mercredi, octobre 24, 2018

#pasdevague : maux-valise



Plus de 35 000 messages avec ce mot-balise (hashtag) ont été émis sur le réseau social Tweeter depuis lundi 22 octobre. Comme les journalistes sont très attentifs à ce qui s’y passe, cela a aussi été repris par de nombreux médias.
On ne peut passer à côté de ces messages. Mais, même s’ils sont rassemblés sous le même hashtag, il sont aussi très divers et peuvent être analysés à plusieurs niveaux et avec plusieurs sens. Mot-balise ou « mot valise » ?


Écouter 
Les 35000 messages ne sont pas l’expression de « profs qui n’aiment pas les élèves » comme on a pu le lire. Certes, dans la diversité des tweets exprimés, certains peuvent se laisser aller à penser cela. Mais la très grande majorité exprime d’abord un ras-le-bol et témoigne non seulement de la violence mais aussi des dysfonctionnements de la machine éducation nationale.
Si l’évènement déclencheur de cette explosion de tweets concerne la violence on voit bien qu’il est le révélateur d’un malaise plus profond qui va bien au delà de ce seul aspect.
Le mot-balise est d’ailleurs bien choisi puisqu’il évoque à la fois le fonctionnement vertical de l’éducation nationale et le manque de considération qui en découle.
Il y a bien sûr la violence de la société que se prennent aussi en pleine face bien d’autres catégories de salariés (allez passer une soirée aux urgences, par exemple…). Cette violence peut prendre diverses formes qu’il est difficile de qualifier et surtout de quantifier : des agressions aux incivilités en passant par les vols et autres comportements délictueux ou criminels.
Y a t-il une violence scolaire spécifique ? Celle-ci est-elle masquée ? Les sociologues de la délinquance (et les profs de SES) connaissent bien le « chiffre noir » qui représente la différence entre les statistiques des infractions recensées et le nombre “réel”
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle aujourd’hui les études reposent plutôt sur des enquêtes de victimation (basées sur le ressenti et les déclarations des personnes) plutôt que sur les seules statistiques officielles. C’est notamment ainsi que pratique Eric Debarbieux et son équipe. D’une certaine manière, le hashtag #pasdevague est une gigantesque enquête spontanée de victimation...
Mais, même sur cette base, les chiffres de la violence scolaire ne montrent aucune hausse générale. Ils montrent surtout une concentration de celle-ci dans quelques établissements. De même, il est difficile de dire que le système éducatif est laxiste. Benjamin Moignard, dans ses travaux, a montré que c’était l’équivalent d’un collège qui était exclu chaque jour. Jean-Michel Blanquer a beau dire qu’il va « rétablir l’ordre », celui-ci n’est pas vraiment en déliquescence. Et l’accusation de “laxisme”, refrain classique de tout un discours décliniste, est à questionner plutôt que de le poser comme une évidence comme le font malheureusement beaucoup de commentateurs
J’ai bien conscience en écrivant cela que ce que je pose est peu entendable aujourd’hui pour beaucoup. On est aujourd’hui dans une concurrence des vérités. La vérité factuelle est contestée au profit de « vérités d’opinion » ou le ressenti tient lieu de certitude. Et la bataille pour ces vérités est l’objet d’un enjeu politique (et syndical). 
Mais qu’on ne se méprenne pas ! Il ne s’agit pas de discréditer ici les témoignages des uns et des autres. Ceux ci sont légitimes et réels. Je pourrais moi-même y contribuer. Ils sont l’expression des difficultés rencontrées dans l’exercice de notre métier et de la souffrance qui peut en résulter. Ce qui fait la force de ce mot-balise c’est qu’il agit comme une soupape pour lâcher une pression trop longtemps conservée. Il y a un effet d’accumulation et l’agrégation de maux trop souvent tus ou peu entendus. Le mot-balise se mue en « maux-valise »…


