samedi, août 19, 2017

Etre formateur (d'enseignants)



Cela fait dix ans que je partage mon temps entre mon activité d’enseignant et un poste de formateur à l’IUFM hier et à l’ESPÉ aujourd’hui. 
Par ailleurs, aussi bien dans le cadre des rencontres du CRAP-Cahiers Pédagogiques (ou auparavant dans des stages aux CEMEA) que dans d’autres circonstances diverses, j’ai eu, là aussi, une activité de formation d’adultes. 
Il m’a semblé intéressant d’essayer de rassembler, dans ce texte, quelques principes qui ont guidé mon action et les observations que j’ai pu faire. 
C’est d’abord utile à titre personnel puisqu’il s’agit ici d’une démarche réflexive dans le cadre d’une écriture professionnelle destinée à mettre des mots sur une pratique. Comme c’est ce que je prône en formation, je me l’applique à moi même !
Je partage cela en rappelant que toute expérience est singulière et contestable. Mais en faisant l’hypothèse que ces quelques remarques que je formule dans un esprit de mutualisation pourront éventuellement aider d’autres que moi à affiner leur propre réflexion.


Ce texte s'inscrit dans un ensemble de billets de blogs consacrés à la formation. Il fait suite à "Un miroir ça réfléchit" et précède "la bibliothèque idéale du formateur débutant". 



Professeur / Formateur : deux métiers différents
Un bon joueur de foot fait-il un bon entraineur ? Pas nécessairement. On a quelques exemples célèbres où c’est le cas mais le passage d’un métier à l’autre suppose au minimum un recul sur sa pratique et des compétences nouvelles.
Pourtant, dans l'Education Nationale, on a encore trop souvent l'habitude de baptiser “formateur” toute personne à qui on demande d'animer un groupe sur un sujet quelconque, ou d'organiser une formation particulière pour des enseignants. Et on retrouve dans cette posture certaines règles implicites qu'on pourrait énoncer de la façon suivante:
  • il n'y aurait pas de différences importantes entre "faire la classe" et animer un groupe d'adultes. Le modèle de transmission de connaissances serait le même.
  • l'important dans la formation demandée n'est pas l'animation du groupe d'adultes ni la méthodologie de la transmission des connaissances à apporter, mais le contenu à "enseigner".
Si on raisonne ainsi, il n’y a pas alors besoin de formation particulière pour devenir formateur, il suffit de choisir de “bons enseignants”.
Je pense pour ma part que cette voie souvent dictée par une conception étroite de la pédagogie et par l’économie est une impasse. Les deux métiers sont proches l’un de l’autre mais différents et se complètent. Le formateur n’est pas un professeur. Les stagiaires ne sont pas des élèves. Et la formation des formateurs est une nécessité !
Devenir formateur suppose un recul sur le métier de professeur. C’est le cas notamment lorsqu’on intervient à l’ESPÉ mais aussi tout simplement quand on est tuteur d’un enseignant débutant. Mais ce recul implique aussi l’apprentissage d’un certain nombre de concepts et de techniques. Et donc cela suppose un changement de posture. Si l’on reprend la métaphore sportive, le formateur serait alors plutôt  un entraineur qui analyse le jeu et donne des outils pour permettre un processus de développement personnel partant des besoins du formé.
Ces métiers sont complémentaires. Ils peuvent être disjoints ou vécus parallèlement. Pour ce qui me concerne, je suis en “temps partagé”. Ce qui signifie que je continue à être enseignant tout en étant formateur. C’est un choix délibéré, pédagogique et même “politique”. J’ai besoin de cette alternance pour me sentir légitime. Et je trouve que l’un nourrit l’autre : se placer en situation de formateur et d’observateur aide à être un meilleur enseignant soi-même, comme je l’ai déjà écrit. Former les autres, c’est aussi se former soi même.
Attention, je ne souhaite pas que TOUS les formateurs soient en temps partagé !  On peut très bien avoir une alternance successive et devenir formateur à temps plein après avoir été enseignant. Mais il me semble important d’envisager un aller-retour régulier entre les pratiques. C’est nécessaire non seulement pour la crédibilité mais aussi parce que cette référence au terrain conduit à la modestie et l’humilité indispensable à toute démarche de formation.




