J'enseigne les SES depuis 37 ans et je forme des professeurs de SES depuis 12 ans. Et les projets de programme présentés par le CSP m’inquiètent beaucoup car ils constituent une étape supplémentaire dans la remise en cause de cette discipline scolaire pour la conformer à une logique universitaire aux finalités idéologiques, peu motivantes et reposant sur des conceptions pédagogiques rétrogrades.
Certains peuvent s’étonner qu’un « pédago » (avec tous les suffixes possibles…) défende une logique disciplinaire. A ceux là, je répondrais que si j’ai une conception large de mon métier, je n’oublie pas que j’ai fait le choix d’enseigner une discipline particulière et qu’elle constitue une part non négligeable de mon identité professionnelle. J'ai toujours été attaché à la défense de ce que sont les sciences économiques ET sociales. C'est-à-dire un enseignement pluridisciplinaire et même inter-disciplinaire qui se situe dans une logique de culture générale. Une discipline utile, comme d’autres, qui permet de croiser des savoirs pour comprendre le monde.
Dans ce texte, je voudrais surtout essayer d’analyser les raisons qui expliquent que cette discipline est aujourd’hui (comme hier) autant remise en cause. Pour moi, elle est le produit d’une quintuple malédiction...
1. La malédiction du dernier arrivé
« Qu’est-ce qui n’est pas indispensable ? » « tout le monde réclame sa place » etc. Lorsque les professeurs de SES disaient que la discipline qu’ils enseignent avait sa place dans le tronc commun, cela déclenchait des réponses de cet ordre. Oui, bien sûr. Les SES mais pourquoi pas la culture technologique ou artistique ou le droit ou que sais je encore ?
Je note que la culture technologique et la culture artistique sont abordées dès le collège. L’EMC évoque le droit. La seule approche qui n'était pas abordée ce sont les sciences sociales. Or, c’est (c’était ?) une des disciplines clés d'une des séries du bac général et une voie d'orientation post-bac. Mais en dehors de cet aspect technique de choix, c'est surtout la dimension de culture générale qui me semble essentielle.
Lorsqu'on dépasse l'agacement lié au fait qu'on a l'impression qu'une nouvelle (50 ans) matière (les SES), "réclame" sa place, et qu'on pose la seule question qui vaille c'est-à-dire de savoir si tout un chacun, nous avons besoin de maitriser une culture économique (et sociologique) dans le monde d'aujourd'hui, il est alors difficile de répondre Non.
L’attitude à l’égard des SES me fait penser à ces passagers d’un autobus qui refusent de se pousser pour faire monter de nouveaux voyageurs. La malédiction du dernier arrivé…
2. La malédiction du précurseur.
Les SES ont donc 50 ans. Dès leur création, les membres de la commission chargée d’élaborer les programmes ont voulu en faire un enseignement pluri-disciplinaire et même inter-disciplinaire. Leur projet était de faire se croiser, autour d'objets économiques déterminés - la famille, l'entreprise, l'économie d'un pays - les approches de la démographie, de la sociologie, de la science politique, de la statistique, de la science économique, etc.
L’enjeu est aussi, dès le départ, de favoriser la motivation des élèves. Face à une question complexe et qui doit faire sens pour les élèves, il faut convoquer plusieurs sciences sociales pour en comprendre les enjeux.
Le problème, c’est que cette approche ne rentre pas dans les cases universitaires. Les SES n’ont pas d’équivalent dans le supérieur. On peut même dire que cette approche va agacer les tenants d’une économie pure et dure. Toute l’histoire des SES peut alors être résumée en une normalisation progressive visant à faire rentrer, dans le rang et dans les cases, cette discipline atypique. Les différentes versions des programmes vont faire la part belle aux cloisonnements disciplinaires (avec des parties « Eco » et « socio ») au détriment de ce qu’on appelle aujourd’hui les regards croisés. On va même qualifier il y a quelques années la discipline d’ « erreur génétique »
Cette évolution on la doit aussi en partie à quelques enseignants de SES qui, soucieux de respectabilité et de légitimité universitaire, vont agir pour une séparation de plus en plus marquée des disciplines. Sans qu’il y ait d’ailleurs de réels soutiens universitaires pour les SES en retour.
