« Chaque américain se rappelle de ce qu’il faisait lorsqu’il a appris la mort de Kennedy. Il y a des journées dans la vie d’un homme dont on se rappelle à jamais. Celle-ci en fait partie. Mais à l’échelle du monde. » C’est, en substance, ce que disait Dan Rather, le présentateur du journal télévisé le plus regardé des Etats-Unis au soir du 11 septembre 2001. Et il avait raison.
C’est ce que je voudrais raconter aujourd’hui. Ce que j’ai vu, ce que j’ai fait ce jour là dont chaque minute est gravée dans ma mémoire. Pas pour céder à une vague commémorative facile. Depuis 10 ans, le 11 septembre je n’allume pas la télévision et je fuis en général tout ce qui peut me rappeler ce moment. Mais si je tente de raconter aujourd’hui, dix ans après, c’est que j’estime qu’il me faut peut-être tourner la page et faire la paix avec ces souvenirs . On peut même considérer ce texte comme une forme de thérapie.
Je vivais à New York city depuis un an. J’étais enseignant au Lycée Français de New York (LFNY) depuis septembre 2000. Après 16 ans passés dans un lycée de l’Essonne et dans un contexte familial difficile qui m’invitait à prendre du recul, j’avais répondu assez tardivement à une annonce du LFNY qui recherchait un professeur de SES. Un poste en “contrat local” c’est-à-dire avec un statut soumis aux conditions américaines et d’un an renouvelable. Je connaissais déjà NYc, où j’étais venu plusieurs fois en touriste. La ville m’avait toujours fasciné. Elle me fascine toujours et peut-être plus encore depuis les évènements que je voudrais raconter maintenant.
Après avoir habité pendant un an dans un studio horriblement cher dans Manhattan non loin du LFNY situé dans l’ upper east side, j’avais profité du retour en France d’une collègue pour reprendre son appartement moins cher et plus spacieux. Il était situé dans le Queens dans le quartier d’Astoria non loin de l’East River (en fait un bras de mer) et à dix minutes de métro de mon lieu de travail. J’étais satisfait d’avoir trouvé cet appartement au charme désuet dans un quartier populaire mais en pleine évolution. Je faisais maintenant partie de ce que les manhatanites appellent avec un peu de mépris les “B & T” (bridges & tunnels), c’est à dire tout ceux qui sont obligés d’emprunter un pont ou un tunnel pour se rendre dans l’ile de Manhattan. Mais je profitais cependant de tous les charmes de la ville et ne cessais d’explorer tous les aspects de cette cité fascinante et qu’on réduit trop souvent à quelques sites remarquables dans le seul borough de Manhattan.
Ce 11 septembre 2001, nous avions repris le travail depuis une quinzaine de jours et le mardi j’avais cours à 10h30 avec les élèves de 1ère ES dans le bâtiment de la 93ème rue entre Madison et Park où se trouvait le lycée proprement dit. Car, comme dans la plupart des établissements français à l’étranger, l’appellation “lycée” désigne en fait l’ensemble des cours de la maternelle à la terminale. Ceux ci étaient à l’époque dispersés en trois bâtiments, anciens hôtels particuliers: l’un situé 96th entre 5th et Madison abritait le collège et la direction, un autre situé 72th toujours entre 5th et Madison accueillait le primaire et donc enfin le “lycée” dans la 93rd. Depuis, le LFNY a déménagé et se situe maintenant plus bas tout près de l’East river.
8h45, je m’apprête à partir de chez moi. Comme j’en ai pris l’habitude, j’écoute la radio en me préparant. Un flash spécial indique qu’un « petit avion » se serait écrasé contre une des deux tours du World Trade center. Le présentateur n’en sait pas beaucoup plus et tel que c’est présenté, cela semble minime. Je file vers “Broadway station”, pour prendre la Ligne N du métro. Dans Queens, le métro est aérien et il y a quatre stations jusqu’à ce qu’on arrive à Manhattan au niveau de Queensborough Bridge où il devient souterrain.
