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Un hommage en BD à lire sur
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Elle s’appelait Christine Renon, elle était directrice d’une école maternelle, elle s’est suicidée le 21 septembre sur son lieu de travail. Elle avait pris soin de le faire pendant le week-end et de mettre une petite affiche à destination de la gardienne : « ne rentrez pas et prévenez les pompiers »...
Elle avait aussi écrit une lettre de trois pages destinée à ses collègues et à sa hiérarchie, où elle détaille les raisons professionnelles pour lesquelles elle fait ce geste. Il n’y a donc pas de doute sur la signification de ce drame.
Il y a plusieurs erreurs à ne pas commettre en parlant de ce suicide.
La première serait d’y voir d’abord un drame personnel, mais les choix de Christine Renon en eux-mêmes en limitent la portée.
Une autre difficulté, me semble t-il, est de ne voir dans cet acte que la question des conditions de travail des directeurs d’école. Ce qu’elle dit dans sa lettre va au-delà, mais on ne doit pas pour autant oublier les raisons spécifiques liées à ce statut et à la Seine-Saint-Denis.
Enfin, une dernière erreur serait de se dire que cette question de la souffrance au travail ne concerne pas les « pédagogues » et les mouvements pédagogiques.
Christine Renon, directrice à Pantin
C’était la première année que Christine Renon était déchargée à temps plein pour s’occuper de la direction d’école. Malgré cela, elle dit dans sa lettre qu’elle est « épouvantablement fatiguée ». La Seine-Saint-Denis a connu une croissance démographique extrêmement importante que les créations de nouveaux équipements scolaires ne peuvent pas absorber. Le résultat est que les écoles sont saturées et de plus en plus difficiles à gérer.
Et puis, on paye avec retard la facture de la suppression des emplois aidés et des Emplois de vie scolaire (EVS). Le travail de direction qui, dans les plus petites écoles, se fait avec une décharge mais en continuant à faire classe, ne bénéficie plus de l’apport de personnes qui bénéficiaient d’un emploi aidé. Lorsque le gouvernement a supprimé ces emplois, le ministre a assuré qu’il y aurait des compensations et une réflexion sur un statut plus pérenne. On attend toujours.
« Je dois dire que l'accumulation de faits mineurs dont le plus grave de mon point de vue s'est passé à l'extérieur de l'école. […] En rien l'école n'est responsable de cela, mes collègues et moi-même faisons de notre mieux pour la sécurité des enfants. » Christine Renon résume parfaitement la situation. Les écoles sont bien souvent un des derniers services publics qui « fonctionnent » tant bien que mal dans des quartiers en proie à des difficultés économiques et sociales de plus en plus vives. Ce sont la pauvreté, la précarité, les inégalités qui génèrent ces difficultés qui rentrent dans l’École et qu’il faudrait vraiment combattre.
Le ministre dit vouloir mettre le paquet sur le primaire (élémentaire + maternelle). Ce serait une bonne chose si ce « paquet » n’était pas surtout composé d’injonctions, de livrets et d’évaluations à remplir en permanence ! Ce qui n’a cessé de s’accroitre, c’est ce contrôle continu et chronophage qui s’appuie sur une multitude de papiers à remplir (indicateurs, statistiques…) et de procédures à respecter. La directrice l’évoque dans son courrier et elle le vit comme un manque de confiance.
Alors, oui, il y a une question spécifique qui est celle des directeurs d’école maternelle ou élémentaire. Est-ce un changement de statut qui est la réponse comme fait semblant de le croire Jean-Michel Blanquer ? On peut en douter. C’est plutôt dans une véritable réflexion sur la relation avec les échelons supérieurs, la simplification du travail et l’apport d’aides matérielles et humaines que se situe la réponse.
Christine Renon, fonctionnaire de l’Éducation Nationale
Au-delà des conditions spécifiques à ce qu’a vécu cette collègue, il y a des problématiques qui sont celles que nous rencontrons tous à des degrés divers dans l’Éducation nationale (et dans les métiers de la relation humaine). Ce n’est pas « salir son nom » que de risquer cette réflexion.
Comme le dit Louise Tourret dans un très bon article : « Personne ne s'engage dans l'Éducation nationale avec le projet d'écrire des mails au rectorat ; les vocations –quand il y en a– portent plutôt sur la transmission du savoir. »
Je n’aime pas le terme de « vocation » avec toute sa connotation sacrificielle et religieuse, mais on ne fait pas ce métier par hasard. Et on a bien souvent aujourd’hui l’impression de faire un « métier empêché ». On vit mal le décalage entre la représentation qu’on a pu avoir de cette profession et une réalité qui s’en éloigne.