Pour ma part, comme je le signalais plus haut, le mot auquel je suis le plus attaché dans la dénomination est le « ET ». C’est celui qui donne du sens et qui permet d’aborder la complexité.
Les SES ont-elles eu raison trop tôt ? Aujourd’hui les sciences économiques et sociales semblent connaitre une évolution à rebours et une remise en cause de ce qui faisait leur originalité à l’époque de leur création. Il y a une sorte de malédiction du précurseur... !
3. la malédiction du parano
La réputation des professeurs de SES est de s’être construit au fil des années une mentalité de village gaulois assiégé ayant toujours peur que le ciel leur tombe sur la tête...
Comme dans la légende du « petit garçon qui criait au loup », on est tenté de se dire que ce ne sont que des fantasmes et qu’au final les SES sont toujours là, cinquante ans après. Et on se lasse d’entendre crier au loup ces profs un peu fatigants et arrogants....
Parce que j’enseigne les SES et que je forme les étudiants et stagiaires, j’ai eu quelques lectures et recherches sur l’histoire de la discipline. J’ai participé également (il y a un an, il y a un siècle...) à une commission sur les programmes de SES. Au risque de paraitre péremptoire, je pense pouvoir dire que je ne parle pas sans savoir. Et je ne suis pas paranoïaque !
L’histoire des SES est jalonnée de tentatives de remises en cause. Je les avais retracées dans un précédent billet de blog. L’enseignement des SES partage le triste privilège avec celui de l’Histoire-Géographie d’être un sujet de polémiques récurrentes dans les médias et dans l’opinion. Et l’élaboration de leurs programmes a tendance à échapper, de fait, à la règle commune qui prévaut pour les autres disciplines…
L’essentiel des critiques vient de deux directions : le monde de l’entreprise et les universitaires. Leurs critiques sont le plus souvent opposées mais quelquefois se rejoignent. Pour le monde de l’entreprise, on déplore que l’enseignement de cette discipline “diabolise” l’entreprise et le marché et propage une vision unilatérale et “idéologique” de l’économie. Nous avons même un « Rastapopoulos » des SES, c’est-à-dire un « vilain » récurrent en la personne de Michel Pébereau. Et bien d’autres procureurs encore ! Et qui oublient qu’il ne s’agit pas de transmettre un catéchisme et de faire « aimer » quoi que ce soit mais de donner des outils pour comprendre. Le reproche d’idéologie peut se retourner facilement.
La deuxième critique vient du monde universitaire. Comme nous l’avons évoqué plus haut, les SES sont atypiques et ne rentrent pas dans les cases. Ce sont surtout les économistes qui s’alarment d’un supposé décalage entre l’enseignement secondaire et l’enseignement universitaire. Mais la question reste unilatérale : on voit peu de questionnements de leur part sur la pédagogie et les contenus enseignés à l’université. Et on oublie aussi que l’enseignement des SES développe des compétences et des savoirs utiles dans bien des domaines post-bac.
Mais surtout, il y a, chez les uns et des autres, une méconnaissance de ce qu’est un élève de 15 ans et des mécanismes de l’apprentissage. Là où on croit parler d’économie, on parle en fait de pédagogie sans en maîtriser les tenants et les aboutissants. Et on oublie aussi que le lycée procède également d’une logique de culture générale : former le citoyen autant que le bachelier et l’étudiant.
Et pour revenir sur l'accusation de "paranoïa", il y a une citation de Roland Topor qui s’applique assez bien à la situation : « Même les paranoïaques ont des ennemis »... Si les profs de SES sont méfiants, ils ont des raisons de l’être. Et comme le disait le PDG d’Intel, Andy Grove « Seuls les paranoïaques survivent » !
4. La malédiction de l’étiquette
Vous le savez, en France, quand on vous a collé une étiquette, il est très difficile de la décoller...
Ne tournons pas autour du pot : les professeurs de SES ont une image de « gauchistes »... Cela rejoint l’accusation d’idéologie évoquée plus haut.
