lundi, février 15, 2021

Mise au pas

 

Récemment, Hélène Careil, professeure des écoles à l’école Marie Curie de Bobigny, militante pédagogique à l’ICEM-pédagogie Freinet, a reçu un courrier du DASEN du 93 lui indiquant qu’il prévoyait une mutation « dans l’intérêt du service » à son encontre.

Certains pourraient me faire remarquer qu’elle est aussi militante syndicale à SUD Education et que c’est peut-être cela qui motive cette mesure. Mais, quand bien même, l’action syndicale ne devait pas faire non plus l’objet de telles manœuvres d’intimidation ! 

Je me définis moi même comme un « militant pédagogique » engagé depuis longtemps dans ce que l’on appelle l’éducation nouvelle avec d’autres mouvements (dont l’ICEM) et je souhaite d’abord apporter mon soutien à cette collègue. 

Au delà de Bobigny, ce qui remonte de plusieurs endroits c’est une volonté de mise au pas de plusieurs équipes et dans un certain nombre d’établissements. 

C’est une enseignante Freinet qui subit des pressions dans sa nouvelle école alors que son travail a été reconnu et valorisé par un documentaire enthousiasmant. C’est le collège coopératif et polytechnique d'Aubervilliers qui voit son expérimentation supprimée avant son terme. On se souvient que le lycée expérimental de Saint-Nazaire (fondé en 1982) s’est battu pour sa survie et pour retrouver des locaux. Dans les collèges et les lycées expérimentaux  (regroupés au sein de la FESPI), on ne compte plus les baisses de moyens et les tentatives pour les remettre dans les normes communes en supprimant les postes à profil. On ne compte plus également les enseignants lancés dans des projets comme par exemple les classes coopératives moqués, voire harcelés, par des collègues et peu soutenus par leur direction.  On peut aussi évoquer les moyens réduits pour les mouvements pédagogiques. 

Pourquoi une telle mise au pas ? Et pourquoi  celle-ci s’accentue t-elle en ce moment ? 

 

 

Scientisme

Le Blanquerisme est non seulement un technocratisme mais aussi un scientisme. 

Si la première dimension lui pré-existait (nous y reviendrons), la deuxième a été portée à son maximum durant son ministère. 

Une des décisions de Jean-Michel Blanquer en janvier 2018 a été de créer un Conseil Scientifique de l’Éducation Nationale (CSEN). C’est le spécialiste des neurosciences Stanislas Dehaene qui a été nommé à la tête de cette instance d’une vingtaine de membres. Ils sont chargés d’éclairer la décision politique sur les grands enjeux éducatifs et faire des recommandations pour aider les professeurs à mieux saisir les mécanismes d'apprentissage des élèves. On peut formuler plusieurs critiques à l’égard de cette nouvelle instance. On a pointé sa proximité avec le Ministre et questionné, donc, son indépendance à l’égard du pouvoir. On a aussi mis en avant la prééminence des cogniticiens et de ce qu’on appelle rapidement les « neuro-scientifiques ». Et cela pose aussi la question de la nature des relations avec le monde enseignant. 

La pédagogie n’est pas une science mais un savoir pratique. Et il ne faudrait pas qu’elle devienne un métier d’exécution où un « bureau des méthodes » dicterait dans une logique taylorienne de travail prescrit, les « bonnes pratiques ». Les neurosciences ne peuvent être la fin du débat, ils sont un élément du débat. 

Il y a donc une dérive scientiste qui consiste à tout évaluer à l’aide des « données probantes » et à définir donc une bonne pédagogie validée par ces neuro-scientifiques et rejeter les autres. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire et accepter n’importe quoi en matière de pratiques pédagogiques. Mais deux remarques s’imposent. 

La première c’est le caractère très péremptoire de certains membres du CSEN qui confine au dogmatisme alors que le doute critique devrait faire partie de l’ADN (!) du scientifique. 

La deuxième c’est que des études menées par des chercheurs sur les pédagogies Freinet et d’autres pédagogies coopératives existent mais qu’elles ont été rejetées ou discréditées par ces mêmes scientifiques. Ce qui laisse penser qu’on est bien plutôt sur des enjeux de pouvoir et de « domination du champ » plus que sur des aspects strictement scientifiques. 

Le scientisme est aussi un autoritarisme et un dogmatisme.  

 

 

Bureaucratie et égalitarisme

Notre École est composée de personnes engagées qui ont le sens du service public. Mais elle est aussi gérée comme une bureaucratie pyramidale. 

