dimanche, janvier 03, 2021

Les mots de l’éducation 2020


Cela fait maintenant quatre ans que je procède au même exercice à la fin de l’année. Je demande aux personnes qui me suivent sur les réseaux sociaux (Facebook et Twitter) de donner trois mots pour caractériser l’année dans le domaine de l’éducation. Cette année la récolte a été fructueuse avec 1250 mots recueillis. Après cette phase de réponses, les mots ou expressions sont passés à la moulinette d’une application permettant de fabriquer des « nuages de mots » plus ou moins gros selon leur fréquence. 

Pour l’anecdote, la police de caractères que j’ai choisie pour réaliser ce nuage 2020 s’appelle « Pangolin »... !

Cliquez pour agrandir



 

 

 

 

 

 

 

 



Nuage “toxique” ? 

Ce qui saute aux yeux lorsqu’on regarde le résultat, c’est qu’il est essentiellement composé de mots négatifs. Lorsque j’ai publié cette image cela m’a valu plusieurs réactions et de nombreuses remarques. 

On peut s'en réjouir. Un de mes principaux objectifs sur les réseaux sociaux est de provoquer du débat. 

Certains contestent la méthode. Mais je suis le premier à en montrer les limites ! (on n'est pas prof de SES pour rien)

Il s'agit d'un très faible nombre de personnes (430) qui me "suivent" sur les réseaux Facebbok et Twitter et qui ont bien voulu répondre. Cela fait déjà deux éléments qui limitent d'entrée de jeu la représentativité à laquelle cet exercice n'a jamais prétendu. 

Il y a aussi une limite qui tient à une logique déjà rencontrée : on vote non pas pour ce qu'on préfère mais pour ce qu'on pense avoir le plus de chance de "gagner". Ce qui peut renforcer certains mots. 

Enfin, le choix de trois mots est évidemment réducteur et interdit la nuance. J'aurais pu "orienter" en demandant trois mots positifs et trois mots négatifs... Mais on me l'aurait reproché. 

Cliquez pour agrandir

Quelles que soient les limites dont il faut tenir compte, il ne faudrait pas que la critique conduise à discréditer cet exercice et ce qu'il montre. Or, c'est ce qu'un certain nombre de personnes s'emploient à faire en essayant au passage de me discréditer moi même et en remettant même en cause mon honnêteté et en me prêtant des "intentions cachées"...

Plutôt de s'en prendre au "messager", il faudrait écouter le message. Celui-ci n'est en effet pas marqué par l'optimisme. Cet ensemble de mots exprime un ressenti et une analyse (car il y a malgré tout de l'analyse dans ces mots disparates) marqués par le deuil et surtout la fatigue devant une politique considérée comme à la fois improvisée pour la réponse à la crise sanitaire et très idéologique dans la destruction ou la transformation d'un certain nombre de dispositifs du système éducatif. C'est tout cela qui est exprimé dans ce "nuage" bien sombre (mais pas "toxique" comme on me l’a reproché…) et que je voudrais détailler maintenant en reprenant les mots les plus cités. 


Mépris

Ce mot a été cité plus de 170 fois et était déjà en tête l’an dernier… Au risque de me répéter, je me sens toujours aussi mal à l’aise avec ce terme. On prête à celui qu’on incrimine ainsi des sentiments qui ne sont pas forcément les siens en faisant un procès d'intention. Personnellement, je préfèrerais qu’on s’en tienne aux paroles dites et aux actes plutôt que d’extrapoler sur les pensées de tel ou tel. L’objectivité plutôt que la subjectivité. Pour paraphraser une citation de Paul Reverdy (souvent attribuée à Cocteau) : il n’y a pas de mépris, il n’y a que des preuves de mépris...

Car il n’en reste pas moins que si ce terme est le plus cité, il doit donc y avoir des preuves de ce mépris ressenti. Des mots nous mettent sur la voie : verticalité, contre-ordres, amateurisme, impréparation,  improvisation, solitude, fatigue, épuisement, démerdentiel...  Plus généralement, ce qu’on peut lire dans les commentaires sur les réseaux sociaux, c’est un sentiment de ne pas être écouté et de toujours devoir subir des décisions (ou des absences de décision) venues d’en haut. L’Éducation Nationale est une bureaucratie où on ne cesse de vérifier la conformité à des procédures et d’encadrer les pratiques. Cette bureaucratie et cette verticalité ne sont pas nouvelles mais elles ont été renforcées par le caractère très autoritaire du technocrate Blanquer. 