Juste avant de traverser l’East River, le métro aérien fait une grande boucle qui permet d’avoir une très belle vue sur Downtown. J’appréciais beaucoup ce moment et je ne ratais jamais l’occasion dans le métro bondé de tourner mon regard vers la fameuse skyline de Manhattan. D’abord les tours de Midtown avec l’Empire State Bldg et puis le Chrysler (ma tour préférée) et plus loin mais parfaitement visible, Downtown avec les tours du Financial district, certains des premiers gratte-ciel construits au 19ème comme le Woolworth et son style gothique. Et puis, bien sur les tours jumelles du World Trade Center. Pas les plus belles, avec leur côté massif et sans fioritures. Mais partie intégrante du paysage et un repère essentiel dans l’environnement New Yorkais. J’aime cette vue et je suis heureux de la voir tous les matins. Et je ne suis pas le seul, tous les new yorkais fraichement arrivés ou installés de plus longtemps aiment leur ville et ce paysage urbain.
Il est 9h du matin. Comme tous les matins, le métro est bondé. Je suis debout, une main accrochée à la barre. Comme tout les gens du wagon, j’ai le regard tourné vers downtown. Plusieurs ont entendu les informations avant de prendre le métro. Ça y est, le métro prend son virage, on voit les tours. On aperçoit très bien le trou situé côté Nord dans une des deux tours. Les commentaires sont nombreux et on sent de la fébrilité et un peu d’inquiétude.
Quand soudain, le silence se fait… D’un seul coup, sur la deuxième tour, côté sud, on voit une boule de feu se former. De là où nous sommes, nous ne voyons pas que c’est un avion car il est venu du Sud mais très vite nous le comprenons quand des avions de chasse américains surgissent dans le ciel.
Tout le wagon se tait. Un silence assourdissant et glaçant. “oh, my god” dit une passagère à côté de moi. Cette expression si typique des new yorkais et dite à tort et à travers, prend ici une résonnance tragique.
Tout le monde se regarde sans parler, juste des murmures, comme des prières ou des adresses à soi même. L’incrédulité, puis la terreur se lisent sur les visages. On sait confusément que nous vivons un moment décisif dans ce wagon bondé de la ligne N, ce matin du 11 septembre 2001.
Et puis, la rame plonge sous terre et rejoint Manhattan. Après quelques minutes, je descends à la station de la 96th, non loin du lycée. Je me dépêche, je ne vois rien car nous sommes situés très haut mais j’entends le bruit incessant des sirènes, les avions de chasse qui déchirent le ciel de cette fin d’été. Tout le monde se dépêche, plus encore que d’habitude dans cette ville qui ne s’arrête jamais et où tout va toujours à 100 à l’heure.
J’arrive enfin au lycée. Tout est calme dans le bâtiment, les élèves sont en cours et pour l’instant la nouvelle n’a pas encore véritablement traversé les murs de l’établissement. La dame qui est à l’accueil a cependant entendu que quelque chose se passait, je lui dis quelques mots sur ce que j’ai vu. Machinalement, je me dirige vers la photocopieuse pour faire les reproductions des documents que j’avais prévu pour mon cours de 10h30. C’est pour ça que je suis venu si tôt après tout… ! Gestes dérisoires…
Je monte dans les étages, il n’y a personne dans la salle des profs. Dans un coin, il y a une vieille télé qui nous sert à visionner les cassettes VHS que l’on veut faire passer aux élèves. Mais on a remarqué, qu’elle permettait, même sans câble, avec une image un peu neigeuse, de capter les chaines de télévision. Je la branche et je vois à l’écran, ces images désormais inoubliables et que tout le monde a vu. La panique dans les rues, les efforts des policiers et des pompiers sont évoqués mais c’est surtout ce plan fixe sur les tours qui capte toute l’attention. A 10h00, dans une sidération et une incrédulité totale, alors que cela se passe à quelques kilomètres de là, on voit la deuxième tour s’effondrer (celle qui a été touchée à 9h). Mes collègues sont sortis de cours pour la récréation et découvrent avec horreur ces images. Tout le monde est regroupé face à cette image un peu floue, peu de paroles sont échangées et à 10h30 alors que l’on sonne la fin de la récréation ( !), la première tour (frappée à 8h45) s’effondre elle aussi.