Le formateur n’est ni un modèle ni un juge
Nous évoquions plus haut, le réflexe de choisir de “bons enseignants” comme formateurs. Un autre implicite de ce raisonnement est de considérer alors qu’il peut être un modèle. Certes, bien souvent, dans le fait d’être sollicité ou de vouloir devenir formateur, il y a la référence à une expertise dans un domaine particulier qui va nourrir la pratique : le numérique, une forme de pédagogie (différenciée, inversée, etc.), un domaine d’intervention (le handicap, le décrochage,…) ou une excellence académique et didactique.
Mais cela ne doit pas amener à se considérer comme un modèle. L’“expert” ne doit pas oublier qu’il est un ex-pair... En d’autres termes, il importe d’être modeste et ne pas oublier aussi ses propres ratages, ses erreurs et ses échecs pour pouvoir proposer une formation accessible. Selon moi, les évoquer fait même partie de la formation ! Savoir relativiser, dédramatiser, déculpabiliser sont des compétences indispensables !
Le « formatage » est un reproche qu’on retrouve fréquemment formulé chez les enseignants débutants à propos de la formation qu’ils reçoivent. C’est une question complexe. Il y a bien sûr des “invariants” et des valeurs qui sont incontournables et que rappellent les textes officiels. On ne devient pas non plus formateur sans un certain nombre de convictions pédagogiques. Mais le danger est d’être dogmatique et de se transformer en « juge » de la conformité à une doxa. Et courir ainsi le risque du rejet. Il faut donc être subtil.
Pour ma part, j’essaie toujours de donner le choix et de montrer les enjeux de chaque décision. Plutôt que de dire sans cesse « il faut faire comme cela », je tente de montrer ou de faire trouver les avantages et les inconvénients de chacun des choix : « si tu fais comme ça, il y a tels avantages, il faut rassembler telles conditions, et en voici les inconvénients et les dangers… » Est-ce que j’y arrive toujours ? ce n’est pas à moi de le dire…



Distinguer conseil et analyse
Mais il ne faut pas non plus s’interdire, comme le font certains formateurs, de dire comment soi-même on fait. Car, c’est un paradoxe, si on n’aime pas le “formatage” et la doxa, dans le même temps les stagiaires sont avides de recettes.
Alors, oui, je dis comment je fais mais en ne prétendant pas que ce soit la seule solution !  C’est celle qui me convient à un moment donné de mon parcours d’enseignant, avec des classes précises et dans des conditions spécifiques.
Je pense qu’il existe plusieurs styles pédagogiques correspondant aussi aux personnalités des enseignants. Ce qui n’empêche pas, par la formation et l’évolution des structures, que ceux-ci évoluent. Rien de pire qu’un enseignant qui ne se pose plus de questions et pense avoir trouvé LA méthode !
ma démarche résumée en 5 verbes (+ 1)
Avoir la solution pour l’autre l’empêche de trouver la sienne. Plus encore que le conseil qui permet de répondre à une question à un moment précis pour une situation donnée, ce qui est essentiel, me semble t-il, c’est de permettre une démarche d’analyse. L’analyse d’une pratique professionnelle n’est ni un jugement de valeur, ni un conseil au sens traditionnel. Comme le dit si bien Michel Tozzi : « le conseil court-circuite l’analyse, car il est déjà dans la proposition, à la suite d’un jugement. Alors qu’il faudrait commencer par vraiment étudier la situation pédagogique et éducative. La formation ne peut plus fonctionner aujourd’hui sur la recherche d’adéquation entre un demandeur de recettes et un donneur de conseils. »



Isomorphisme : kézaco ?
Jusque là, on avait évité les mots savants… 
A ce propos d’ailleurs, je ne parle jamais de “jargon”. Il y a comme dans tous les métiers un vocabulaire technique spécialisé nécessaire pour échanger entre professionnels. J’essaie juste de ne pas en abuser et d’éviter le pédantisme tout en alimentant régulièrement la boite à outils des stagiaires avec les concepts appropriés.
L’isomorphisme pourrait se traduire par une proposition assez simple : on enseigne comme on a été formé et on devrait former comme on voudrait que les gens enseignent. La forme que doit prendre la formation est donc tout aussi importante que le fond. Rien ne sert de faire un cours magistral sur le travail de groupe ! Si l’on veut que le métier change, il ne faut pas seulement enseigner la pédagogie, il faut la faire vivre en ayant des dispositifs de formation qui mettent les stagiaires en situation d’activité. C’est parce qu’ils l’auront vécu dans leur formation qu’ils seront mieux convaincus de leur transférabilité dans leur propre enseignement.
Au risque de me répéter et de me faire quelques ennemis chez mes collègues, j'ai le sentiment que ce principe est peu appliqué. Et cela pose la question de la formation des formateurs intervenant dans les ESPÉ et de la diversité de leurs parcours. On peut douter aussi que le modèle universitaire, qui y devient dominant, soit une garantie en matière de pédagogie...
Qui formera les formateurs ?



