Même si ce blog est surtout consacré aux questions d’éducation en général, mes lecteurs ne sont pas sans savoir que je suis professeur de sciences économiques et sociales. Je suis très attaché à ma discipline d’enseignement et j’ai souvent consacré des rubriques de ma revue de presse à l’actualité mouvementée des SES. D’autant plus que je considère que les questions qui se posent aux SES vont bien au delà de cette seule discipline et renvoient à des problématiques qui concernent l’ensemble du système éducatif.
J’avais déjà tenté de dire cela pour un numéro des Cahiers Pédagogiques sur les SES dans un article intitulé “une discipline exemplaire" (Ou : pourquoi ce dossier ne devrait pas intéresser que les professeurs de Sciences économiques et sociales…) et je voudrais le redire ici à l’occasion de la consultation sur les nouveaux programmes.
Quelques pistes intéressantes, mais…
Quand j’ai découvert le programme, ma première réaction a été plutôt positive. On pouvait craindre, vu la campagne d’influence qui avait précédé, un salmigondis d’idées creuses et de généralités sur la “découverte de l’entreprise” mais cette dérive là était évitée. Le programme s’appuie sur des concepts clairement identifiés et légitimes et que pour la plupart, les professeurs de SES enseignent déjà.
L’autre chose intéressante, c’est la construction du programme d’enseignement autour de questions (douze questions réparties en 4 thèmes). Cela avait déjà été pratiqué précédemment et une organisation telle que celle-ci donne une alternative à l’énumération des concepts et des connaissances. Comme l’écrivait Bachelard « pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question ». Certaines questions sont mêmes assez excitantes (intellectuellement !) telles que “La consommation, un marqueur social ?”“Comment devenons nous des acteurs sociaux ?” ou encore “Comment remédier aux limites du marché ?”.
Tout en cherchant à me déprendre d’un travers (très français ?) de crainte de la nouveauté qui bouleverserait les habitudes, j’ai quand même cherché dans le programme ce que l’on faisait déjà. Le thème 1 “Ménages et consommation” est pour deux items sur 3 (le dernier est nouveau) déjà pratiqué actuellement en Seconde. De même pour le deuxième thème “Entreprises et production”. “Marché et prix” est, quant à lui abordé actuellement en Première ES et sa lecture attentive a commencé à me faire me poser des questions sur sa faisabilité avec des élèves de seconde. Le quatrième et dernier thème, à coloration sociologique, “Choix individuels et choix sociaux” est un mélange de problématiques abordées en Première (socialisation, normes, valeurs, culture) et de points vus dans l’actuel programme de seconde (la socialisation est aussi abordée dans le cadre de l’étude de la famille, tout comme la question de la qualification).
Enfin, on peut trouver aussi intéressantes les suggestions d’activités qui figurent dans les “indications complémentaires à l’usage des professeurs” même si elles sont peu nombreuses et oublient les TICE. C’est aussi un moyen de rappeler que l’enseignement des SES a fait longtemps référence aux méthodes actives. Et l’idée me semble aussi importante stratégiquement à l’heure où la réforme conduit chaque discipline à justifier la nécessité de dédoubler les heures d’enseignement…
…au final, un programme peu motivant, pas très moderne et très orienté…
Une première lecture marquée plutôt par le soulagement et même de l’intérêt. Mais (car, il y a un “mais” comme dans tous les plans dialectiques …), ce sentiment se trouve assez rapidement tempéré par plusieurs questions que doit se poser tout pédagogue.
Comment intéresser mes élèves ? Comment les motiver ? Quelles énigmes créer pour les amener vers la connaissance ? On me dira que cela relève de l’expertise de chaque enseignant et que la formation et la mutualisation permettront progressivement de résoudre cette difficulté. Mais certaines questions de ce programme posent de sérieux problèmes, la plus caricaturale étant “Consommer ou épargner ?”. S’il s’agit bien d’une vraie question, légitime dans le champ de la science économique, elle est d’abord très théoriquement orientée et surtout peu intéressante pour les élèves. On évoquait plus haut l’intérêt de poser des questions mais encore faut-il que celles ci aient du sens pour les élèves. Que ce soient des “questions vives” qui permettent de les amener à une réflexion citoyenne et à une démarche d’apprentissage. Cette nécessité de donner de la “saveur aux savoirs” est encore plus importante pour un enseignement d’exploration qui n’a pas été abordé avant dans la scolarité.
Ce programme est-il cohérent ? Comment créer du sens ? On nous dit que ce qui a présidé à sa construction est la volonté d’amener les élèves à “penser en économiste” et “penser en sociologue”. Lorsqu’on le regarde de près comme je l’ai fait en premier, on s’aperçoit que de nombreux (trop nombreux ?) concepts de l’analyse économique sont présents. Ceux de la sociologie beaucoup moins. Quant aux autre sciences sociales (science politique notamment) elles n’existent pas ici. Mais lorsqu’on prend un peu de recul et qu’on essaye dans un deuxième temps de voir comment tout cela fait système, on s’aperçoit surtout que cela manque de cohérence et que le sens qu’on peut donner à ce programme est bien inquiétant.
Finalement, les concepts présentés ici sont pour une bonne part très abstraits et ressemblent beaucoup aux “fondamentaux” auxquels certains universitaires voudraient limiter notre enseignement. Nous y reviendrons. Ensuite, ils font la part belle à l’économie au détriment de la sociologie. On notera qu’à part le 2ème qui porte sur “la consommation, marqueur social”, tous les autres items “sociaux” ou sociologiques sont placés à la fin du programme. Or, celui ci se termine par cette observation : “On traitera au moins les dix premières questions” ! [sur douze].