Certains, dont moi, se dirigent vers leurs salles de classes. Pour aller faire cours, travailler… Encore une fois, nous faisons machinalement ce que nous croyons être encore possible de faire dans cette journée qui bascule. Mais la rumeur s’est répandue aussi auprès des élèves. Dans cet établissement s’adressant à un public très fortuné, certains élèves ont, à cette époque, déjà des téléphones portables. Le proviseur adjoint, décide de suspendre les cours. Ou plutôt il entérine un état de fait. Car faire cours n’a plus aucun sens. L’enjeu c’est de rassurer les élèves, de les conserver en sécurité et de les rendre à leurs parents s’ils viennent les chercher. L’angoisse est grande car, dans ce milieu d’expatriés, de nombreux parents travaillent dans le quartier financier, là où se trouvent (trouvaient…) les tours.
Le proviseur adjoint s’adresse à moi et me demande, car je suis un des plus expérimentés présent parmi des enseignants souvent très jeunes, de me poster à l’entrée du lycée pour accueillir les parents qui ne manqueront pas de venir pour récupérer leurs enfants, de les calmer et de leur demander de signer une décharge de responsabilité au bureau situé à l’accueil avant de pouvoir repartir. Durant une heure et demie, je suis resté à ce poste où j’ai été transformé en une sorte d’ « éponge ». J’absorbais l’angoisse absolue de toutes ces personnes qui s’adressaient à moi et tentais, maladroitement de les calmer et les informer. Certains, venant de leur travail, évoquaient le spectacle de désolation qu’ils venaient de voir, l’inquiétude qu’ils avaient pour un ami ou un proche. Les rumeurs les plus folles circulaient. On parlait de plusieurs milliers de morts, on disait qu’une dizaine d’immeubles étaient en train de s’effondrer. Difficile d’absorber toute cette tension et d’en sortir indemne.
J’étais épuisé. Au bout d’un certain moment, il a fallu se préoccuper de manger. Ou plutôt de faire manger les élèves. Les ordres étaient clairs, il ne fallait pas laisser sortir dehors ceux que leurs parents n’étaient pas venus chercher. J’ai donc été chargé d’aller chercher à manger (il n’y avait pas de cantine au lycée). Dans la rue, beaucoup de fumée et surtout une odeur qui me restera à jamais gravée dans ma mémoire sensorielle. Dans Madison avenue, d’habitude grouillante de monde à cette heure où tout le monde va dans les nombreux snacks pour prendre le lunch, il y a peu de gens et ceux-ci sont muets et pressés. Je me dirige vers une pizzeria et commande une dizaine de pizza XXL que les élèves pourront se partager. Ça me coûte une quarantaine de dollars dont je n’ai jamais été remboursé… !
La ronde des parents affolés se poursuit et progressivement, l’établissement se vide de presque tous ses occupants. Toujours beaucoup d’incertitudes sur le sort de certains parents ou collègues. Certains sont-ils morts ? ont-ils survécu ? Tout les élèves restants sont regroupés au bâtiment de la 95th. On essaye d’avoir des nouvelles mais les communications marchent très mal. Il faut dire que les relais étaient situés sur le WTC et que les lignes sont saturées. De même pour l’internet qui fonctionne tant bien que mal. Je parviens à envoyer un très court e-mail à certains de mes proches pour les rassurer.