Des mots et des maux
Mais finalement, de quoi parle ce mot-balise ? de violence,  de “management”, d’un sentiment de déclassement ?  
De tout cela à la fois.
Sur le plan de la violence, cela révèle surtout de profondes inégalités entre les établissements. L’éducation “prioritaire” est loin de l’être en termes de moyens comme le montre la dernière (ultime ?) enquête du CNESCO. Il y a une fracture territoriale et sociale qui est criante dans ces questions de violence. Et qui ne se réduisent pas à la question scolaire mais aussi à la politique de la ville et des « quartiers », au rôle des associations, de la police etc ;
C’est aussi évidemment une question de moyens. Un établissement peut basculer en quelques mois par manque de personnel, de pions, de  défaillance des personnels de direction, d’absence d’assistante sociale. Et les réductions de postes (2600 dans le secondaire) promises par Blanquer avec le budget 2019 ne vont rien arranger 

Mais ce n’est pas le plus important. Ce que disent avant tout les messages rassemblés sous la balise #pasdevague c’est le manque d’écoute et la culpabilisation qui caractérise l’administration de l’éducation nationale. On se défausse sans cesse sur l’échelon inférieur dans un système marqué par l’individualisme, l’infantilisation et la solitude du métier. Et la souffrance personnelle y est peu entendue, non seulement par la hiérarchie mais, reconnaissons-le, aussi par les collègues. Mais c’est bien surtout une forme de management qui est ici remise en cause : verticale, quantitative (par les « objectifs de performance ») et peu à l’écoute des individus. Et ce, jusqu’au plus haut sommet de la hiérarchie.
Évidemment, là aussi, sur le management, il faudrait faire la part des choses. Ces messages prospèrent sur un fond de culture anti-autoritaire et un « imaginaire prolétarien » où la hiérarchie est vue comme un ennemi. Or, s’il existe évidemment des personnels de direction défaillants et qui, pour plusieurs raisons, ne veulent « pas de vagues », il ne faut pas oublier que dans de très nombreux cas, les personnels de direction sont des alliés et des collègues (mais si ! ) qui sont bien souvent au premier rang dans la gestion de ces violences et autres difficultés.
C’est aussi l’expression d’un malaise dû au décalage entre le métier « rêvé » et le métier subi, ce que Françoise Lantheaume appelle le "métier empêché". Le sentiment de ne plus reconnaitre le métier pour lequel on s’est engagé dans les évolutions actuelles est aussi un aspect important. Cela en dit long sur la construction de l’identité professionnelle ainsi que sur la formation initiale des enseignants. Et la sur la nécessité d’une réelle formation continue et d’espace de dialogue et de mutualisation dans les établissements.

Mais derrière ces questions de management qui mériteraient de longs développements, il y a aussi, plus globalement, le manque de reconnaissance institutionnelle et le sentiment de déclassement. C’est aussi tout cela qui transparait dans ces très nombreux messages
Les enseignants, à tort ou à raison, ont le sentiment d’être déconsidérés et de manquer d’estime au sein de la société. C’est en partie un paradoxe puisque les enquêtes montrent que le “prestige” des enseignants est toujours assez élevé chez les autres catégories sociales. Mais ils se sentent quant à eux, méprisés et déclassés. Dans le dernier baromètre UNSA on constate que si les professeurs aiment à 92% leur métier, seulement 35% se sentent respectés. Les conditions de travail sont jugées satisfaisantes  que par 29% des professeurs des écoles et 35% des autres enseignants. Seulement 15% ont l'impression que ça s'arrange. 