Ce qui fait système dans ce programme, c’est donc le passage d’un programme de sciences économiques ET sociales à un programme d’ économie-sociologie où la sociologie est réduite à la portion congrue. Si les programmes de Première et de Terminale avaient déjà des parties “éco” et “socio” depuis plusieurs années, le programme de 2nde offraient jusque là une approche permettant le croisement des regards sur des thèmes faisant sens pour les élèves. C’est cela qui disparaît avec ce programme et qui m’amène à dire qu’il repose au final sur une conception étriquée et dépassée des apprentissages (voir plus bas) qui devrait susciter des réflexions et des réactions au delà du seul cercle des professeurs de SES.
La question de la cohérence du programme peut aussi se poser à propos de sa place dans la scolarité. Il s’agit de la classe de seconde destinée à faire le lien entre la troisième et le collège et le cycle terminal où il s’agit de préparer les lycéens à la poursuite d’études supérieures. Dans cette double perspective, il me semble que ce programme est très “old school” et ne tient pas compte des évolutions. Surtout quand on le compare à d’autres programmes d’exploration (Littérature et Société par exemple). La présentation en 3 colonnes (Thèmes, notions, indications complémentaires) date un peu et fait très “vingtième siècle”. A l'heure où les programmes de collège et de primaire sont réécrits dans une logique de compétences (connaissances, capacités, attitudes) et avec des référentiels plus précis, la présentation est peu féconde.Notamment dans la perspective de proposer des activités qui ne trouveraient un sens (là, elles sont un peu "plaquées" par raccroc) que dans la construction de compétences clairement identifiées. Des compétences qu’il convient de construire (et d’évaluer) pour permettre le passage dans le cycle terminal et la préparation à l’enseignement supérieur.
Ce programme est-il faisable ? Autre question essentielle pour tout enseignant. Il est difficile de répondre à cette question, tant les élèves sont différents. Mais on peut insister sur deux variables clés : l’horaire élève et la difficulté des notions abordées. En ce qui concerne l’horaire, on sait qu’il est d’une heure et demie. L’horaire actuel est de 2h30 (dont une heure dédoublée par quinzaine). Il me semble que des dédoublements seraient une condition pour mener sereinement et efficacement des séquences basées sur des méthodes actives et l’usage des TICE. On apprend plus efficacement et durablement lorsqu'on est acteur que lorsqu'on est passif. L’autre question concerne la difficulté du programme. Toutes les notions peuvent être abordées mais ma longue expérience des classes de seconde m’incite à penser que certaines supposent la maîtrise de pré-requis qui demandent un temps d’apprentissage assez long.
Et le chômage dans tout ça ?
Un autre moyen d’analyser ce programme c’est d’en voir les manques, les oublis. Si on le compare au programme précédent, deux grands chapitres ont disparu : “La Famille, une institution en évolution” et “L’emploi, une question de société”. La Famille était une étape importante pour aborder la question de la socialisation (mais celle ci demeure) et amener aussi à réfléchir sur la différence fondamentale entre nature et culture. Mais on peut, à la rigueur retrouver ces thèmes autrement.
Mais si les critiques sur le programme de SES en Seconde ont semblé trouver un certain écho médiatique, c’est notamment avec la disparition du thème du chômage. Cela a fait l’objet de plusieurs titres d’articles alors que dans le même temps, face à un panel de français, le président de la République affirmait avec force que celui ci allait reculer… Voilà un “angle” tout trouvé pour les journalistes ! Mais au delà du “buzz”, cela illustre parfaitement ce que nous évoquions précédemment. Le programme évacue des thèmes qui trouvaient de l’intérêt auprès des élèves et suscitaient l’envie d’apprendre et surtout il élimine des sujets qui fâchent.
Une élaboration sous influence
Jusqu’à maintenant, nous nous sommes surtouts placés dans une logique propre à la discipline et les considérations formulées sont surtout destinées aux enseignants de “SES”. Même si réfléchir à ce que devrait être un programme destiné à des élèves de seconde est, en soi, une réflexion qui peut intéresser tout le monde, enseignants, parents et élèves.
En revanche, je ne pense pas que la question de la manière dont sont élaborés les programmes et des influences exercées par certains (groupes de pression, membres du cabinet) soit une question strictement disciplinaire. Elle concerne tous les citoyens. Si des nostalgiques de la colonisation jugent que les programmes d¹histoire ne mettent pas assez en avant les aspects positifs de la colonisation et parviennent à faire voter au parlement un amendement enjoignant les profs d’histoire à aller dans ce sens, on peut penser que cela entraînerait des protestations énergiques contre cette influence des groupes de pression sur la rédaction des programmes et des manuels...
Loin de moi, la volonté de remettre en question la légitimité scientifique et la réputation des membres du groupe d’experts qui a élaboré ce programme. Mais il apparaît cependant que ceux-ci ont travaillé dans une contrainte forte. En termes de temps (3 semaines !) et en termes de “commande” ministérielle. Plus encore, il semblerait que ce soit le cabinet du ministre qui ait eu le dernier mot sur le programme présenté aux éditeurs puis ensuite aux enseignants. C’est le sens des déclarations de Sylvain David, président de l’APSES et membre du groupe d’experts et aussi de François Dubet qui a adressé lundi 1er février une lettre indiquant sa démission du groupe d’experts pour des motifs notamment liés à cette pression.
Arrêtons le harcèlement !
Les programmes et les manuels de SES ont souvent été attaqués. L’auteur de ces lignes se rappelle que lors de sa première année d’enseignement (en 1981) un manuel de SES avait été l’objet d’un débat à l’assemblée nationale car on y trouvait une bande dessinée montrant une escadre navale dont les avions se transformaient en écoles, les navires en hôpitaux et les mitrailleuses crachaient des tickets de métro. Il s’agissait évidemment de faire réfléchir les élèves sur les choix de politique budgétaires. Certains députés de l’époque avaient alors parlé d’atteinte au moral des armées.