On nous demande de rentrer chez nous. Mais comment ? La plupart des transports en commun ont été suspendus ou écourtés. Je prends cependant un métro dans Manhattan mais qui stoppe à Queensborough Bridge, bien loin de chez moi. Au loin je vois le bas de la ville envahi par une épaisse fumée et là où il y avait ce paysage familier avec ces deux tours jumelles, on devine qu’il n’y a plus rien.. Je hèle un taxi. Celui ci s’arrête, je monte et le chauffeur m’annonce qu’aujourd’hui le prix de la course est triplé. C’est la loi du business me dit-il. Je rassemble toute ma connaissance de l’anglais et de ses insultes pour lui dire ce que je pense de cette façon d’agir. Alors que dans le même temps, se produisaient des manifestations d’héroïsme, cette journée a aussi été marquée par des actes de cupidité et de lâcheté. Je sors du taxi et poursuis à pied. Je parviens enfin chez moi dans un NYc bouleversé. Même si l’on est assez loin de l’endroit où se sont produit les attentats, cela parvient à chacun dans une sorte de rumeur et d’écho lointain amplifié par les télévisions branchées dans tous les lieux publics et passant en boucle les mêmes images des tours qui s’effondrent et de la “rue arabe” qui se réjouit à Gaza ou ailleurs. Les titres qui barrent les images sont explicites “America Under attack” “America new war”, le parallèle avec Pearl Harbor est souvent fait dans les commentaires. On apprend qu’un troisième avion s’est écrasé à Washington sur le Pentagone. Le nom de “Bin Ladin” est prononcé dès cette fin de journée du 11 septembre.
Je rentre enfin chez moi. Le réseau téléphonique ne fonctionne pas bien et je parviens seulement à envoyer un courrier électronique à ma famille en France. Tous les new yorkais ont sûrement, comme moi-même, passé leur soirée devant leur télévision à regarder en boucle la télévision. Avec incrédulité et dans une grande sidération.. Je fais machinalement les gestes de la vie quotidienne. Je me sens seul et désemparé, vidé, épuisé.
La consigne donnée par la municipalité sur les chaines locales était de ne pas se rendre à Manhattan le mercredi 12 septembre, sauf pour aller donner son sang. Ce que j’ai fait. Près des hôpitaux, scotchés aux lampadaires, des affiches avec écrit en gros “Missing”, une photo et un numéro de téléphone “if you have any information, please call 212…”. Plus que toutes les images spectaculaires, c’est peut-être ces images furtives et si intenses qui symbolisent le mieux pour moi cet événement tragique. Ces vies brisées, symbolisées par ces photos prises au moment des jours heureux et affichées là comme un appel au secours dérisoire et désespéré…
Le spectacle de New York city ce jour là était exceptionnel. On a souvent surnommé la ville, “the city that never stop”… sauf ce 12 septembre. Aucun véhicule dans les rues, très peu de gens, une vision comme on en trouve dans les films de science fiction post-apocalyptiques. Et d’une certaine manière, c’était bien de cela dont il s’agissait.
Ce mercredi 12, je parviens enfin à téléphoner en France. Beaucoup d’émotions, mes parents me disent toute leur inquiétude et les nombreux appels d’amis ou de connaissances pour savoir qu’elle était ma situation. Je les rassure tant que je peux, leur dis que je vais bien et que j’essaierai de répondre à tous. Je recevrai plus de 150 messages durant cette période. Je reçois aussi un message du LFNY. Reprise des cours “normalement” dès le jeudi 13 septembre. Toutefois, la consigne des responsables des écoles à la municipalité est, avant de refaire cours, de faire s’exprimer les élèves dans les classes et d’organiser une minute de silence.