Un malaise enseignant qui ne demandait qu’à s’exprimer
L'analyse des médias n'est pas une science exacte. Qui aurait pu prévoir que les agissements d'un producteur de cinéma allaient déclencher un mouvement d'ampleur de dénonciation des violences faites aux femmes ?
Avec #pasdevague, on est aussi dans un phénomène cumulatif et en partie imprévisible. Le déclencheur a été cette image forte et choquante d'un jeune braquant un pistolet sur sa prof. Cela se passe juste avant les vacances à un moment où les enseignants sont un peu plus disponibles pour s'exprimer et dans une actualité moins dense. Et c'est ainsi que va naître ce hashtag qui rassemble aujourd'hui plus de 35000 messages et qui exprime de nombreux griefs.
Sans vouloir sur-interpréter, on peut penser que la logique du « control-z » à l’œuvre depuis un an n’est pas étrangère à ce malaise. Comment vivre sereinement son métier quand les programmes de primaire, du collège et bientôt ceux du lycée sont réformés dans une parodie de consultation et sans écouter personne ?  Comment s’engager dans des dispositifs alors que toute la politique éducative jette le doute sur leur permanence ? Comment se sentir considéré quand on vous inonde de vadémécums et d’injonctions laissant entendre que jusque là vous faisiez mal votre métier ? Comment envisager sa profession de manière positive quand l’évaluation se joue de manière individuelle et infantilisante alors que la réussite de ce métier et la résolution des problèmes ne peut se faire que dans le collectif ? 
Et puis bien sûr, cela permet d’agréger des revendications et des frustrations plus larges : le gel du point d’indice et de la revalorisation des salaires, la baisse du pouvoir d’achat, les faibles salaires, la réforme des retraites à venir...
Dans ce contexte, la position du ministre n’est pas très favorable. Il a essayé de montrer qu’il n’était pas dans cette culture du « pas de vague » mais il est aussi un des représentants majeurs de cette technostruture qui est aux manettes depuis longtemps (Dgesco, deux fois recteur dont Créteil...) et que ce mouvement remet en cause. Et sa réponse immédiate proposant d’étendre l’interdiction du portable au lycée est dérisoire et a eu plutôt pour effet d’exacerber les tensions.


Récupérations
Mais le ministre a de la ressource et on peut craindre que la réponse proposée soit essentiellement sécuritaire et autoritaire. Ce qui ne serait pas forcément pour déplaire aux initiateurs de ce hashtag et de la protestation qui en a suivi.
Car ne nous leurrons pas, ce mouvement fait déjà l’objet de récupérations de tous ordres. Syndicales d’abord puisqu’il se situe dans un contexte pré-électoral, les élections professionnelles se situant début décembre. Politiques ensuite, avec les tentatives de séduction à droite comme à l’extrême droite.
Mais le débat le plus vif se situe surtout au niveau pédagogique. C’est l’occasion, pour certains, d’accuser pêle-mêle, le « collège unique », le « laxisme », la « pensée 68 », les « pédagogistes » et de se fabriquer des ennemis faciles et confortables pour éviter de se poser des questions plus pertinentes.  Comme par exemple, celle de la réponse à apporter à la permanence des voies de relégations, aux inégalités sociales et à l’échec scolaire qui sont pourtant des questions clés dans le traitement du problème. 
Ce hashtag peut donc être malheureusement au service d’une pensée très conservatrice qui prône l’exclusion et le renforcement des inégalités alors qu’il pourrait être l’occasion d’une vraie réflexion sur la gouvernance de l’éducation nationale et du pouvoir donné aux collectifs enseignants.


De quoi #pasdevague est-il le nom ? 
Il y a de tout dans ce mot-balise . A la fois des choses qu'on doit entendre et qui ont été masquées ou tues pendant longtemps mais aussi des discours pas très jolis qui parlent des élèves comme d'ennemis, qui considèrent que certains n'ont rien à faire à l'école, etc. Et la récupération, on l’a vu, a déjà commencé...
On peut trouver de l'intérêt à ce mouvement si ça permet de créer des espaces de parole dans les établissements et surtout si le déni qui est encore trop souvent la règle dans certains établissements disparait ou recule.
Si cela peut aussi faire comprendre que les suppressions de postes dans le secondaire ne feront qu'aggraver la situation, ce serait bien.
Ce que je lis aussi dans les nombreux témoignages c'est que, plus encore que la violence des élèves, ce qui est remis en question c'est la solitude des enseignants et une gestion très verticale et cloisonnée. Alors, si cela peut conduire à une vraie réflexion sur le management et la gouvernance dans l'Éducation Nationale, ce serait aussi une bonne chose.
Pour l'instant, #pasdevague est un exutoire mais plutôt qu'une parole qui se libère d'un seul coup, il faudrait créer des espaces et des temps de parole réguliers dans les établissements comme cela se fait dans les établissements innovants. Mais cela suppose de sortir d'une vision individuelle et solitaire du métier dont je ne suis pas sûr que tous ceux qui témoignent veulent sortir.