Aujourd’hui les attaques les plus vives viennent surtout des milieux patronaux. on a vu en 2008, un groupe de pression patronal , l’institut de l’entreprise (IDE) faire, avec le soutien du CODICE (Comité pour la diffusion de la Culture économique, organisme dépendant du ministère de l'économie) une proposition de programme de Seconde dans le cadre de la réforme du lycée. On a vu aussi se développer une campagne de presse à coup de sondages et d’interventions dans les médias pour insister sur la nécessité de donner une image positive de l’entreprise. On sait le rôle qu’a pu jouer Michel Pébereau, personnage influent du patronat français et du monde politique, pour faire évoluer les manuels et les programmes dans un sens qu’il estimait devoir être plus favorable à l’entreprise et au marché.
On a souvent utilisé le mot de “lobby”, à propos de l’association des profs de SES avec évidemment une connotation péjorative. Initialement, il faut rappeler que le mot “lobby” désigne un couloir. C’est dans les couloirs du Capitole à Washington qu’intervenaient les représentants des groupes de pression qui cherchaient à influencer les parlementaires américains. D’où le terme de “lobbyist” pour les qualifier. Le terme français qui correspond le mieux est celui de “groupe de pression”. Mais quand on utilise le mot “lobby”, il y a souvent l’idée implicite d’une influence occulte qui s’exprime dans la coulisse. Je ne pense pas que l’APSES (l’association disciplinaire des professeurs de SES) soit une organisation qui agisse de manière occulte. Au contraire, on peut même dire qu’elle essaie de porter le débat sur la place publique (et même dans la rue !).
Les vrais lobbys ce sont ceux qui agissent dans l’ombre des cabinets ministériels et qui ont suffisamment d’influence pour aboutir au résultat que l’on voit aujourd’hui...
Et si on arrêtait le harcèlement ?
Une mise en concurrence et une volonté de dépeçage et de recomposition
Sans tomber dans la théorie du complot, on peut donc dire que cette volonté de recomposer les SES est ancienne. Un recteur toujours en activité avait qualifié cette discipline d’ “erreur génétique” parce qu’elle croisait des disciplines universitaires distinctes. Plus récemment, lors des auditions de la commission Pochard en 2007, Bernard Thomas exposait sa stratégie
“si nous continuons à nourrir la polémique autour de l’enseignement de l’économie on ne pourra pas modifier cet enseignement or il doit l’être […] et donc pour moi l’idée c’est de me risquer à une certaine fuite en avant, c’est-à-dire à rendre cet enseignement obligatoire […] Sur la question de savoir qui le fait, il n’y a pas en France que des professeurs de sciences économiques et sociales, il y a aussi des professeurs d’économie et gestion qui sont pour l’instant cantonnés dans certaines formations et dans certains enseignements de lycée ou leurs équivalents en lycées professionnels. Ce n’est pas seulement parce que j’ai une bonne opinion d’eux que cela fera avancer le débat, mais c’est parce que je pense, qu’ils gagnent, eux, et leur enseignement et leurs programmes à être connus, que je pense qu’il y a une piste quelque part, là, en mettant un peu l’ensemble dans un pot commun des sciences économiques et sociales théoriques, il en faut… il en faut ! On fait bien de la philosophie ! Mais en allant jusqu’à l’enseignement de l’entreprise parce que je vous regardais tout à l’heure… cet enseignement existe ! Il existe sous forme construite, sous forme de programme mais dans les sections... les anciens bacs G, les sections de techniciens et de gestion… Enfin je ne sais même plus moi-même les STG… sciences et technologies de la gestion. Donc on a des programmes, on a des professeurs,…”
Bernard Thomas est actuellement conseiller de Luc Chatel et c’est finalement cette stratégie qui est à l’œuvre aujourd’hui.
L’enseignement de SES est donc proposé en “enseignement d’exploration” en même temps qu’un enseignement de “Principes Fondamentaux de l’économie et de la Gestion” (PFEG). L’une de ces deux options d’une heure trente doit être obligatoirement choisie, ce qui permet effectivement à Luc Chatel de communiquer habilement sur un enseignement obligatoire d’économie en seconde. Et les deux enseignements d’exploration peuvent être enseignés indifféremment par les professeurs de SES ou ceux d’Économie-Gestion. Ce qui laisse penser à de nombreux observateurs qu’on s’achemine à terme vers une fusion des deux corps. Ou plutôt, vu les effectifs, à une absorption de l’un par l’autre.
Là encore, il ne s’agit pas d’opposer une discipline à une autre. J’ai de nombreux amis parmi mes collègues d’économie-gestion. Mais, on peut admettre que chacune des disciplines ait sa spécificité et la conserve. La volonté de rapprocher l’une de l’autre risquerait de se faire au détriment de la sociologie et plus encore d’une certaine conception de l’apprentissage fondée sur le croisement des regards.
Une conception étriquée de l’apprentissage
“Fondamentaux”, le mot est revenu fréquemment sous la plume des universitaires critiquant les programmes de SES Quand on relit le rapport Guesnerie, on voit que celui-ci propose d’écarter l’étude de questions trop complexes ou trop controversées qu’il juge trop difficiles pour de jeunes adolescents. .
