même statut scientifique.
Quoi qu’il en soit ce programme semble marqué par l’encyclopédisme. Alors que le nombre d’heures diminue, les notions (tous champs disciplinaires confondus) sont donc au nombre de 128 (73+25+18+10). Rappelons que dans le programme actuel avec cinq heures de cours, il n’y a que 86 notions.
A noter qu’on cite à deux reprises dans le préambule le lien entre les cours et les ”travaux dirigés” alors que la réforme du lycée ne semble pas prévoir ce dispositif pour les SES. Deux interprétations sont alors possibles, l’une optimiste l’autre pessimiste. On peut espérer que les auteurs du programme ont reçu des assurances de la part du ministère sur le maintien d’une heure dédoublée ou alors qu’il s’agit d’un moyen hypothétique de faire pression pour l’obtenir. Je crains malheureusement que soit cette dernière hypothèse qui soit la bonne
Les notions disparues et celles qui apparaissent.
Il est difficile de jouer au jeu des notions disparues tant que l’on a pas sous les yeux le programme de Terminale puisque les deux années sont supposées permettre une continuité. D’autre part, certaines notions ont été vues en Seconde.
Toutefois, on peut noter quand même que le concept de classe sociale disparaît en tant que tel. De même pour la notion de culture. La démarche de la comptabilité nationale et d’une manière générale toute la macro-économie passent également à la trappe.
En revanche d’autres notions apparaissent et pour être très honnête avec mes lecteurs, cela me procure un sentiment de honte. Car, je dois l’avouer, il y en a plusieurs que je ne connaissais pas ! Et plutôt que de me réjouir d’apprendre de nouvelles choses, cela me donne un sentiment de malaise et me convainc que malgré mon agrégation et toute mon expérience, je suis peut-être finalement un imposteur et que je ne mérite pas d’enseigner les SES !
Après ce moment de doute légitime, on peut se dire aussi qu’on est face à un phénomène bien connu de “violence symbolique” (les américains parleraient de “show off”) où les auteurs du programme ont succombé à une certaine surenchère et se sont fait plaisir en montrant à leurs lecteurs qu’ils en savaient plus qu’eux…
Universitarisation
On retrouve finalement dans ce programme ambitieux qui semble oublier les élèves auxquels il s’adresse bien des travers et des dérives universitaires. L’“allégeance” à l’université a été un choix stratégique de la part de certains enseignants de SES (notamment Alain Beitone, actuel membre du groupe d’experts et leader de ce courant au sein des professeurs de SES). L’idée - que je caricature sûrement- était de considérer que pour éloigner une bonne partie des critiques adressées aux SES il fallait donner des gages aux universitaires qui critiquaient le manque de scientificité de cette discipline scolaire “bâtarde” qui ne correspondait pas aux canons de l’université. On a vu notamment cette idée s’exprimer dans le rapport Guesnerie (du nom de l’universitaire qui présidait la commission). Ce choix stratégique se mue ici en choix didactique.
Il ne s’agit pas pour moi de remettre en question le sérieux et la légitimité de tous les universitaires qui ont contribué à cette commission ou au groupe d’experts. Il faut simplement rappeler que l’histoire des disciplines scolaires nous montre qu’il y a toujours une autonomie entre ce qui est enseigné au lycée et ce qui est proposé à l’université. On peut être en revanche plus critique pour les collègues de lycée qui oublient cette dimension en se définissant eux mêmes comme “sociologues” ou “économistes”. Peut-être peut-on expliquer cette fascination pour l’université au recrutement, à la formation ou encore au vieillissement du corps enseignant mais ce ne sont que des hypothèses.
Quoi qu’il en soit, même si une des finalités du lycée est de préparer à la poursuite d’études supérieures, cela ne peut se réduire à ce seul objectif. Et ce n’est certes pas en singeant les universitaires qu’on y parviendra le mieux.