Et puis, notre métier est, comme tous ceux qui reposent sur la relation humaine, un travail où on donne beaucoup de soi. Où on se met en « Je »... Alors il est difficile voire impossible de dissocier sa personne et ses gestes professionnels. Quand on subit une agression, on a beau se dire que ce n’est pas à vous que ça s’adresse mais au représentant de l’institution que vous êtes, ça n’en reste pas moins difficile à vivre. Et on ramène ses problèmes à la maison parce que la coupure avec le travail est rendue plus difficile par le métier que l’on exerce. On a aussi peu de lieux où échanger sur les difficultés et construire une analyse et une réponse collectives à des problèmes vécus trop souvent dans la solitude et la culpabilité.
Rappelons une évidence : l’Éducation nationale est une bureaucratie. Et comme toutes les bureaucraties, les individus y sont interchangeables et ne doivent attendre aucune reconnaissance de leur conformité à des procédures qui sont plus importantes que les personnes. Nous ne sommes que des Numen…*
La conséquence la plus vive de cet état de fait, c’est l’absence de reconnaissance. Mais c’est aussi l’expertise qui est déniée. Cela n’a fait que s’amplifier avec le ministre actuel, champion de la verticalité et de l’arrogance technocratique. On a évoqué plus haut l’avalanche de livrets et de vademecum, la promotion des « bonnes pratiques », tout cela contribue surtout à donner l’impression que les enseignants ne savent pas faire leur travail.
Un des plus grands scandales de l’Éducation nationale c’est l’absence de gestion de la ressource humaine et la mauvaise prise en compte de cette dimension par la hiérarchie intermédiaire. Certes, il y a des DRH (directeurs des ressources humaines) dans chaque rectorat et un au ministère, mais ils raisonnent sur des masses, des flux et pas sur des personnes. L’encadrement dans les établissements peut éventuellement prendre en compte la difficulté et la souffrance au travail mais c’est dans un cadre très rigide qui offre peu de possibilités. Et puis, quelquefois, c’est ce même encadrement qui génère de la souffrance. Il faut aussi se poser la question de la formation et du recrutement de cette hiérarchie intermédiaire.
Enfin, la souffrance peut être aussi dans le constat que l’école de la République ne remplit plus sa promesse de lutte contre les inégalités et de mobilité sociale et qu’elle n’est pas assez un lieu « réparateur ». Certes, la société est marquée par les inégalités mais l’école joue aussi un rôle dans l’aggravation de ces inégalités. Cette critique est souvent difficile à entendre. Dans le milieu enseignant, on a tendance à prendre la critique de l’institution qu’est l’École (avec un grand E) pour une critique personnelle. Or, on peut faire son métier du mieux que l’on peut dans un système qui dysfonctionne. Mais cela n’est pas sans souffrance...
Un sujet pédagogique et pas seulement syndical
Le drame de Pantin a eu un écho dans l’ensemble du monde enseignant. J’ai pu constater que le mouvement pédagogique dont je suis un militant a su s’exprimer sur ce sujet. Je m’en félicite, alors que j’avais l’impression à tort ou à raison qu’il constituait un impensé de la réflexion pédagogique et réformiste. Pourquoi ?
Je crois que nous (les militants pédagogiques) sommes beaucoup du côté de la raison plutôt que du côté de l’affect du moins dans notre rapport au métier. Nous réservons cette dimension affective aux moments d’échange dans nos moments internes (comme les rencontres du CRAP) qui nous permettent de nous réassurer et réconforter.
Mais dans nos établissements ou sur les réseaux sociaux, j’ai le sentiment à tort ou à raison que nous nous durcissons face à des réactions et quelquefois des attaques qui jouent beaucoup sur le registre inverse qui est celui de l’affect. Avec une rhétorique du « mépris » ressenti, de la « culpabilisation » et de la souffrance. Face à ce déferlement de ressenti, les pédagos essayent de tenir à distance leurs émotions au risque de paraitre des « héros ». Et donc de renforcer la culpabilisation et le ressentiment.
Je crois qu’il y a aussi un jeu trouble de certains sur ce thème de la souffrance au travail et le recours systématique à un discours mobilisant uniquement un registre du ressenti. On se sert de cela pour justifier l’immobilisme au nom de la difficulté à vivre son métier et parce qu’on voit toutes critiques du système éducatif comme une attaque personnelle contre sa propre pratique professionnelle. C’est ainsi que tout discours se situant sur ce registre de l’émotion devient suspect auprès des réformistes et pédagogues qui font appel à la raison et la nuance face à l’affect et à l’excès qui l’accompagne.