Tout cela est ressenti comme une « école du manque de confiance » et même de la défiance bien loin du slogan trop souvent martelé pour correspondre à une réalité.

Plus globalement, ce ressenti s’inscrit dans un sentiment de déclassement et de ce qu’il est convenu d'appeler (faute de trouver un meilleur terme) le « malaise enseignant ». Celui-ci ne cesse de prospérer au rythme des comparaisons internationales sur les revenus des enseignants, des maigres annonces de revalorisation et des grands barnums communicationnels de rédéfinition  du métier d’enseignant 



Samuel Paty

L’an dernier, c’est le nom de Christine Renon, la directrice d’une école de Pantin qui s’était suicidée sur son lieu de travail, qui était cité. L’annonce de la décapitation de Samuel Paty le 16 octobre a été un choc ressenti par tous les enseignants. On peut mourir en faisant son métier. 

Évidemment, cet évènement tragique a donné lieu à de multiples interprétations et suscité des réactions très vives. La crispation autour d’une définition de la laïcité n’est qu’un des aspects des tensions qui traversent notre métier (et la société) mais elle a pris un tour dramatique cette année. La question de la conduite de cette séance et plus généralement des méthodes pédagogiques a aussi été questionnée. Faut-il "continuer le travail d’éducation à la citoyenneté” ou faut-il les « inculquer » avec plus ou moins de force ? Cette tentation d’un "catéchisme républicain” est vieille comme l’École. On peut douter qu’elle soit efficace. On notera aussi que le terme d’ « auto-censure » pourtant souvent repris par les médias ne figure pas dans la liste. Le  meilleur hommage que nous pouvons rendre à notre collègue sauvagement assassiné est de continuer à faire vivre les valeurs de la République au quotidien dans la classe et dans l’établissement.



Protocole / démerdentiel

Dans cet ensemble de mots qui font système, on pourrait aussi évoquer l’anti-phrase « on est prêt », ainsi que les mots Impréparation, Improvisation, Amateurisme, Contre-ordres…

L’année 2020 a été marquée par la crise sanitaire. Le 16 mars le pays s’est confiné (encore un mot nouveau) et, si les établissements du primaire et les collèges ont repris en mai-juin avec un « protocole » alors que des lycées ont poursuivi à distance. 

Depuis la rentrée, les consignes et les décisions se succèdent et se contredisent. Le Ministre de l’éducation a vu ses déclarations démenties à plusieurs reprises par d’autres membres du gouvernement ou le Président. C’est cette absence d’anticipation et de prévisibilité qui a été très mal vécue par les enseignants, tout comme le sentiment que l’Éducation Nationale et les enseignants étaient considérés comme une immense garderie nationale où le virus n’existait pas. 

Le principe du protocole semble contradictoire avec la critique de la verticalité. Il y a en effet une demande d’un cadre strict mais en même temps on peut se demander pourquoi l’ÉN continue de déterminer depuis Grenelle ou le rectorat ce que chaque établissement doit faire. Mais cette contradiction n’est qu’apparente car, en fait, l’injonction venue du haut est insupportable quand, non seulement elle méconnait la réalité du terrain mais qu’elle ne s’accompagne pas de moyens. 

C’est là que le protocole conduit à ce « démerdentiel » et à cet appel épuisant au sens du service public et au bénévolat auquel les enseignants sont confrontés depuis longtemps et qu’ils ne supportent plus



Mensonges / « on est prêt »

Le mot « mensonges » n’est pas nouveau dans ce nuage. Il était déjà présent en 2019. Mais il prend de l’ampleur et une autre dimension en 2020 car les mensonges ne se limitent plus au discours politique traditionnel. Rappelons que le premier “mensonge” est celui de 2017 quand le ministre affirmait qu’il n’y aurait « pas de  loi Blanquer ». 

D’une certaine manière le « on est prêt » (maintes fois prononcé par le ministre) fait écho à ce mensonge initial mais il est bien plus criminel. Il y a d’abord des doutes sur les chiffres réels de la contamination dans les établissements scolaires. Mais surtout, cela conduit le ministre, habitué à s’adresser plus à l’opinion qu’aux personnels, à produire une sorte de « vérité alternative » qui ne trompe plus grand monde y compris chez les parents d’élèves.  Y. croit-il lui même ? 