Le jeudi 13, le proviseur réunit à 8h du matin les coordinateurs de discipline dont je fais partie et nous redonne les consignes de la municipalité auxquelles nous devons nous conformer comme toutes les écoles. À 9h00 débute mon cours avec mes 22 élèves de première ES. J’ai déjà écrit un texte sur ce moment particulier qui se trouve sur le site des Cahiers Pédagogiques. Conformément à ce qui avait décidé en réunion et sur les recommandations des services de la ville, il fallait permettre aux élèves de s’exprimer. J’ai décidé de d’abord leur offrir la possibilité de le faire par écrit, dans la langue dans laquelle ils étaient le plus à l’aise . Ces textes n’étaient pas destinés à être lus mais juste pour leur permettre de rassembler leurs idées et leurs sentiments. Cela a été difficile au début. Puis ensuite certains ne parvenaient plus à s’arrêter et m’ont remercié après coup de leur avoir permis de se libérer un peu. Mais les ennuis ont commencé ensuite quand j’ai demandé si certains voulaient prendre la parole. La première intervention a été, en substance, pour dire “c’est la faute aux musulmans” et plusieurs mains se sont levés et les avis sont tous allés dans le même sens avec des propos assez haineux pour certains. Je commençais à ne plus maîtriser la situation et je ne savais pas trop comment faire. J’ai souvent dit dans les formations que j’anime que le métier d’enseignant est un métier où il faut “agir dans l’urgence et décider dans l’incertitude” pour reprendre le titre d’un livre célèbre. Là, je ne parvenais pas à décider et encore moins à agir… Grand moment de solitude…
Donald, un élève béninois, a demandé alors la parole. Et il a délivré à ses camarades un message de tolérance où il leur rappelait que ce qui caractérisait la ville et même cette classe c’était la diversité culturelle, le mélange des origines (au LFNY, il y avait une cinquantaine de nationalités différentes) et que cela devait inciter à la tolérance et non pas à la haine. Il a même su mettre en perspective les raisons pour lesquelles on en était arrivé à cette volonté de nuire à l’Amérique. Des années après, je repense à cette intervention avec reconnaissance et beaucoup d’émotion . D’abord en me demandant ce que ce garçon très brillant est devenu mais aussi parce qu’il m’a permis de me reprendre et de trouver enfin des solutions pour amorcer une réflexion (et non plus un déferlement de sentiments) avec les élèves.
J’ai essayé de les faire réfléchir sur ce qui contribuait à la construction d’une opinion. Il faut dire que les médias ne cessaient de passer en boucle depuis deux jours les mêmes images de réjouissance de la “rue arabe” en parallèle (split screen) avec les images de destruction des tours. J’ai beaucoup insisté sur les dangers de la stigmatisation et de l’amalgame. J’ai aussi essayé de leur montrer qu’une image n’est jamais neutre et est toujours une « production » et qu’il faut s’interroger sur la manière dont une opinion se construit . Ce jour là, j’ai regretté que le chapitre intitulé "Opinions et médias" ait disparu du programme de 1ère un an auparavant…
Mais je dois dire que tout cela était quand même assez tendu et que les élèves avaient, et c’est compréhensible, beaucoup de mal à prendre du recul. Assez vite, en fait, les élèves ont exprimé le souhait de reprendre le déroulement “normal” du cours. La minute de silence à la récréation a été un moment fort qui nous a rassemblés autour de cette émotion commune mais ensuite, en effet, les cours ont repris comme si de rien n’était.
C’est d’ailleurs une des caractéristiques les plus frappantes de cette période. Les New Yorkais ont repris très vite leur vie comme s’ils voulaient oublier (enkyster ?) ou du moins tenir à distance cette tragédie. Mais six mois après, on voyait des affiches dans le métro avec ce titre “even heroes need to talk” et un numéro de téléphone d’un centre de soutien psychologique. Le traumatisme a été en fait très profond et le business as usual de cette ville qui ne s’est véritablement arrêtée qu’une journée a masqué des cauchemars et des dépressions qui ont affecté durablement les habitants.
Le vendredi a été un jour “ordinaire”. J'ai donc travaillé avec mes élèves sur les agents économiques, la croissance, la démarche des SES... même si tout cela avait un côté un peu surréaliste.
Il y a eu cependant un débat chez les profs (comme d'ailleurs dans le reste de la ville) : faut-il faire "comme si" au risque de tomber dans l'indifférence ou continuer à en parler pour ne pas oublier ?
Le vendredi après-midi, tout comme le samedi, je n’ai cessé de marcher dans cette ville que j’aime tant. J’ai déjà évoqué les petites affiches “missing” qui m’ont tant ému. Il faut évoquer aussi les centaines de bougies déposées comme des mausolées spontanés à côté des casernes de pompiers, les gens dans la rue qui crient “USA-USA !” au passage des camions de pompiers. Très vite, dans cette Amérique qui a besoin de se fabriquer des héros, les firefighters (et dans une moindre mesure les policiers) sont devenus ces icones.