Distinguer l’urgence et l’essentiel
« Quelle est la différence entre un lauréat du concours et un prof devant des élèves ? » C’est ma blague fétiche que je pose systématiquement aux étudiants que je forme et qui préparent le concours. La réponse est simple : « deux mois…»
Aujourd’hui, les concours de recrutement ont évolué et la plupart possèdent des épreuves ou des questions dites “pédagogiques”. Mais les candidats aux concours sont surtout, et c’est normal dans une logique de bachotage. L’objectif c’est de réussir le concours. Quitte à « réciter la messe » didactique attendue sans en comprendre toujours le sens. Ma petite blague (pas drôle) est là pour rappeler qu’au delà de l’horizon du concours et de son urgence je travaille pour les préparer à leur fonction d’enseignant face à de vrais élèves. Et c’est là l’essentiel.
Cette distinction temporelle on la retrouve aussi durant cette année en alternance. Il faut certes répondre aux besoins immédiats, urgents, des stagiaires. Mais aussi s’inscrire dans un plus long terme. Travailler ensemble sur la correction des premières copies mais poser aussi les jalons d’une pédagogie différenciée qui ne peut évidemment être pratiquée dès la première année. Il faut jouer sur ces deux temporalités.
Répondre aux besoins immédiats mais résister à la tentation de n’être que dans l’urgence pour alimenter la réflexion dans les années à venir et laisser le temps de prendre du recul. Je dis souvent aux stagiaires qu’une partie de ce que je propose comme formation ne leur sera pas immédiatement utile. Mais que dans quelques années, lorsqu’ils auront évolué dans leur métier et leur questionnement, ils iront rechercher le classeur de leur année de stage (s’ils ne l’ont pas jeté !) et se demanderont ce que ce vieux schnock de Watrelot avait proposé sur ce sujet...

L’année où mon métier de formateur fut le plus difficile a été l’année 2010. Cette année là, la formation en alternance a été supprimée par Xavier Darcos. Le temps complet avait placé les stagiaires dans un état d’urgence qui les rendait bien souvent peu réceptifs à une démarche de formation (qui leur était proposée a minima) et encore moins à une réflexion de long terme. Ils étaient jetés dans les classes « comme des frites dans l’huile bouillante » (pour reprendre une expression du ministre). Cette année terrible nous a rappelé a contrario ce qui est (re)devenu presque une évidence : enseigner est un métier qui s’apprend.




Se former collectivement
Mais je rajouterai que l’on apprend mieux dans l’interaction et une démarche active, il faut donc ajouter à ce slogan qu’enseigner cela s’apprend collectivement.
Cela a évidemment à voir avec l’isomorphisme. Pour se former, le groupe est une ressource. Cela permet évidemment la réflexion collective mais si l’on place les stagiaires en situation de (co) production, cela favorise aussi l’aide mutuelle et des valeurs de coopération et de mutualisation. Et c'est important de mettre ces valeurs en avant alors qu'on reproche trop souvent aux enseignants d'être individualistes et solitaires.
Et cette mise en activité est évidemment aussi bénéfique pour les apprentissages car, tout comme en classe, « plus je parle et moins ils travaillent » !
Bien sûr, cela n’interdit pas les apports théoriques ou réglementaires de manière frontale pour cadrer la séance, mais l’essentiel se fait dans l’échange et de manière horizontale. Se former ne peut se faire efficacement que dans la confrontation des idées et des points de vue, que dans le croisement des regards. Et cela demande du temps !



Se former c’est tout le temps
Si se former demande du temps, cela signifie donc aussi que la formation doit être un processus continu. J’ai particulièrement apprécié les stages que j’ai pu animer où se trouvaient mélangés des professeurs en formation continue et des stagiaires. Une de mes convictions fortes est qu’il faut penser la formation comme un continuum : on n’est pas formé une fois pour toutes. La formation initiale ne doit être considérée que comme une étape : tous les personnels ont droit à une formation continue substantielle.
J’ai d’ailleurs déjà proposé, dans d’autres occasions, et en particulier dans le rapport du Cniré, d’inscrire dans les missions des enseignants un “droit/obligation de formation” prise en compte dans leur parcours professionnel.