Distanciel /masques /hybride

Distanciel, présentiel ou hybride ? Synchrone ou asynchrone ? Les enseignants ont été amenés à très vite s’adapter et se former pour explorer de nouvelles pratiques et utiliser autrement des outils qui étaient déjà les leurs. 

Une certaine opinion pensait les enseignants rétifs au changement. S’il en était besoin, cette année a prouvé le contraire. Les réseaux, les collectifs enseignants, les ressources mutualisées, l’engagement fort des personnels ont permis la « continuité pédagogique », bien plus vite et bien mieux que les ressources officielles. 

Il faut aussi rappeler que cela a pu se faire parce que, pour l’essentiel, les profs étaient déjà équipés. La décision d’accorder une prime informatique (qui oublie certaines catégories comme les profs docs) est la reconnaissance modeste de cette situation. 

L’école à distance a fait également prendre conscience que le rapport à l’École est différent selon les familles et les milieux sociaux. La crise sanitaire a eu pour effet de mettre en lumière l’urgence de la lutte contre le décrochage et les inégalités scolaires et sociales.


Il a fallu aussi apprendre à communiquer avec des masques ou, pire encore, à distance par l’intermédiaire des écrans. Cela nous rappelle aussi que si le numérique est un formidable outil, l’enseignement est d’abord un échange et une relation humaine. Un écran n’est pas une salle de classe. Et le sourire est aussi un élément clé de la pédagogie !



Après les nuages? 

La lecture de ce nuage de mots peut être déprimante. On peut en critiquer la méthode et la représentativité. J’ai essayé de répondre à cela au début de ce texte. Comme je l’ai dit : plutôt de s'en prendre au "messager", il faudrait écouter le message. 

Tous ceux qui s’intéressent à l’École et construisent des programmes et des propositions dans ce contexte pré-présidentiel seraient bien inspirés de lire attentivement ce que dit ce nuage. 

On aurait beau jeu de s'en prendre aux "enseignants" forcément râleurs, négatifs et conservateurs dans une sorte de totalité qui ne correspond pas à une réalité forcément hétérogène.

Il est aussi facile de dire, comme on l’entend dans certains discours proches du ministre actuel, que ceux-ci n'ont pas compris le bien fondé des réformes et qu'il faut donc leur expliquer pour qu'enfin ils en comprennent tous les bienfaits... 

On ne peut pas "dissoudre le peuple" (Brecht) si celui-ci n'a pas compris ce qui a été préparé par les "sachants"... Quand on prétend gouverner, la surdité et le déni ne sont jamais des postures durables. 


Car le "malaise enseignant" est une réalité et pas seulement une posture. Il prospère sur un sentiment de déclassement et une dévalorisation salariale qui sont structurels. Il y a aussi le ressenti d'un management infantilisant marqué par la verticalité des injonctions et une rigidité bureaucratique qui nous éloignent de l'idée même de "confiance" qui a été pourtant le slogan bien mal choisi de notre ministre. 

Une de mes convictions forgée dans des années d'observation et de militantisme, c'est que pour pouvoir envisager le changement, il faudra  d'abord traiter ce malaise enseignant autrement que par des artifices médiatiques et revoir profondément le mode de gouvernance (pilotage) au sein de notre système éducatif.


Évidemment, le danger est que l'accumulation de préalables ("payez nous mieux", "donnez nous plus de moyens"…) ne masque un réel conservatisme et un refus de toute évolution. C'est probablement vrai chez certains. 

Mais, une autre de mes convictions est que malgré la morosité du climat ambiant, il y a un gros potentiel de changement chez une très grande partie des enseignants. 

A condition qu'on construise celui-ci avec eux dans un véritable climat de confiance en donnant du pouvoir d'agir et qu'il y ait une vraie réflexion sur l'école que nous voulons pour demain. Une École qui soit à la hauteur des enjeux qui sont ceux des inégalités, de l'altérité et de l'urgence écologique. 

C’est à cette condition que le nuage pourra laisser place à une éclaircie...

 

Philippe Watrelot

En annexe, les nuages des années précédentes et la totalité des mots de 2020
(cliquez pour agrandir)































 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
----------------------

Licence Creative Commons
Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

 


 
Licence Creative Commons
Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Fondé(e) sur une œuvre à http://philippe-watrelot.blogspot.fr.