On serait tenté de prendre par la dérision cette critique récurrente. On peut rappeler que Nicolas Sarkozy ou bien encore Marine Le Pen ont fait un bac B (l’ancêtre du Bac ES) : dans ce cas, leurs enseignants sont de bien piètres propagandistes ! C'est aussi le cas de Jean-Michel Blanquer...
Plus sérieusement, cette accusation ne correspond pas à la réalité des pratiques que je pense bien connaitre. S’il peut y avoir encore chez une minorité, une sorte de prurit gauchiste, les enseignants de SES ne sont pas différents du reste de la population. On y trouve, dans leurs positionnements personnels, toutes les nuances de l’échiquier politique.
Et puis surtout, cette accusation est très insultante dans la mesure où elle suppose que les enseignants n’auraient pas de déontologie et ne respecteraient pas un devoir de discrétion. Il s’agit d’enseigner un programme, pas d’endoctriner !
D’ailleurs, même l’Académie des Sciences Morales et politiques, dirigée par Michel Pébereau, pourtant hostile était obligée de reconnaitre que les manuels correspondaient à cette éthique.
Mais, malgré tout cela, cette malédiction de l’étiquette poursuit les SES et lui porte un tort considérable. Toutefois, cela peut aussi être quelquefois un atout quand cela se transforme en réputation de réactivité, parce qu’il n’en est pas moins vrai que, collectivement, les enseignants de SES ont une capacité de mobilisation et d’influence bien supérieure à leur importance numérique. Il faut dire que quand on a au programme des notions telles que « répertoire d’actions », « action collective » « groupes de pression » ou bien encore « réseaux sociaux », on peut être enclin à s’en servir dans la vie. D’autant plus, quand on ne peut compter que sur ses propres forces !
5. La malédiction du réseau
Si les SES ont souvent été amenées à se mobiliser par elles-mêmes, c’est aussi parce que le travail d’influence y est plus faible que dans d’autres disciplines. Les SES, à l’inverse d’autres, ne disposent pas de relais dans la technostructure de l’éducation nationale, ni dans l’opinion et très peu chez les universitaires.
Ce n’est pas trahir un secret que de révéler que le travail des lobbys disciplinaires et des inspections des différentes disciplines a été très actif dans la période de l’élaboration du rapport Mathiot et depuis sa sortie. Les antichambres des cabinets n’ont pas désempli.
Ce qui est piquant c’est d’accuser l’association des profs de SES d’être un lobby parce qu’ils agissent au grand jour alors que le vrai travail de lobbying est souterrain et redoutablement efficace.
Une des malédictions des SES est de disposer d’un faible nombre de relais. L’inspection générale, à l’inverse d’autres matières, a toujours eu une méfiance à l’égard de l’association disciplinaire. Ce qui fait que les actions concertées sont rares.
Par ailleurs, comme nous l’avons vu, les relais universitaires, dans un contexte très idéologique, sont rares. Il n’y a pas ou peu de personnalités médiatiques qui pourraient incarner la cause de notre discipline comme cela peut être le cas pour d’autres.
Mais aujourd’hui, on le sait, le réseau est aussi ce que permet le numérique. Et si à travers les réseaux sociaux, tous ceux qui ont suivi un bac B ou un bac ES, et qui ont apprécié l’enseignement des sciences économiques et sociales se mobilisaient pour dire l’intérêt d’avoir une discipline qui combine plusieurs savoirs et permette de comprendre l’économie et la société ?
Une lecture rapide de ce texte pourrait conduire au pessimisme. Mais si ce billet se veut lucide et (auto) critique il n’est pas pour autant défaitiste. L’enjeu est de déjouer ces malédictions construites au fil des années. Ce texte se veut aussi une interpellation auprès de l’opinion enseignante et des différents acteurs du système éducatif.
Si la réforme du bac et du lycée conduit à abandonner la logique de culture générale, à confondre disciplines scolaires et disciplines universitaires et à demander aux élèves de s’inscrire dans des choix précoces au lieu d’être « le lycée de tous les possibles », ce serait alors une occasion manquée et la négation de la spécificité du lycée.
Philippe Watrelot
[Ce texte est une version actualisée d'un article publié initialement en février 2018]
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