Un métier "impossible"
Comme cet article a une dimension rétrospective et que je me penche sur ma pratique, je me dis souvent que j’aimerais bien avoir une sorte de feedback de ceux qui ont subi mes formations…
Le métier de formateur a une caractéristique commune avec celui d’enseignant, c’est un « métier impossible » pour reprendre une expression de Sigmund Freud car « on peut d’emblée être sûr d’un succès insuffisant ». Pour le dire autrement, on n’a aucune certitude sur l’effectivité et la durabilité de son action. Mais tout comme pour les profs, heureusement on a de, loin en loin,  des retours positifs de ceux qui sont devenus des collègues.
Il y a aussi à la fois une grande prétention, à exercer cette fonction de formateur et lutter contre un sentiment d’imposture mais aussi une grande modestie en étant celui qui aide sans prétendre être un modèle et sans garantie que son action ait un effet durable.
Un métier ambitieux et modeste... !



Philippe Watrelot

Licence Creative Commons
Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.


Annexe 
Pour poursuivre la réflexion, voici deux documents issus d'un atelier “Former, se former” que je co-animais lors des rencontres du CRAP-Cahiers Pédagogiques de 2011 




3 commentaires:

alain l. a dit…

"Comme cet article a une dimension rétrospective et que je me penche sur ma pratique, je me dis souvent que j’aimerais bien avoir une sorte de feedback de ceux qui ont subi mes formations…"

Oh la la Philippe ... subi ... est ce un aveu subit ?

Mais lequel de vos ancien(ne)s stagiaires osera vous communiquer à visage découvert ce retour que vous souhaitez ... La barrière est trop importante dans l'E.N. entre formateurs et formé(e)s ...

Ceci dit, je ne vous connais pas ... et n'ai jamais participé aucune de vos formations ... je suis beaucoup trop vieux pour cela ;-) ... mais j'apprécie beaucoup vos articles sur le Web ... Est-ce qu'ils reflètent vraiment la réalité et votre véritable personnalité ? J'ai la faiblesse de croire que oui ... mais je ne suis pas vraiment objectif ... Et oui, j'ai été formé dès mon adolescence aux idées francas ... au siècle dernier où il paraissait tout naturel pour un(e) Enseignant(e) de consacrer une partie de ses jeudis ou de ses vacances à l'encadrement de Centres aérés ou de Colonies de vacances ... Mais c'était au siècle dernier ...

C@t

alain l.


@Philippe blogueur : Comme je traine mes guêtres sur le Web depuis presque aussi longtemps de toi, je vais me permettre de te tutoyer :
- Je ne sais pas, Philippe, si tu valideras mon commentaire ...
Mais quel que soit ton choix, je ne t'en tiendrai bien sûr absolument pas rigueur...

alain lagarde

Watrelot a dit…

je te rassure (je tutoie facilement et on est entre collègues) : les anciens stagiaires me le disent ! J'ai gardé des contacts avec pas mal d'entre eux. Evidemment, il y a un biais puisque ceux avec qui je communique toujours sont ceux qui ont plutôt gardé un bon souvenir...
La plus belle anecdote concerne justement une stagiaire de 2010, avec qui ça avait pas bien fonctionné pendant l'année. Elle était plutôt dans l'opposition et la contradiction systématique. Et deux ans plus tard, elle me recontacte et dans un long message, me dit que, au final "j'avais peut-être bien raison" sur pas mal de points. Ce demi-aveu un peu embarrassé est une de mes plus belles récompenses.

alain l. a dit…

Salut Philippe ...
Pour ma part, simple instit spécialisé pendant plus de 42 ans , j'ai toujours gardé un souvenir plutôt bon des formations que j'ai suivies ... même si peu étaient vraiment "consacrées au monde du handicap" ... et si le panel de formations proposées était parfois/souvent restreint...
Juste déçu par la formation initiale en C.A.E.I... option TCC et Instituteur/Éducateur en Internat... sûrement parce qu'aucun des formateurs n'avait de connaissances pratiques sur le fonctionnement d'une E.N.P ... et encore moins d'un Internat pour "Caractériels" dans l'Éducation Nationale ...

Pour aller dans ton sens, une "anecdote" également ... Un des formateurs du Cnefei ... extrêmement "brillant" avait eu un peu tendance à nous "écraser de son savoir et de sa superbe " au début du stage ... jusqu'au jour où , invité d'un téléphone sonne sur France Inter qu'il nous avait recommandé d'écouter en direct ... il avait eu beaucoup de mal à placer un mot au cours de l'émission ...

Chacun son métier ...

Par la suite la communication s'est établie avec nous sur de nouvelles bases ...
Et j'ai beaucoup utilisé pour ma réflexion sur ma pratique un des bouquins qu'il avait écrit ;-) ...

c@t

alain l.

 
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