On est là me semble t-il au cœur du problème et qui dépasse de loin le seul cadre des SES. Dans les propositions actuelles, il y a la préconisation qu’il faudrait toujours apprendre en allant du simple vers le complexe dans une conception linéaire de l'apprentissage. Mais qu’est-ce qui fait sens ? Qu’est ce qui donne de la “saveur aux savoirs” ? Sans rentrer dans un débat épistémologique et didactique, on peut rappeler que c’est bien souvent le fait que les apprentissages permettent de répondre à des “questions vives”, à des questions qui font sens pour les élèves. En supprimant le "et" des SES, on irait à l'envers de ce qui fait la motivation des élèves et des mécanismes de l'apprentissage. C'est en abordant des objets complexes qui ont du sens qu'on va ensuite pouvoir approfondir les concepts et pas l'inverse. Les apprentissages y compris dès le primaire sont souvent un aller-retour entre le simple et le complexe. Les "fondamentaux" (dont on voit bien pour les SES la portée idéologique dans des savoirs marqués par des débats importants) c'est comme si on disait aux élèves qu'avant de jouer de la musique il faut qu'ils fassent au moins trois ans de solfège!
Une discipline scolaire n’est pas une discipline universitaire
Au final, on a l’impression que ce programme cherche à "singer" l'enseignement supérieur et s'inscrit dans une logique de “fondamentaux" (revendiquée par L. Chatel dans une interview) qui néglige complètement la construction de “questions vives" qui font sens pour les élèves. Le croisement des regards indispensable dans une culture de la complexité et la construction d’une culture générale est aussi négligé. Et cette question pédagogique là concerne aussi toutes les disciplines scolaires dont les enjeux sont distinct des disciplines universitaires et des savoirs savants.
Cette pluridisciplinarité pose en effet la question de l’autonomie relative des disciplines scolaires par rapport au savoirs savants et aux disciplines de l’enseignement supérieur. Les procès en scientificité intentés aux SES sont aussi la manifestation de cette difficulté à admettre que les objectifs du lycée ne se réduisent pas à la préparation à l’enseignement supérieur. Ce ne peut-être une simple propédeutique. Et là encore, cette question dépasse les seules SES.
“Universitariser” le lycée : est-ce une bonne idée ?
Et elle renvoie à la finalité du lycée. Je participais à un colloque mercredi 27 janvier où tous les responsables avaient à la bouche l'expression "universitariser le lycée".
Je ne pense pas que cela soit une expression pertinente. Si l’objectif d’amener 50% d’une classe d’âge au niveau Licence est un objectif estimable et légitime pour aller vers une “économie de la connaissance”, il ne peut être le seul pour le lycée du XXIème siècle. A mon sens, il y en a deux : permettre la transition vers le supérieur certes, mais aussi faire la transition avec le collège et renforcer la culture commune.
L’Ecole républicaine, rappelons-le, a pour vocation à transmettre une culture commune sans laquelle nous ne pouvons faire société. Si elle doit transmettre les connaissances et les compétences nécessaires pour s’insérer dans la vie active, elle a aussi pour fonction de donner à chaque enfant l’autonomie intellectuelle lui permettant d’exercer pleinement ses droits de citoyen dans une société démocratique. Ce qui suppose une formation à l’esprit critique et au débat argumenté. Cela implique que l’on puisse montrer que les connaissances ne sont pas toutes figées mais quelquefois relatives et discutables. Bien loin de ces “fondamentaux” indiscutables revendiqués par certains, l’approche des Sciences économiques et sociales avec les autres disciplines doit y contribuer.
Si les enseignants de SES sont attachés à un objectif de culture générale et de formation du citoyen, il leur faut le partager avec les autres disciplines. Cela devrait alors conduire les disciplines à réfléchir chacune à leur contribution propre à l’acquisition de compétences. C’est d’ailleurs ainsi qu’on les aidera le plus à se préparer à l’enseignement supérieur. La construction de programmes selon cette logique permettrait de refonder l’enseignement des sciences économiques et sociales en se centrant sur ce qui est vraiment fondamental : la compétence des élèves à questionner la société et à en comprendre les déterminants, à décrypter l’actualité, à prendre part au débat citoyen en maîtrisant l’argumentation et la synthèse. Cela n’exclut pas les connaissances bien au contraire puisque les compétences ne sont, au final, que des savoirs mis en action. Mais cela permet de recentrer les apprentissages et leur évaluation.
“Faut-il attendre d’être vaincu pour changer ? ”(Proverbe Dogon)
Derrière cette protestation propre à la discipline SES, j’ai essayé de montrer qu’il y a des questions qui devraient intéresser tous les enseignants et les citoyens : qui doit décider des programmes ? les programmes du secondaire doivent-ils singer les programmes universitaires ? Le croisement des regards est-il utile dans les apprentissages et l’analyse de la société ? Et surtout : comment apprend t-on ? Doit-on en passer d’abord par des “fondamentaux” ou doit-on partir de questions vives qui font sens pour les élèves ? La réflexion sur la pédagogie, la didactique, l’apport des savoirs-savants, l’épistémologie mais aussi sur le sens de ce que doit être une discipline de l’enseignement secondaire sont des questions qui se posent ailleurs.
Les enjeux sont donc pédagogiques et nombreux et concerne tous les enseignants mais aussi les parents et les élèves.
Les enseignants de SES, et je m’inclus volontiers dedans, sont très attachés à leur enseignement et à la préservation de ce qui constitue leur spécificité. Au cours de leur histoire, ils ont développé une forte capacité de réaction, qui leur a permis d’échapper déjà à quelques menaces. Que voulez vous, quand on a inscrit dans les programmes (actuels!) de SES, des notions telles que “mouvements sociaux”, “répertoire d’actions”, “conflit”, il est assez logique que l’on s’en saisisse ! Cette réactivité a pu aussi éventuellement les desservir car certains ont pu lire cela comme un réflexe strictement corporatiste voire conservateur.