Dans le même temps, ce mouvement peut être inquiétant.
Dans une posture, malheureusement assez classique on s'oppose les uns aux autres. Les enseignants contre les personnels de direction, les CPE, les parents... Alors que la solution est dans le dialogue et la co-construction. Pour certains personnels de direction défaillants ou sourds combien qui sont en première ligne et soutiennent les équipes au quotidien ? Combien de CPE qui sont les premiers à se prendre toute cette violence et à la gérer avec les AED ?
Mon autre inquiétude porte sur la recherche des causes de cette violence. Beaucoup de ceux qui s'expriment franchissent le pas : la responsabilité est à chercher dans le "laxisme" et dans un grand mouvement de rejet ils mettent tout dans le même sac : la pédagogie trop "bienveillante" et une vision trop angélique des jeunes (un ancien responsable syndical parle de "culture bisounours"). Ce hashtag dès le départ était aussi destiné à cela et pas seulement à remettre en question un mode de management.
Et je ne parle pas de ceux qui considèrent que certains jeunes n'ont rien à faire à l'école et remettent en question le collège unique et l'éducation pour tous.


En résumé, je m’inquiète si l’issue de ce mouvement, dont on ne sait pas s’il va durer, conduit à justifier des réponses autoritaires et purement répressives. La vague ne sera alors que de l’écume...
Mais si ce hashtag permet à la parole de se libérer et conduit alors à sortir de la culpabilisation individuelle pour envisager la résolution des problèmes de manière collective et à penser autrement la gestion de l’éducation nationale, alors la vague se sera muée en énergie positive…

Philippe Watrelot


Licence Creative CommonsChronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.


lundi, octobre 22, 2018

Braquage(s) et effet d'aubaine...

Ce qui est délicat dans cette affaire de lycéen qui braque une arme sur une prof, c'est de distinguer le fait lui même de l'exploitation médiatique et politique qui en est faite.

Le fait, en lui même, est grave. En 36 ans de carrière j'ai déjà connu quelques situations extrêmes (et pas uniquement dans la période récente). Mais je dois dire que les images diffusées et reprises sont extrêmement choquantes. Le symbole est fort : un jeune braque une arme sur un(e) enseignant(e). 
Même si c'était "pour rigoler" (comme il semble le dire), même si l'arme était factice, cela doit être sanctionné. Car il faut qu'il y ait prise de conscience de la gravité de l'acte. Et c'est important qu'il y ait publicité de cette sanction pour qu'elle ait une vertu sinon éducative du moins d'avertissement. 

 Il est logique que les médias aient repris cette image qui est forte et symbolique. Elle attaque une représentation de l’École et des enseignants. Mais comme toute image, elle doit être questionnée et ne pas être sur-interprétée et l’information doit être délivrée avec précaution. 
C’est d’abord l’honneur de la presse que de ne pas tomber dans l’intrusion et de respecter les personnes. En d’autres termes, si on pouvait laisser en paix l’enseignante ainsi que les familles, ce serait la moindre des choses . « Braquer » les projecteurs doit se faire avec mesure. 

La presse et les commentateurs se doivent aussi de ne pas sombrer dans les clichés et les lieux communs. En d’autres termes, il importe de relativiser et de remettre en contexte. Ce fait est heureusement rarissime à moins qu’on ne prouve le contraire. 
Il est tentant de donner prise à tous les lieux communs autour de la perte de l’autorité, du laxisme, de la recrudescence de la violence... 
Il est moins confortable et plus rigoureux de montrer que dans la très grande majorité des cas, l’autorité des enseignants et des personnels éducatifs est respectée et construite collectivement et que les établissements savent gérer cela en alliant fermeté et éducation. Tous les travaux montrent aussi que la supposée « recrudescence » est à relativiser. 
Dire cela ne relève pas du déni et encore moins de l’excuse mais d’une simple exigence de rigueur dans l’analyse et n’enlève rien à la gravité de l’acte évoqué plus haut. 

