«Notre
premier devoir, c’est de stimuler l’esprit d’entreprise dans notre pays. C’est
d’abord le rôle de l’école», a déclaré lundi 29 avril François Hollande, lors d’une réception de 300 entrepreneurs à l’Élysée.
Et le président propose, «de la sixième à la terminale», un programme
sur l’entrepreneuriat. On n’en sait guère plus sur le contenu de ce “programme”
d’enseignement aujourd’hui et cela rend difficile les réactions et les analyses
à chaud sur ces déclarations. Mais le passé récent et quelques principes nous
permettent, au minimum, d’alerter sur les dérives possibles et de montrer en quoi
cette annonce est potentiellement dangereuse.
Un contexte
politique tendu.
Cette annonce
qui s’inclut dans un ensemble plus vaste de mesures destinées à caresser les “pigeons”
dans le sens des plumes risque dans le même temps d’être très mal interprétée à
gauche et plus particulièrement dans le monde enseignant.
Sur le plan
politique, ces annonces se situent dans un contexte de débats sur l’orientation
de la politique menée par le gouvernement. Tout un pan de la gauche risque d’interpréter
cela comme des gages de plus donnés au Medef après le blocage sur l’amnistie
sociale et le débat sur l’A.N.I. Interrogé sur cette proposition parmi d’autres
à France Inter, Jean Luc Mélenchon a déclaré que « les élèves avaient
mieux à faire à l’École que d’apprendre la cupidité ». Ces paroles
risquent d’avoir de l’écho dans le monde enseignant.
Dans l’éducation,
cette annonce peut être mal interprétée pour plusieurs raisons.
D’abord parce
que cela peut apparaître comme un “enseignement de plus” parmi le grand nombre d’heures
de cours consacrées à des “enseignement à… ” (la santé, la sécurité
routière, les discriminations…), alors que pour certains enseignants cela se
fait au détriment des “fondamentaux”. D’autant plus que cette annonce vient après
celle de la semaine dernière sur l’enseignement de la morale laïque.
Ensuite, parce
que cet enseignement de l’entreprenariat s’inscrit dans une longue liste des
intrusions du politique dans l’enseignement. Et cela remet en cause les
principes d’indépendance dans l’élaboration des programmes.
La refondation
de l’École, enterrée avant même d’être votée ?
Parmi les
institutions qui doivent être créées par la loi de programmation et d’orientation
sur la refondation de l’École figure la création d’un Conseil Supérieur des
Programmes. Ce conseil, composé de personnalités indépendantes est supposé
piloter l’élaboration des programmes et d’éventuels nouveaux enseignements.
Vincent Peillon a toujours présenté ce CSP comme une nécessité après une période
où l’ élaboration des programmes était plus ou moins occulte (programmes
du primaire de 2008) ou sous influence.
Avec cette
proposition de programme sur l’entrepreneuriat, tout comme avec l’enseignement
de la morale laïque, qui interviennent avant même le vote de la loi et semblent
s’en dispenser, on peut se poser des questions sur la légitimité de cette
future institution. D’autant plus que, dans le même temps, le ministère
refusait de changer les programmes de 2008 contestés par de très nombreux
enseignants, car il fallait respecter la procédure d’élaboration des
programmes. Il y a comme un hiatus…
Développer l’esprit
d’entreprendre…?
Venons en à la
proposition elle même. On en sait pas beaucoup plus que ce qui a été dit lors d’un
discours. Il s’agit de « stimuler l’esprit d’entreprise dans notre pays »
et pour cela de proposer un enseignement de l’entrepreneuriat de la sixième
à la Terminale.
Faisons d’abord
un peu d’histoire de l’Éducation. Le socle commun de compétences et de
connaissances, qui est un des éléments essentiels de la loi Fillon de 2006,
comporte sept “piliers”. Ils sont inspirés d’une proposition du conseil de l’Europe de 2005 qui proposait huit “compétences
clés”. On notera que la huitième compétence a disparu dans la
transcription française, il s’agit d’“apprendre à apprendre”, ce n’est
pas innocent mais ce n’est pas notre sujet. Une autre compétence européenne a
changé de nom. En effet, l’“esprit d’entreprise” de la liste européenne
est devenu “Autonomie et initiative” dans le socle français. Trop polémique…
“Esprit d’entreprendre”
ou “esprit d’entreprise”, selon les traductions c’est l’une ou l’autre
des formules qui est retenue. Et cette ambigüité montre bien que le terme français
est très connoté (d’où la référence à l’autonomie et l’initiative) alors qu’il
a un sens différent dans d’autres langues et cultures.