Aujourd’hui, il se sentent à juste titre menacés d’une double peine : réduction des horaires mais aussi remise en cause de leur “spécificité”. Mais cette menace externe ne doit pas faire oublier que les risques de perte d’identité peuvent aussi être internes. L’évolution des programmes depuis plusieurs années, la fascination d’une partie du corps des professeurs de SES pour les logiques universitaires, le moindre intérêt pour la réflexion pédagogique, ont, à mon sens, ouvert la voie à ces remises en question. L’enjeu est certes de résister aux menaces mais aussi de refonder la discipline pour lui donner toute sa place dans la culture commune et le lycée du XXIeme siècle.
Quelques pistes intéressantes, mais…
Quand j’ai découvert le programme, ma première réaction a été plutôt positive. On pouvait craindre, vu la campagne d’influence qui avait précédé, un salmigondis d’idées creuses et de généralités sur la “découverte de l’entreprise” mais cette dérive là était évitée. Le programme s’appuie sur des concepts clairement identifiés et légitimes et que pour la plupart, les professeurs de SES enseignent déjà.
L’autre chose intéressante, c’est la construction du programme d’enseignement autour de questions (douze questions réparties en 4 thèmes). Cela avait déjà été pratiqué précédemment et une organisation telle que celle-ci donne une alternative à l’énumération des concepts et des connaissances. Comme l’écrivait Bachelard « pour un esprit scientifique, toute connaissance est une réponse à une question ». Certaines questions sont mêmes assez excitantes (intellectuellement !) telles que “La consommation, un marqueur social ?”“Comment devenons nous des acteurs sociaux ?” ou encore “Comment remédier aux limites du marché ?”.
Tout en cherchant à me déprendre d’un travers (très français ?) de crainte de la nouveauté qui bouleverserait les habitudes, j’ai quand même cherché dans le programme ce que l’on faisait déjà. Le thème 1 “Ménages et consommation” est pour deux items sur 3 (le dernier est nouveau) déjà pratiqué actuellement en Seconde. De même pour le deuxième thème “Entreprises et production”. “Marché et prix” est, quant à lui abordé actuellement en Première ES et sa lecture attentive a commencé à me faire me poser des questions sur sa faisabilité avec des élèves de seconde. Le quatrième et dernier thème, à coloration sociologique, “Choix individuels et choix sociaux” est un mélange de problématiques abordées en Première (socialisation, normes, valeurs, culture) et de points vus dans l’actuel programme de seconde (la socialisation est aussi abordée dans le cadre de l’étude de la famille, tout comme la question de la qualification).
Enfin, on peut trouver aussi intéressantes les suggestions d’activités qui figurent dans les “indications complémentaires à l’usage des professeurs” même si elles sont peu nombreuses et oublient les TICE. C’est aussi un moyen de rappeler que l’enseignement des SES a fait longtemps référence aux méthodes actives. Et l’idée me semble aussi importante stratégiquement à l’heure où la réforme conduit chaque discipline à justifier la nécessité de dédoubler les heures d’enseignement…
…au final, un programme peu motivant, pas très moderne et très orienté…
Une première lecture marquée plutôt par le soulagement et même de l’intérêt. Mais (car, il y a un “mais” comme dans tous les plans dialectiques …), ce sentiment se trouve assez rapidement tempéré par plusieurs questions que doit se poser tout pédagogue.
Comment intéresser mes élèves ? Comment les motiver ? Quelles énigmes créer pour les amener vers la connaissance ? On me dira que cela relève de l’expertise de chaque enseignant et que la formation et la mutualisation permettront progressivement de résoudre cette difficulté. Mais certaines questions de ce programme posent de sérieux problèmes, la plus caricaturale étant “Consommer ou épargner ?”. S’il s’agit bien d’une vraie question, légitime dans le champ de la science économique, elle est d’abord très théoriquement orientée et surtout peu intéressante pour les élèves. On évoquait plus haut l’intérêt de poser des questions mais encore faut-il que celles ci aient du sens pour les élèves. Que ce soient des “questions vives” qui permettent de les amener à une réflexion citoyenne et à une démarche d’apprentissage. Cette nécessité de donner de la “saveur aux savoirs” est encore plus importante pour un enseignement d’exploration qui n’a pas été abordé avant dans la scolarité.
Ce programme est-il cohérent ? Comment créer du sens ? On nous dit que ce qui a présidé à sa construction est la volonté d’amener les élèves à “penser en économiste” et “penser en sociologue”. Lorsqu’on le regarde de près comme je l’ai fait en premier, on s’aperçoit que de nombreux (trop nombreux ?) concepts de l’analyse économique sont présents. Ceux de la sociologie beaucoup moins. Quant aux autre sciences sociales (science politique notamment) elles n’existent pas ici. Mais lorsqu’on prend un peu de recul et qu’on essaye dans un deuxième temps de voir comment tout cela fait système, on s’aperçoit surtout que cela manque de cohérence et que le sens qu’on peut donner à ce programme est bien inquiétant.
Finalement, les concepts présentés ici sont pour une bonne part très abstraits et ressemblent beaucoup aux “fondamentaux” auxquels certains universitaires voudraient limiter notre enseignement. Nous y reviendrons. Ensuite, ils font la part belle à l’économie au détriment de la sociologie. On notera qu’à part le 2ème qui porte sur “la consommation, marqueur social”, tous les autres items “sociaux” ou sociologiques sont placés à la fin du programme. Or, celui ci se termine par cette observation : “On traitera au moins les dix premières questions” ! [sur douze].
Ce qui fait système dans ce programme, c’est donc le passage d’un programme de sciences économiques ET sociales à un programme d’ économie-sociologie où la sociologie est réduite à la portion congrue. Si les programmes de Première et de Terminale avaient déjà des parties “éco” et “socio” depuis plusieurs années, le programme de 2nde offraient jusque là une approche permettant le croisement des regards sur des thèmes faisant sens pour les élèves. C’est cela qui disparaît avec ce programme et qui m’amène à dire qu’il repose au final sur une conception étriquée et dépassée des apprentissages (voir plus bas) qui devrait susciter des réflexions et des réactions au delà du seul cercle des professeurs de SES.