 La responsabilité est encore plus grande pour les hommes politiques. Il s’agit de ne pas tomber dans la démagogie et la gesticulation. Malheureusement cette affaire apparait comme un effet d’aubaine médiatique. On retrouve des vieux réflexes politiciens qu’on a déjà connus par le passé et qui consistent à inventer des dispositifs ou même des lois pour répondre à l’émotion et à l’actualité. Nicolas Sarkozy en avait fait sa spécialité. 
Ici, Jean-Michel Blanquer et Christophe Castaner nous annoncent un « grand plan d’action », alors que tout l’arsenal juridique existe déjà. Mais cela permet des grandes déclarations où on annonce qu’on va restaurer l’autorité et « rétablir l’ordre ». Pour l’opinion publique, cela laisse entendre que les établissements scolaires sont des lieux où cela aurait disparu et jette encore plus le discrédit sur les enseignants. 

 Présenté comme « issu de la société civile », Jean Michel Blanquer est peut être le plus politicien de tous les ministres de l’éducation. Il sait se servir de toutes les occasions et maîtrise parfaitement la dimension médiatique. Cet évènement tragique est aussi, pour lui, un formidable moyen pour détourner l’attention des premières critiques sur son action et reprendre la main. 
Pendant ce temps, on ne parle plus de la dérive autoritaire de son ministère, et en particulier du CSP, dans la confection des programmes. On ne parle plus des évaluations des élèves et des établissements. On ne parle plus de la confusion et de l’impréparation de la réforme du lycée. On ne parle pas de la remise en cause de la formation des enseignants. On ne parle pas des suppressions de postes dans les lycées et collèges. Et de bien d’autres choses... 
La réponse à cet évènement risque d’être purement cosmétique (l’interdiction des portables dans les lycées) et répressive. Alors que la réponse doit être aussi du côte de la prévention. Avec non seulement une vraie politique des quartiers et de soutien aux associations qui y œuvrent mais aussi dans les établissements, des personnels suffisants avec des temps d’échange et de la formation continue... 
Mais mettre en place tout cela, ça demande du temps et ça ne fait pas de bruit médiatique. 

Philippe Watrelot


Ajout à ce billet (lundi 22/10 17h)
Sur Twitter a été lancé un mot-balise #pasdevague. Celui-ci semble rencontrer un succès certain (plus de 20 000 messages). Les témoignages doivent être surtout vus comme l'expression d'une souffrance et une défaillance de la gestion des ressources humaines dans un certain nombre d'établissements.
Si ce hashtag peut conduire à la naissance de lieux de paroles et à plus de solidarité et d'écoute mutuelle ce serait une bonne chose. S'il permet aussi d'éviter la culture du déni qui existe dans quelques endroits, ce serait encore mieux.



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lundi, octobre 15, 2018

Le coup monté des évaluations de CP - CE1



L’actualité éducative est chargée avec la présentation du projet de loi sur l’éducation (par l’homme qui déclarait il y a un an qu’il n’y aurait pas de « loi Blanquer »). Avec une petite loi de rien du tout censée acter le passage à la scolarité obligatoire à trois ans, le ministre utilise la bonne vieille méthode du « cavalier législatif » pour faire passer en douce plusieurs décisions qui mériteraient chacune de longs développements. 
Mais ici, je voudrais surtout me concentrer sur un aspect qui peut sembler marginal et qui ne relève pas directement de la loi : la publication des résultats des évaluations CP-CE1. C’est un bel exemple de coup monté et de communication politique digne des pires politiciens.


Rappelons les faits. Des évaluations en français et en mathématiques ont été lancées le 17 septembre pour plus de 1,6 million d'écoliers de CP et CE1. Elles ont été élaborées par les membres du Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale. Elles ont fait l’objet de critiques de différentes natures sur lesquelles nous reviendrons. Dans un entretien à 20 Minutes publié dimanche 14 octobre, le ministre de l'Education nationale en livre les premiers résultats repris partout dans la Presse : « En CE1, un élève sur deux a des difficultés en calcul mental »affirme-t-il. « Concernant les élèves en début de CE1, 30% lisent moins de 30 mots par minute, alors que l'objectif national est de 50 mots. Un élève sur deux (49%) a des difficultés en calcul mental et 47% ont des soucis pour résoudre des problèmes», poursuit-il.