Et cela conduit à
des polémiques sans fin sur la soumission ou non du socle à l’économie et au
monde de l’entreprise. De nombreux essayistes ont prospéré sur cette crainte et
l’idée d’un grand complot libéral.
Que l’École
contribue à construire des compétences qui permettent ensuite aux jeunes d’être
autonomes, de faire preuve d’initiative et d’entreprendre dans de nombreux
domaines n’est pas choquant en soi. Dès lors que cette démarche et ces compétences
se situent dans un vaste ensemble et non pas dans une vision réductrice de l’entrepreneuriat
liée uniquement à la vision de l’entreprise capitaliste. Quand des élèves
montent une association, animent le foyer socio éducatif ou la maison des lycéens,
nous sommes bien aussi dans la capacité à entreprendre. Est-il utile de
rappeler aussi qu’il existe tout un pan de l’économie qui est celui de l’Économie Sociale et
Solidaire qui aurait bien besoin d’être développé. Il y a même un
ministère pour ça !
…ou “faire
aimer l’entreprise”
Mais l’histoire
récente de l’éducation nous apprend malheureusement à être méfiant. Les
intrusions des groupes de pression dans le contenu des enseignements sont
nombreuses. On se souvient des polémiques autour des programmes d’histoire avec
la volonté de certains de prendre en compte une “vision positive de la
colonisation” ou encore le poids très important d’une approche mémorielle de l’histoire
loin de la démarche scientifique de l’historien. Les programmes de SVT ont eu
aussi leur lot de pressions avec l’enseignement de la “théorie du genre”.
Je suis
enseignant de Sciences Économiques et Sociales (SES) depuis 31 ans et je sais
bien que les pressions sur ces programmes ont été nombreuses. Lorsque j’ai débuté
en 81, un débat avait eu lieu à l’assemblée car un manuel présentait une bande
dessinée qui avait été jugée critique vis-à-vis du budget de l’armée. Mais
depuis plusieurs années, les attaques sont surtout venues du monde de l’entreprise.
On a reproché aux SES d’être trop critiques vis-à-vis de l’entreprise et de ne
pas suffisamment donner le “goût” de l’entreprise. Un institut
de l’entreprise (IDE), émanation du Medef, a même été créé pour
proposer des documents et des stages aux enseignants. Il avait même fait
-grande première pour ce qu’il faut bien appeler un lobby - lors de la réforme
du lycée, une proposition de programme pour les SES ! S’il
s’avère que le contenu de ce “programme” pour l’entrepreneuriat, annoncé en
cette fin de mois d’avril s’inspire de ces propositions, on pourra dire alors
que François Hollande aura donné prise à un lobbying qui avait pourtant échoué
dans la période précédente.
Il faut noter
que cette pression d’une partie des entreprises a conduit aussi à une évolution
inverse des programmes allant dans le sens d’une référence plus grande (et tout
aussi critiquable, d’ailleurs mais ce n’est pas le sujet) aux disciplines
universitaires.
Car la
question qui est posée est celle de savoir ce qui doit être enseigné à l’École.
Doit-on faire “aimer l’entreprise” ou donner des outils scientifiques de
compréhension du monde contemporain ? J’avais déjà exprimé dans un billet de blog datant de février 2008 (“Emotion vs Pédagogie”), alors que la polémique portait alors sur
la proposition de Nicolas Sarkozy d'associer la mémoire d'un enfant juif à
chaque élève de CM2, que le rôle de l’École n’était pas de jouer sur l’émotion
mais de construire des connaissances et des compétences utiles pour être un citoyen
actif (et critique) dans la société d’aujourd’hui. Répétons le : aimer
l’entreprise n’est pas une compétence !
Ce sont les
savoirs mis en action (c’est-à-dire des compétences) qui sont émancipateurs.
Savoir comment fonctionne une entreprise, en décrypter le sens grâce aux
apports des concepts clés des sciences sociales, avoir du recul sur l’usage
des statistiques et des documents, savoir argumenter, confronter les points de
vue, sont des éléments bien plus importants pour construire des individus autonomes
et susceptibles d’ “entreprendre” qu’une approche idéologique ou affective de l’entreprise.
D’ailleurs,
contrairement à des lieux communs répétés sans cesse mais qui ne résistent pas
à l’épreuve des faits, l’entreprise n’est pas négligée dans l’enseignement. Il
existe déjà des enseignements dès le collège qui permettent de l’aborder :
la technologie et les itinéraires de découverte professionnelle. De même au
lycée, l’enseignement de SES et de Principes Fondamentaux de l’Économie et de
la Gestion (PFEG) sont proposés à tous les élèves de Seconde. Et ensuite, les
séries ES et STMG dans leurs programmes offrent une large place à cet objet de
connaissances important qu’est le monde de l’entreprise dans toutes ses
dimensions.