La question de la cohérence du programme peut aussi se poser à propos de sa place dans la scolarité. Il s’agit de la classe de seconde destinée à faire le lien entre la troisième et le collège et le cycle terminal où il s’agit de préparer les lycéens à la poursuite d’études supérieures. Dans cette double perspective, il me semble que ce programme est très “old school” et ne tient pas compte des évolutions. Surtout quand on le compare à d’autres programmes d’exploration (Littérature et Société par exemple). La présentation en 3 colonnes (Thèmes, notions, indications complémentaires) date un peu et fait très “vingtième siècle”. A l'heure où les programmes de collège et de primaire sont réécrits dans une logique de compétences (connaissances, capacités, attitudes) et avec des référentiels plus précis, la présentation est peu féconde.Notamment dans la perspective de proposer des activités qui ne trouveraient un sens (là, elles sont un peu "plaquées" par raccroc) que dans la construction de compétences clairement identifiées. Des compétences qu’il convient de construire (et d’évaluer) pour permettre le passage dans le cycle terminal et la préparation à l’enseignement supérieur.
Ce programme est-il faisable ? Autre question essentielle pour tout enseignant. Il est difficile de répondre à cette question, tant les élèves sont différents. Mais on peut insister sur deux variables clés : l’horaire élève et la difficulté des notions abordées. En ce qui concerne l’horaire, on sait qu’il est d’une heure et demie. L’horaire actuel est de 2h30 (dont une heure dédoublée par quinzaine). Il me semble que des dédoublements seraient une condition pour mener sereinement et efficacement des séquences basées sur des méthodes actives et l’usage des TICE. On apprend plus efficacement et durablement lorsqu'on est acteur que lorsqu'on est passif. L’autre question concerne la difficulté du programme. Toutes les notions peuvent être abordées mais ma longue expérience des classes de seconde m’incite à penser que certaines supposent la maîtrise de pré-requis qui demandent un temps d’apprentissage assez long.
Et le chômage dans tout ça ?
Un autre moyen d’analyser ce programme c’est d’en voir les manques, les oublis. Si on le compare au programme précédent, deux grands chapitres ont disparu : “La Famille, une institution en évolution” et “L’emploi, une question de société”. La Famille était une étape importante pour aborder la question de la socialisation (mais celle ci demeure) et amener aussi à réfléchir sur la différence fondamentale entre nature et culture. Mais on peut, à la rigueur retrouver ces thèmes autrement.
Mais si les critiques sur le programme de SES en Seconde ont semblé trouver un certain écho médiatique, c’est notamment avec la disparition du thème du chômage. Cela a fait l’objet de plusieurs titres d’articles alors que dans le même temps, face à un panel de français, le président de la République affirmait avec force que celui ci allait reculer… Voilà un “angle” tout trouvé pour les journalistes ! Mais au delà du “buzz”, cela illustre parfaitement ce que nous évoquions précédemment. Le programme évacue des thèmes qui trouvaient de l’intérêt auprès des élèves et suscitaient l’envie d’apprendre et surtout il élimine des sujets qui fâchent.
Une élaboration sous influence
Jusqu’à maintenant, nous nous sommes surtouts placés dans une logique propre à la discipline et les considérations formulées sont surtout destinées aux enseignants de “SES”. Même si réfléchir à ce que devrait être un programme destiné à des élèves de seconde est, en soi, une réflexion qui peut intéresser tout le monde, enseignants, parents et élèves.
En revanche, je ne pense pas que la question de la manière dont sont élaborés les programmes et des influences exercées par certains (groupes de pression, membres du cabinet) soit une question strictement disciplinaire. Elle concerne tous les citoyens. Si des nostalgiques de la colonisation jugent que les programmes d¹histoire ne mettent pas assez en avant les aspects positifs de la colonisation et parviennent à faire voter au parlement un amendement enjoignant les profs d’histoire à aller dans ce sens, on peut penser que cela entraînerait des protestations énergiques contre cette influence des groupes de pression sur la rédaction des programmes et des manuels...
Loin de moi, la volonté de remettre en question la légitimité scientifique et la réputation des membres du groupe d’experts qui a élaboré ce programme. Mais il apparaît cependant que ceux-ci ont travaillé dans une contrainte forte. En termes de temps (3 semaines !) et en termes de “commande” ministérielle. Plus encore, il semblerait que ce soit le cabinet du ministre qui ait eu le dernier mot sur le programme présenté aux éditeurs puis ensuite aux enseignants. C’est le sens des déclarations de Sylvain David, président de l’APSES et membre du groupe d’experts et aussi de François Dubet qui a adressé lundi 1er février une lettre indiquant sa démission du groupe d’experts pour des motifs notamment liés à cette pression.
Arrêtons le harcèlement !
Les programmes et les manuels de SES ont souvent été attaqués. L’auteur de ces lignes se rappelle que lors de sa première année d’enseignement (en 1981) un manuel de SES avait été l’objet d’un débat à l’assemblée nationale car on y trouvait une bande dessinée montrant une escadre navale dont les avions se transformaient en écoles, les navires en hôpitaux et les mitrailleuses crachaient des tickets de métro. Il s’agissait évidemment de faire réfléchir les élèves sur les choix de politique budgétaires. Certains députés de l’époque avaient alors parlé d’atteinte au moral des armées.