Baron noir
Mais pourquoi communiquer sur ces résultats, précisément le 14 octobre ? Avant même la fin officielle de la saisie et tandis que les bugs se multiplient ? Pourquoi en tirer déjà des conclusions ? Toute coïncidence avec la présentation de la loi Blanquer n’est évidemment pas fortuite.  Cela lui permet d’occuper le terrain et de détourner l’attention du projet de loi. Des techniques très politiciennes dignes de la série Baron Noir que notre « ministre issu de la société civile » maîtrise parfaitement
Le Ministre se sert aussi et surtout de ces pseudo-résultats pour justifier sa politique. Et de plus, il se dote d’une caution scientifique. Les tests vont justifier des pratiques normatives justement prônées par le Conseil Scientifique pour performer aux tests...
« C’est de bonne guerre »me direz vous... ? Et c’est alors tout aussi légitime d’essayer de déconstruire la communication et les manœuvres politiques ! 


Des tests de positionnement très critiquables. 
On peut d’abord s’interroger sur leur finalité. Les « évaluations diagnostiques » ne sont pas une nouveauté et font partie de la boîte à outils de tous les enseignants. Chaque professeur a à cœur de situer ses élèves dans la maîtrise des pré-requis et d’apporter une remédiation aux difficultés repérées. Les tests pourraient être vus ainsi et c’est d’ailleurs ce que fait le Ministre en les présentant comme conçus « pour aider les élèves». Mais pourquoi en faire un évènement national et standardisé alors que tous les enseignants le faisaient déjà ? Les inquiétudes sur un autre usage tel que l’évaluation des enseignants ou des établissements sont logiques. 
Cette critique n’est pas propre aux évaluations de primaire. On a passé aussi des tests en début de seconde. C’est à se demander à quoi sert le Brevet de collèges passé en fin de troisième !
Enfin pour qu’une évaluation soit au service des apprentissages, il ne faut pas qu’elle soit anxiogène. Les conditions de passation et la nature de certaines questions nous montrent que cet objectif n’était pas forcément celui des concepteurs de ces tests.

Car il y a aussi des critiques sur la nature des tests eux-mêmes. Certains items proposaient des mots extrêmement complexes ou des tâches impossibles à réaliser. On me dira qu’il est normal de chercher à discriminer mais un des grands principes de l’évaluation c’est de n’évaluer que ce qui a été enseigné. Ici, on a l’impression que ces tests sont en complet décalage avec ce qui est enseigné à la maternelle. On évalue quoi ? Ce que les enfants favorisés ont appris dans la famille ?
Comme le dit plaisamment un internaute sur Twitter : « Les CP ne savent pas lire en septembre. Les CE1 doivent gagner en fluence. Il est donc maintenant scientifiquement prouvé qu'ils ne savent pas faire en début d'année ce qu'on attend d'eux à la fin.  Ça prouve que l'école ne marche pas si mal en fait. » 

Enfin, on peut aussi s’interroger sur leur fiabilité et les conditions de leur passation. Les témoignages sont nombreux sur la difficulté à faire passer ces tests chronophages et anxiogènes. On a pu en lire de nombreux sur Twitter et le SNUipp, principal syndicat du primaire en a rassemblé de nombreux (à lire ici). Les concepteurs savent-ils ce qu’est un élève de CP et plus encore une classe entière d’enfants de CP ?
C’est d’abord la passation qui a été difficile. C’est ce qui a amené de nombreux enseignants (encouragés par leurs syndicats) à aménager les tests ou à augmenter la durée. Ce qui, de fait, biaise la fiabilité de cette évaluation.
C’est ensuite la saisie qui est une autre épreuve. Beaucoup de temps perdu avec des serveurs qui plantent, des saisies fausses et qui donnent des résultats entièrement négatifs avec 0% de réponses (constaté de visu), les bugs sont nombreux et font douter de la rigueur de ces tests de positionnement . 


Évaluationnite
Le Ministre veut développer une « culture de l’évaluation », il en veut partout et tout le temps... (sauf pour sa propre action comme le montre sa volonté de supprimer le Cnesco)
Mais cette évaluation nationale et normée peut être porteuse de bien des dérives.