Marcher dans Manhattan était un exercice limité. Tout le bas de la ville était fermé à la circulation. Union square (place située au niveau de la 14th rue et de Broadway) a été pendant un moment la limite au delà de laquelle on ne pouvait aller plus loin. C’est devenu un mémorial improvisé et un lieu de rassemblement et de prières où les gens exprimaient leur refus d’une logique de guerre. On y voyait des centaines de personnes regroupées qui priaient ou qui écrivaient sur des panneaux installés là. Des centaines de bougies et de fleurs étaient disposées sur le sol dans cette zone baptisée "Hate free zone" (zone sans haine) par des panneaux tout autour de la clôture. Parmi les phrases notées ici et là je relevais cette citation de Gandhi "Peace will not come out of arms but of justice lived" ou celle-ci de Anne Franck "In the long run the best weapon is a kind of a gentle spirit".
Cela offrait un contrepoint heureux à d’autres aspects sombres de cette période troublée. Comme les rumeurs d’attaques en direction de centres islamiques dans certains quartiers de la ville ou encore la ruée sur les armureries ou devant le bureau de recrutement de l’armée. Le nationalisme a été exacerbé durant toute cette période. Dans mon immeuble pourtant occupé par des personnes toutes issues d’une immigration très récente, j’ai vu toutes les portes et fenêtres se couvrir de drapeaux américains. Et on commençait à me regarder de travers parce qu’il n’y en avait pas sur les miennes...
Quelques jours après, j’ai pu pousser jusqu’à City Hall au delà de Canal Street, tout près de ce qu’on commençait à appeler Ground Zero (j'ai appris que le terme avait été utilisé la 1ère fois pour désigner le lieu d'un essai de bombe atomique…) Une poussière grise et épaisse recouvrait encore tous les immeubles. La place servait de base arrière pour les équipes de pompiers qui continuaient à déblayer les ruines encore fumantes (le feu a couvé jusqu’en décembre). On les voyait exténués se reposer quelques minutes avant de retourner poursuivre leur labeur couverts de cette poussière (on apprendra plus tard qu’elle était pleine d’amiante) et dans cette odeur âcre qui imprégnait toute cette partie de la ville.
Depuis dix ans j’ai accroché dans mon salon une photographie qui représente un service à thé recouvert de cendres. Je l’ai achetée dans une exposition caritative intitulée “Here is New York” dont on peut encore voir les photographies sur un site dédié. Les visiteurs qui viennent chez moi pour la première fois regardent cette photo avec curiosité. Et croient au départ qu’il s’agit d’une photo prise à Pompéi. Avant de se rendre compte que c’est un des rares souvenirs que je garde de ces journées terribles.
Je pourrais poursuivre encore mon récit mais je m’arrêterai là. Quelques jours après, un énorme orage a déchiré la nuit new yorkaise et les coups de tonnerre ont réveillé avec angoisse tous les new-yorkais. La pluie et le vent ont dispersé les bougies et les affiches pacifistes de Union Square et l’esprit de revanche l’a emporté. L’Amérique s’est engagé dans une guerre où elle se trouve toujours d’une certaine façon.
J’ai quitté New York à la fin de l’année scolaire après beaucoup de tensions et de conflits au sein de l’établissement. Mais il reste un lien très fort avec cette ville et tout ce qu’elle représente. C’est peut-être paradoxal, mais c’est la ville où je me sens le mieux. C’est “ma” ville, à jamais. J’aime l’énergie qui s’en dégage. Même si le rêve américain est bien un mythe, lorsque toute une ville y croit, ça laisse des traces.
J’aime aussi cette ville parce qu’elle a été construite dès le départ pour accueillir des étrangers et pour fabriquer des New Yorkais. 40% des gens qui vivent à New York sont nés hors des États-Unis, 65% des habitants ne sont pas nés à New York. Il y a une expression ici qui dit à peu près : "c'est un vrai New Yorkais, car il a choisi de vivre ici". New York est la ville de l'immigration par excellence et de la diversité culturelle. Et j’aime ça.
Je ne connais pas d’autre ville où coexistent des communautés dont la rencontre partout ailleurs serait conflictuelle : indiens et pakistanais, juifs et arabes, catholiques et protestants, coréens et japonais... C'est le miracle de cette ville que de faire exister cette "mosaïque" (on préfère aujourd'hui ce terme à celui de melting pot).