Aujourd’hui les attaques les plus vives viennent surtout des milieux patronaux. on a vu en 2008, un groupe de pression patronal , l’institut de l’entreprise (IDE) faire, avec le soutien du CODICE (Comité pour la diffusion de la Culture économique, organisme dépendant du ministère de l'économie) une proposition de programme de Seconde dans le cadre de la réforme du lycée. On a vu aussi se développer une campagne de presse à coup de sondages et d’interventions dans les médias pour insister sur la nécessité de donner une image positive de l’entreprise. On sait le rôle qu’a pu jouer Michel Pébereau, personnage influent du patronat français et du monde politique, pour faire évoluer les manuels et les programmes dans un sens qu’il estimait devoir être plus favorable à l’entreprise et au marché.
On a souvent utilisé le mot de “lobby”, à propos de l’association des profs de SES avec évidemment une connotation péjorative. Initialement, il faut rappeler que le mot “lobby” désigne un couloir. C’est dans les couloirs du Capitole à Washington qu’intervenaient les représentants des groupes de pression qui cherchaient à influencer les parlementaires américains. D’où le terme de “lobbyist” pour les qualifier. Le terme français qui correspond le mieux est celui de “groupe de pression”. Mais quand on utilise le mot “lobby”, il y a souvent l’idée implicite d’une influence occulte qui s’exprime dans la coulisse. Je ne pense pas que l’APSES (l’association disciplinaire des professeurs de SES) soit une organisation qui agisse de manière occulte. Au contraire, on peut même dire qu’elle essaie de porter le débat sur la place publique (et même dans la rue !).
Les vrais lobbys ce sont ceux qui agissent dans l’ombre des cabinets ministériels et qui ont suffisamment d’influence pour aboutir au résultat que l’on voit aujourd’hui...
Et si on arrêtait le harcèlement ?
Une mise en concurrence et une volonté de dépeçage et de recomposition
Sans tomber dans la théorie du complot, on peut donc dire que cette volonté de recomposer les SES est ancienne. Un recteur toujours en activité avait qualifié cette discipline d’ “erreur génétique” parce qu’elle croisait des disciplines universitaires distinctes. Plus récemment, lors des auditions de la commission Pochard en 2007, Bernard Thomas exposait sa stratégie
“si nous continuons à nourrir la polémique autour de l’enseignement de l’économie on ne pourra pas modifier cet enseignement or il doit l’être […] et donc pour moi l’idée c’est de me risquer à une certaine fuite en avant, c’est-à-dire à rendre cet enseignement obligatoire […] Sur la question de savoir qui le fait, il n’y a pas en France que des professeurs de sciences économiques et sociales, il y a aussi des professeurs d’économie et gestion qui sont pour l’instant cantonnés dans certaines formations et dans certains enseignements de lycée ou leurs équivalents en lycées professionnels. Ce n’est pas seulement parce que j’ai une bonne opinion d’eux que cela fera avancer le débat, mais c’est parce que je pense, qu’ils gagnent, eux, et leur enseignement et leurs programmes à être connus, que je pense qu’il y a une piste quelque part, là, en mettant un peu l’ensemble dans un pot commun des sciences économiques et sociales théoriques, il en faut… il en faut ! On fait bien de la philosophie ! Mais en allant jusqu’à l’enseignement de l’entreprise parce que je vous regardais tout à l’heure… cet enseignement existe ! Il existe sous forme construite, sous forme de programme mais dans les sections... les anciens bacs G, les sections de techniciens et de gestion… Enfin je ne sais même plus moi-même les STG… sciences et technologies de la gestion. Donc on a des programmes, on a des professeurs,…”
Bernard Thomas est actuellement conseiller de Luc Chatel et c’est finalement cette stratégie qui est à l’œuvre aujourd’hui.
L’enseignement de SES est donc proposé en “enseignement d’exploration” en même temps qu’un enseignement de “Principes Fondamentaux de l’économie et de la Gestion” (PFEG). L’une de ces deux options d’une heure trente doit être obligatoirement choisie, ce qui permet effectivement à Luc Chatel de communiquer habilement sur un enseignement obligatoire d’économie en seconde. Et les deux enseignements d’exploration peuvent être enseignés indifféremment par les professeurs de SES ou ceux d’Économie-Gestion. Ce qui laisse penser à de nombreux observateurs qu’on s’achemine à terme vers une fusion des deux corps. Ou plutôt, vu les effectifs, à une absorption de l’un par l’autre.
Là encore, il ne s’agit pas d’opposer une discipline à une autre. J’ai de nombreux amis parmi mes collègues d’économie-gestion. Mais, on peut admettre que chacune des disciplines ait sa spécificité et la conserve. La volonté de rapprocher l’une de l’autre risquerait de se faire au détriment de la sociologie et plus encore d’une certaine conception de l’apprentissage fondée sur le croisement des regards.
Une conception étriquée de l’apprentissage
“Fondamentaux”, le mot est revenu fréquemment sous la plume des universitaires critiquant les programmes de SES Quand on relit le rapport Guesnerie, on voit que celui-ci propose d’écarter l’étude de questions trop complexes ou trop controversées qu’il juge trop difficiles pour de jeunes adolescents. .
On est là me semble t-il au cœur du problème et qui dépasse de loin le seul cadre des SES. Dans les propositions actuelles, il y a la préconisation qu’il faudrait toujours apprendre en allant du simple vers le complexe dans une conception linéaire de l'apprentissage. Mais qu’est-ce qui fait sens ? Qu’est ce qui donne de la “saveur aux savoirs” ? Sans rentrer dans un débat épistémologique et didactique, on peut rappeler que c’est bien souvent le fait que les apprentissages permettent de répondre à des “questions vives”, à des questions qui font sens pour les élèves. En supprimant le "et" des SES, on irait à l'envers de ce qui fait la motivation des élèves et des mécanismes de l'apprentissage. C'est en abordant des objets complexes qui ont du sens qu'on va ensuite pouvoir approfondir les concepts et pas l'inverse. Les apprentissages y compris dès le primaire sont souvent un aller-retour entre le simple et le complexe. Les "fondamentaux" (dont on voit bien pour les SES la portée idéologique dans des savoirs marqués par des débats importants) c'est comme si on disait aux élèves qu'avant de jouer de la musique il faut qu'ils fassent au moins trois ans de solfège!