Même si il faut saluer l’effort (pas toujours porteur de sens) de problématisation des différents items du programme, même si on peut être intellectuellement séduit par cette ode à la science et cette ambitieuse exigence de rigueur épistémologique, ce projet de programme est porteur de nombreuses dérives et critiques. En fait le débat didactique propre aux SES est largement parasité par les jeux d’influence universitaires. Il est particulièrement flagrant ici que l’on passe d’un enseignement de sciences économiques ET sociales à un enseignement d’“Économie-Sociologie”. Qui plus est marqué par l’encyclopédisme, l’empilement des notions et des concepts et une sorte d’universitarisation de cette discipline scolaire. Ce qui est navrant, c’est de constater à quel point l’évolution de cet enseignement pâtit des procès en idéologie et en scientificité pour aller ainsi à rebours de l’évolution pédagogique de bien d’autres disciplines.
2 commentaires:
Je suis tout-à-fait d'accord avec cette analyse à chaud de Philippe Watrelot. De ma propre lecture rapide, je ferais simplement part de 2 ou 3 étonnements.
Étonnement tout d'abord de lire dans le préambule (qui par lui-même est surréaliste) que le programme s'appuie implicitement sur le rapport Guesnerie, qui est cité p1, rapport qui regrettait, notamment, le caractère encyclopédique de l'actuel programme et qui ne souhaitait pas l'enseignement des SES devienne une propédeutique à l'enseignement universitaire ... Mais il est vrai que ce rapport n'est cité que pour montrer que les sciences sociales sont fondées sur un savoir solide … Curieux donc de citer ce rapport, de ne retenir que cela et d'aller à l'encontre de ses recommandations les plus partagées, peut-être, par les enseignants de SES.
De plus, ayant été formé à l'IFM d'Aix-Marseille, je ne peux qu'être surpris de l'absence de diversité d'approche théorique, Alain Beitonne, formateur à Aix-Marseille et membre de la Commission, rappelait sans cesse (mais c'était il y a presque 20 ans) le caractère pluri-paradigmatique des sciences sociales, …. à moins qu'il n'est pas su se faire entendre dans cette commission, ce qui m'étonnerait fort. Il est donc curieux que l'on ne soit jamais inviter à montrer cet aspect essentiel des sciences sociales ; dans l'actuel programme, il est explicitement précisé que l'on peut avoir une perspective holiste et une perspective individualiste de la présentation de la stratification sociale ; ce n'était pas forcément une mauvaise chose …
Sur ces aspects, l'utilisation d'une image de P de Coubertin peut résumer mes premières réflexions : « Nos systèmes d'instruction n'ont plus la capacité suffisante pour contenir ce qu'il faudrait aujourd'hui savoir. L'apprendre par les vieilles méthodes est impossible. Les deux tiers de la vie y suffiraient à peine. Il faut donc instaurer des méthodes nouvelles. Quand on n'a pas le loisir d'explorer une région, le pic à la main, en gravissant lentement ses sommets, on la survole. L'enseignement, désormais, doit devenir une aviation au lieu d'être de l'alpinisme : et c'est au métier d'aviateur intellectuel qu'il convient de dresser les élèves » (cité dans M.O. Mergnac et C. Renaudin, Histoire du baccalauréat, Archives et Cultures, 2009)
Il me semble que l'on embarque, avec ce programme, les élèves pour un voyage intellectuel ouvrant non à la compréhension du monde économique et social mais à la célébration d'un Dieu « science » parce que l'avion s'est écrasé (ou a voulu atterrir !?) sur la pente d'une montagne celle de l'individualisme méthodologique que ils vont découvrir le pic à la main … Bon courage à eux ! Sauf à agir pour changer radicalement ce programme.
Frédéric Dussuchalle
Professeur de SES
Merci pour cette contribution éclairante.
Je crois qu'on ne mesure pas assez combien la liberté pédagogique est réduite à sa plus faible expression dans ce nouveau programme qui fera de nous les profs les plus encadrés de nos lycées, tant sur le plan des contenus d'éducation que des méthodes (cf. 2 phases de sensibilisation à l'aide de paradoxes puis de recherche à l'aide de la formulation d'hypothèses qui doivent être confrontés au réel). Aucun prof de fac ou de classe prépa n'a une telle contrainte. La distance va encore se creuser entre nous et les profs de philo... L'intérêt du métier s'effondre : d'une part il sera difficile d'intéresser les élèves, d'allumer en eux l'appétit d'apprendre, le désir de comprendre ; d'autre part, il sera difficile de travailler comme on le souhaite.
Il faut refuser ce programme.
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