Et donc, de fait, nous passons à côté de réelles souffrances et aussi de certaines dérives d’un management bureaucratique et vertical qui n’a fait que se renforcer ces dernières années.
Or, ce sujet nous concerne en tant que mouvement pédagogique. Ce n’est pas qu’un sujet syndical. D’abord parce qu’on ne peut faire avancer l’école avec des gens qui vont mal ! D’autant plus que cette souffrance au travail nous concerne aussi en tant que « pédagos » souvent moqués et victimisés dans nos établissements, ou même gênés dans nos pratiques par une administration bureaucratique qui transforme son périmètre en territoire à défendre. Ensuite parce que beaucoup de nos collègues sont sincèrement désireux d’évoluer mais ressentent les contradictions d’un système qui leur enjoint d’innover tout en se conformant à des normes de plus en plus contraignantes. Le discours technocratique qui emprunte le vocabulaire « pédago » sans l’esprit qui l’accompagne nous dessert et crée du ressentiment.
Il nous faut réfléchir sur le « métier empêché » et la conception du métier héritée de la formation et de l’entrée dans le métier. S’il y a tant d’inertie dans le système éducatif mais aussi tant de souffrance, c’est parce qu’il y a un décalage énorme entre les représentations que l’on a du métier et la réalité de celui ci. Ces représentations, elles se construisent dans la formation et les premières années. Et nous avons, en tant que militants pédagogiques, des choses à dire sur cette dimension dans laquelle nous sommes beaucoup investis.
Nous avons aussi des choses à dire sur la gouvernance et le management. S’il y a de la souffrance au travail, je fais l’hypothèse que c’est entre autres parce que les enseignants se sentent dépossédés de leur expertise et se ressentent comme simples exécutants soumis à des « bonnes pratiques » définies verticalement par un bureau des méthodes technocratique. Cela est renforcé par le ministère Blanquer.
Dans nos différents textes et prises de positions publiques au cours des quinze dernières années, nous avons développé cette thématique à plusieurs reprises, notamment en prônant l’ « empowerment » et l’autonomie des équipes contre la verticalité et l’individualisme. « Changer l’école » ne peut se faire que si l’on sort de l’injonction verticale et qu’on donne le pouvoir aux acteurs. Ce n’est pas qu’une revendication syndicale mais bien une conviction propre aux mouvements pédagogiques.
On peut se réjouir que tous les syndicats se soient eux aussi sentis concernés par ce drame. Mais il faut cependant éviter plusieurs pièges…
Premier piège : jouer les uns contre les autres. Il est facile d’opposer les personnels de direction contre les enseignants. Il y a toute une rhétorique complaisamment distillée par certains qui « mime » la lutte des classes et voit les personnels de direction comme des patrons exploiteurs qu’il faut combattre à tout prix. S’il existe des dérives autoritaires chez les chefs d’établissements et la hiérarchie intermédiaire, qui sont surtout liées à un problème de recrutement et à une formation fondée sur une acculturation, la majorité des « perdirs » ont des valeurs en partage qui sont celles de la lutte contre les inégalités et du sens du service public. Il nous faut donc éviter le piège d’opposer les uns aux autres et plutôt que de s’en prendre aux personnes d’analyser ce qui dans le fonctionnement de l’institution conduit à cette dépersonnalisation et à cette dérive bureaucratique.
Le deuxième piège est celui tendu par ce que je qualifie souvent de « gaucho-conservatisme ». Il consisterait à refuser le changement au prétexte qu’il est déstabilisateur et porteur de souffrances. Or, si on doit refuser certaines réformes c’est au nom de leur impréparation et de leur verticalité mais pas parce que ce sont des réformes ! Et surtout avec toujours en tête un critère majeur : est-ce que celles-ci, tout en respectant les personnels, permettent de lutter contre les inégalités ?
Pour conclure, je voudrais revenir à Christine Renon et lui rendre hommage parce que son acte relève de ce qu'Émile Durkheim appelait le « suicide altruiste ». Par la force du message, il nous interpelle et nous oblige à nous questionner et à réfléchir sur ce que le système dans lequel nous évoluons nous fait et pourquoi il nous entraîne dans une logique délétère et mortifère.
Chère Collègue, j’espère, avec ce texte, ne pas avoir « sali ton nom »…
Philippe Watrelot
(Numen à qui il reste trois ans avant la retraite)