Une discipline scolaire n’est pas une discipline universitaire
Au final, on a l’impression que ce programme cherche à "singer" l'enseignement supérieur et s'inscrit dans une logique de “fondamentaux" (revendiquée par L. Chatel dans une interview) qui néglige complètement la construction de “questions vives" qui font sens pour les élèves. Le croisement des regards indispensable dans une culture de la complexité et la construction d’une culture générale est aussi négligé. Et cette question pédagogique là concerne aussi toutes les disciplines scolaires dont les enjeux sont distinct des disciplines universitaires et des savoirs savants.
Cette pluridisciplinarité pose en effet la question de l’autonomie relative des disciplines scolaires par rapport au savoirs savants et aux disciplines de l’enseignement supérieur. Les procès en scientificité intentés aux SES sont aussi la manifestation de cette difficulté à admettre que les objectifs du lycée ne se réduisent pas à la préparation à l’enseignement supérieur. Ce ne peut-être une simple propédeutique. Et là encore, cette question dépasse les seules SES.
“Universitariser” le lycée : est-ce une bonne idée ?
Et elle renvoie à la finalité du lycée. Je participais à un colloque mercredi 27 janvier où tous les responsables avaient à la bouche l'expression "universitariser le lycée".
Je ne pense pas que cela soit une expression pertinente. Si l’objectif d’amener 50% d’une classe d’âge au niveau Licence est un objectif estimable et légitime pour aller vers une “économie de la connaissance”, il ne peut être le seul pour le lycée du XXIème siècle. A mon sens, il y en a deux : permettre la transition vers le supérieur certes, mais aussi faire la transition avec le collège et renforcer la culture commune.
L’Ecole républicaine, rappelons-le, a pour vocation à transmettre une culture commune sans laquelle nous ne pouvons faire société. Si elle doit transmettre les connaissances et les compétences nécessaires pour s’insérer dans la vie active, elle a aussi pour fonction de donner à chaque enfant l’autonomie intellectuelle lui permettant d’exercer pleinement ses droits de citoyen dans une société démocratique. Ce qui suppose une formation à l’esprit critique et au débat argumenté. Cela implique que l’on puisse montrer que les connaissances ne sont pas toutes figées mais quelquefois relatives et discutables. Bien loin de ces “fondamentaux” indiscutables revendiqués par certains, l’approche des Sciences économiques et sociales avec les autres disciplines doit y contribuer.
Si les enseignants de SES sont attachés à un objectif de culture générale et de formation du citoyen, il leur faut le partager avec les autres disciplines. Cela devrait alors conduire les disciplines à réfléchir chacune à leur contribution propre à l’acquisition de compétences. C’est d’ailleurs ainsi qu’on les aidera le plus à se préparer à l’enseignement supérieur. La construction de programmes selon cette logique permettrait de refonder l’enseignement des sciences économiques et sociales en se centrant sur ce qui est vraiment fondamental : la compétence des élèves à questionner la société et à en comprendre les déterminants, à décrypter l’actualité, à prendre part au débat citoyen en maîtrisant l’argumentation et la synthèse. Cela n’exclut pas les connaissances bien au contraire puisque les compétences ne sont, au final, que des savoirs mis en action. Mais cela permet de recentrer les apprentissages et leur évaluation.
“Faut-il attendre d’être vaincu pour changer ? ”(Proverbe Dogon)
Derrière cette protestation propre à la discipline SES, j’ai essayé de montrer qu’il y a des questions qui devraient intéresser tous les enseignants et les citoyens : qui doit décider des programmes ? les programmes du secondaire doivent-ils singer les programmes universitaires ? Le croisement des regards est-il utile dans les apprentissages et l’analyse de la société ? Et surtout : comment apprend t-on ? Doit-on en passer d’abord par des “fondamentaux” ou doit-on partir de questions vives qui font sens pour les élèves ? La réflexion sur la pédagogie, la didactique, l’apport des savoirs-savants, l’épistémologie mais aussi sur le sens de ce que doit être une discipline de l’enseignement secondaire sont des questions qui se posent ailleurs.
Les enjeux sont donc pédagogiques et nombreux et concerne tous les enseignants mais aussi les parents et les élèves.
Les enseignants de SES, et je m’inclus volontiers dedans, sont très attachés à leur enseignement et à la préservation de ce qui constitue leur spécificité. Au cours de leur histoire, ils ont développé une forte capacité de réaction, qui leur a permis d’échapper déjà à quelques menaces. Que voulez vous, quand on a inscrit dans les programmes (actuels!) de SES, des notions telles que “mouvements sociaux”, “répertoire d’actions”, “conflit”, il est assez logique que l’on s’en saisisse ! Cette réactivité a pu aussi éventuellement les desservir car certains ont pu lire cela comme un réflexe strictement corporatiste voire conservateur.
Aujourd’hui, il se sentent à juste titre menacés d’une double peine : réduction des horaires mais aussi remise en cause de leur “spécificité”. Mais cette menace externe ne doit pas faire oublier que les risques de perte d’identité peuvent aussi être internes. L’évolution des programmes depuis plusieurs années, la fascination d’une partie du corps des professeurs de SES pour les logiques universitaires, le moindre intérêt pour la réflexion pédagogique, ont, à mon sens, ouvert la voie à ces remises en question. L’enjeu est certes de résister aux menaces mais aussi de refonder la discipline pour lui donner toute sa place dans la culture commune et le lycée du XXIeme siècle.
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