Alors, plutôt
que de donner prise à des affirmations gratuites et aux manœuvres de groupes de pression bien structurés et aux moyens importants (après le « mur de l’argent »,
le « mur de la com’ »…), il serait souhaitable de ne pas aggraver le
risque de déconnexion avec le monde enseignant en ignorant ce qui se fait déjà
et en se livrant à des intrusions dans l’élaboration des programmes qui n’ont
pas plus leur raison d’être aujourd’hui qu’hier…
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Ajout du 1er
mai
Je diffuse ci dessous un billet de l'ami Philippe
Frémeaux. Il m'a autorisé à le faire car cette tribune est le résultat d'un échange
que nous avons eu après la publication de mon propre billet. Je souscris entièrement
à ce que dit Philippe.
Ce billet est aussi lisible sur le site d'Alternatives Économiques.
Esprit
d'entreprise et morale laïque
par Philippe Frémeaux
❝Parmi les
mesures en faveur des entrepreneurs annoncées lundi 30 avril par François
Hollande, celle de créer un enseignement spécifique au collège et au lycée en
faveur de l'entrepreneuriat ne semble pas la plus heureuse. Si l'école française
à un problème avec la transmission de l'envie d'entreprendre, ce n'est pas en
ajoutant une discipline supplémentaire qu'on va le résoudre. L'enjeu est
plus profond et tient d'abord aux valeurs et aux méthodes que l'école française a
trop longtemps portées et porte trop souvent encore : la soumission à
l'autorité, la transmission de haut en bas de savoirs incontestables, la faible
valorisation de l'initiative, l'absence de travail collectif. Si l'on veut que l'école
encourage l'esprit d'entreprise, il faut au contraire qu'elle valorise et développe l'autonomie
des élèves, leur prise d'initiative, leur sens critique, aussi bien
individuellement qu'en groupe, car l'entreprise qui réussit n'est pas seulement
une aventure individuelle mais le fruit d'un projet collectif. A ce point de
vue, les méthodes pédagogiques longtemps mises en oeuvre par les enseignants de
Sciences économiques et sociales - mais de moins en moins en l'état
actuel des programmes - sont une excellente école de l'entrepreneuriat (peut-être
parfois à leur corps défendant !).
Dans cette
perspective, il est amusant d'observer que l'école dont rêve la droite, et la
fraction la plus traditionnaliste du corps enseignant, est paradoxalement la
plus anti-entrepreneuriale qui soit ! Le retour aux "valeurs", la
remise en cause des idées de mai 68, la nostalgie d'une époque bénie où l'élève
respectait son maître et apprenait sagement ses leçons - une école qui n'a
jamais existé - ne peuvent qu'être totalement contreproductif s'il s'agit de
former les entrepreneurs schumpeteriens de demain. Autant dire que notre
pays est mal parti s'il a juste le choix entre une gauche républicaine qui valorise
le savoir contre la pédagogie et une droite réactionnaire qui préfère la
soumission à l'autorité à la prise d'initiative.
A y réfléchir
plus avant, on est tenté d'établir un parallèle entre la proposition formulée
par François Hollande lundi dernier et celle faite la semaine précédente par
Vincent Peillon, le ministre de l'Education nationale, avec cet enseignement de
"morale laïque" à l'école primaire et au collège. Dans les deux
cas, face à un problème, la première réaction de nos décideurs demeure
d'ajouter encore une nouvelle discipline et de croire que par une décision
prise d'en haut, ils vont modifier le comportement du corps social. Une méthode
qu'on reprochait hier à Nicolas Sarkozy ! De même qu'on ne transmettra pas
l'envie d'entreprendre sans enseigner autrement, de même, on ne
transmettra pas les valeurs qui devraient fonder notre démocratie républicaine
autrement que par l'exemple. L'exemple des enseignants, qui doivent respecter
leurs élèves s'ils veulent en être respectés et au-delà, l'exemple de tous ceux
qui nous dirigent. Proposer un enseignement de morale laïque quelques semaines
seulement après que le ministre du budget ait du avouer qu'il pratiquait à
grande échelle le "faites ce que je dis, ne faites pas ce que je
fais" est au mieux une erreur de timing, au pire, une opération de
communication mal venue. La tâche va donc être bien difficile pour les
enseignants, par delà leurs qualités et leurs limites. ❞