Les new-yorkais sont individualistes, pressés, cyniques, la ville est une ville très dure qui n'a pas de pitié pour les faibles et les laissés pour compte de la société américaine. En même temps, il y a ici une énergie, un courage, des élans de solidarité et une tolérance qui contrebalancent bien des aspects négatifs de l'Amérique. La douleur et la dignité des New Yorkais, dans cette période du 11 septembre que j’ai tenté de relater ici, m’ont fait encore plus aimer cette ville.
On a souvent qualifié l'exercice du blog de “journal extime”. L’essentiel de mon travail d’écriture autour de l’actualité éducative n'est pas vraiment dans cette ligne mais ce billet est peut-être celui qui correspond le mieux à cette définition. Comme je le disais au début, il a même une vertu thérapeutique. Tout en étant essentiellement descriptif, j’ai en fait mis beaucoup de moi même dans le simple fait d’être capable de faire cette description.
Il ne s’agit pas de commémoration facile même si l’occasion de ce dixième anniversaire m’y a poussé. Mais plutôt d’affronter mes fantômes et de tourner la page. Enfin…
9 commentaires:
merci
J'ai été très touchée par ton texte. Peut-être parce que je me sens concernée par beaucoup de ce que tu as dit. Bien sûr, je n'y étais pas, dans ce métro, ce jour-là. Je n'y étais pas, dans ce quartier, ce jour-là. J'avais le regard d'une petite fille de 5 ans, qui vivait ça depuis la France. J'avais peur pour mon grand-père qui était dans l’une des tours la veille des attentats. J'avais peur pour ma tante qui n'était qu'à quelques rues des Twin Towers et qui a été témoin de cette horreur.
Je me rappelle plutôt bien de ce que j'ai fait ce jour-là. J'avais passé la journée à écouter la radio avec ma mère. Je lui posais toujours les mêmes questions en boucle : "Combien de personnes sont mortes ? Et blessées ? Et tata, elle va bien ? Est-ce que ça veut dire que les tours ne sont plus là ?"…
J’ai toujours été folle de Manhattan. Depuis dix ans, j’ai une image en tête qui ne me quitte pas. C’est cette vue imprenable qu’on avait de la ville depuis l’une des deux tours, que j’avais justement visitée un mois avant les attentats.
Mon cœur est noué, j’ai dû mal à coucher par écrit la profonde tristesse que je ressens. J’admire le courage que tu as eu à écrire ceci. Merci Philippe. Merci pour ton texte. Merci pour les larmes.
Merci pour ce témoignage bouleversant, merci pour votre honnêteté, merci pour vos émotions. Merci.
Il y a trois mois, Ben Laden a été exécuté par les forces spéciales US. Quel est ton sentiment ? Tu dis que tout ce que tu as vécu trouve son point final aujourd'hui, avec ce billet, mais est-ce qu'il n'avait pas plutôt été placé, ce point final, avec la mort du responsable supposé ?
Même si j'ai eu des sentiments très ambivalents à l'annonce de la mort de Ben Laden, je ne suis pas animé par l'esprit de vengeance.
C'est une lente maturation mais accélérée par des déclencheurs comme cette journaliste (spécialisée dans l'éducation) et qui apprend incidemment que j'avais vécu le 11 septembre à NYc et me propose de faire une interview sur ce sujet. Je n'ai pas su refuser et cela a ouvert une porte et m'a permis d'écrire ce texte.
Merci pour ce texte. Très beau Très touchant et digne d'un grand prof. Contente de te suivre sur facebook.
Merci Philippe.
Je salue la sensibilité, l'honnêteté et le travail de "traduction psychique" qui ont donné ce texte, "remarquablement écrit" c'est à dire, d'abord, capable de toucher.
Dominique Mazure
Magnifique texte et témoignage émouvant.
Oui, tout le monde sait ce qu'il faisait le 11 septembre 2001... Je me souviens parfaitement moi-même que je sortais de mon lycée à Meaux où j'étais prof lorsque j'ai appris la nouvelle. Ces quelques minutes sont gravées de façon indélébile dans ma mémoire...
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