D’abord elle nie l’expertise des enseignants. Ceux-ci produisent des évaluations destinées à leurs élèves en fonction des programmes. Et celles-ci sont alors au service des apprentissages et donnent lieu à des travaux destinés à répondre aux difficultés repérées . Ici, face à des tests déconnectés du vécu de la classe, on n’a pas de propositions opératoires d’outils de remédiation.

Ensuite, elle peut conduire à la dérive du « teaching to test ». On enseignera pour performer aux tests. D’autant plus, si comme on peut le craindre, cela sert aussi à évaluer les écoles et les établissements voire les enseignants. 
C’est aussi le danger du pilotage par les résultats purement quantitatifs. « Concernant les élèves en début de CE1, 30% lisent moins de 30 mots par minute, alors que l'objectif national est de 50 mots.» Comme le dit un internaute, notre ministre de l'Education parle comme un responsable du "Gosse-plan" !

Enfin à travers ces tests permanents et les solutions proposées par le ministre et ceux qui l’entourent, c’est toute une conception de l’apprentissage qui apparaît. Fini l’élève qui tâtonne, qui expérimente et qui se confronte à ses camarades, place à l’élève isolé face à un écran qui répond de manière automatisée et minutée. Adieu l’élève acteur, bonjour l’élève exécutant...


House of cards
Pour finir revenons au coup que vient de réaliser le plus politicien des ministres de l'éducation qu'est Blanquer. Comme souvent c’est un coup à plusieurs détentes. D’abord comme nous l’avons déjà dit, il permet de détourner l’attention du projet de loi présenté au CSE et bientôt voté au Parlement. Ensuite, il offre l’avantage de dresser un bilan assez négatif de l’action de ses prédécesseurs et lui donne ainsi le beau rôle.

Les tests eux mêmes sont aussi une belle manipulation. C’est le coup du lampadaire : on cherche là où on met la lumière en négligeant ce qui n’est pas éclairé. Ces évaluations  mettent en effet l’accent sur la « fluence » c’est-à-dire la capacité à lire des mots (sans forcément les comprendre). On mesure la vitesse de lecture, les correspondances phonétiques. Et pourtant, les difficultés en lecture des jeunes Français se situent plutôt sur la compréhension de textes, ils sont déjà de bons déchiffreurs (Etude internationale PIRLS). 

Avant d’être ministre, Jean-Michel Blanquer était un conseiller influent de l’institut Montaigne. Ce think tank, classé à droite a développé tout un programme par le biais d’une association satellite « Agir pour l’école » dont Jean-Michel Blanquer était administrateur. Intitulé « P.A.R.L.E.R.» ce dispositif destiné à améliorer la fluence est actuellement déployé dans plusieurs écoles avec le soutien actif du ministre et malgré les réticences des enseignants concernés. C’est un dispositif qui est aussi préconisé par Stanislas Dehaene, le président du Conseil scientifique de l’Éducation Nationale. 
A quoi pouvaient servir ces évaluations précipitées, avec des exercices trop difficiles et un temps de passation délirant ? On a donc la réponse : à être instrumentalisées pour justifier la politique ministérielle.


Blanquer : saison 2
Si la première année du ministère Blanquer a été surtout consacrée à cocher les cases des (rares) promesses de campagne du candidat Macron sur l’éducation, dans cette deuxième saison, notre joueur d’échec avance ses propres pions et déploie son talent de communicant et de stratège politique.
Toutefois on s’aperçoit aussi que le rideau de fumée semble se dissiper et la sidération disparaitre. L’annonce du budget fait peser une hypothèque sur toutes les décisions futures marquées par la recherche d’économies. Et le ministre « technicien issu de la société civile »se révèle en un redoutable politicien capable de renier ses promesses (« pas de loi Blanquer ») et d’user de slogans creux et vides de sens. 
L’ « école de la confiance », mon œil !


Philippe Watrelot

Licence Creative Commons
Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

 
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Fondé(e) sur une œuvre à http://philippe-watrelot.blogspot.fr.