Et ce qui caractérise ce type d’organisation, comme l’ont très bien montré les sociologues qui l’ont étudié, c’est que chacun des rouages de cette machine administrative a un périmètre. Mais le problème est que la tentation est forte de transformer ce périmètre en territoire à défendre. On assiste ainsi à des phénomènes de marquage de territoire où chacun essaie de montrer son utilité voire son existence dans la machine. Un autre effet pervers est l’ouverture de parapluie. Dans une structure pyramidale où l’on est contrôlé et évalué par son supérieur, il importe de se couvrir et d’éviter de voir sa responsabilité engagée. Ce qui crée une aversion au risque. Enfin et c’est le plus critiquable, la bureaucratie conduit aussi à ce qu’on attache plus d’importance à la manière de faire, aux procédures qu’à la finalité de ce que l’on fait. Or, l’expérimentation pédagogique rentre mal dans ces cases et ces normes 

On est là au cœur d’un paradoxe (que j’ai déjà évoqué) : l’innovation est forcément une déviance. Mais si le discours officiel est de l’encourager, la réalité est plutôt l’inverse. Malgré les tentatives pour créer une  innovation officielle et homologuée. L’institution a peur d’une innovation qu’elle ne peut contrôler car elle remet en question le pouvoir de certains. 

Les militants pédagogiques se heurtent aussi au poids des habitudes et des normes. Celles ci peuvent être  d’ailleurs aussi bien le fait de l’administration que des collègues. Il peut y avoir aussi quelquefois, un conformisme de la salle des profs. 

Ces collectifs que sont les mouvements pédagogiques et les équipes dans les établissements agacent l’institution. Ils sont en effet l’illustration d’un fonctionnement horizontal et autogéré qui percute le fonctionnement vertical d’une bureaucratie soucieuse de conserver le contrôle et qui ne raisonne qu’en termes individuels.  

L’égalitarisme est une version pervertie de la belle valeur d’égalité. Ici, c’est le refus d’admettre l’existence de situations dérogatoires à la règle commune ou de moyens spécifiques accordés à un projet spécifique. Cela peut-être particulièrement mortifère quand cela conduit à mettre en péril des fonctionnements d’établissements expérimentaux ou des projets d’équipes. 

 

 

L’impasse de la liberté pédagogique

Au sein du camp « pédago », nous pouvons avoir des désaccords. La question de la liberté pédagogique en est un. 

C’est à la fois un concept ancien évoqué par Ferdinand Buisson et nouveau puisque sa formalisation date de 2005 avec la loi Fillon. « La liberté pédagogique de l'enseignant s'exerce dans le respect des programmes et des instructions du ministre de l'éducation nationale et dans le cadre du projet d'école ou d'établissement avec le conseil et sous le contrôle des membres des corps d'inspection. » (Article 48). C’est donc une liberté très encadrée. D’autant plus qu’il est dit dans le code de la fonction publique (1983) que « Tout fonctionnaire, quel que soit son rang dans la hiérarchie, est responsable de l'exécution des tâches qui lui sont confiées. Il doit se conformer aux instructions de son supérieur hiérarchique...[1] ». 

Donc si un enseignant ne se conforme pas aux instructions qui lui sont données, il est un « désobéisseur ». C’est d’ailleurs ainsi que s’étaient désignés les enseignants du primaire plutôt progressistes et attachés à une pédagogie active qui refusaient d’appliquer les programmes de 2009 mis en place sans concertation. Mais quelques années auparavant d’autres enseignants plutôt conservateurs refusaient d’appliquer les programmes de 2002 pourtant élaborés dans une large concertation. Plus récemment, on a vu cette désobéissance à l’œuvre dans le refus de remplir certains documents (comme par exemple les évaluations de CP) ou d’organiser une cérémonie. 

Cette question est d’autant plus piégée qu’elle est souvent gérée de manière très autoritaire par les ministres qui y sont confrontés. Les désobéisseurs de 2009 ont subi les conséquences de leur acte par une baisse de leur note administrative, des retenues sur salaire, etc. Curieusement ceux de 2002 n’ont pas été inquiétés. En décembre 2005, Gilles de Robien déclarait que « la liberté pédagogique n’est pas la liberté de faire n’importe quoi. », ajoutant en janvier 2006 : « La liberté pédagogique s’arrête où commence le danger pour les enfants. » 

Plus récemment, l’article 1 de la mal nommée Loi pour une école de la Confiance portée par Jean Michel Blanquer en 2019 évoquant le « devoir d’exemplarité des enseignants » a été vue comme un moyen d’encadrer et de réduire la liberté d’expression des enseignants. 

Au regard de l’histoire, le débat sur la liberté pédagogique a donc changé de camp. 

Le concept de liberté a surgi quand les pionniers de la transformation de l'école ont tenté de la revendiquer. Au cours des dernières années, c’est plutôt dans le camp des “conservateurs” que le thème de la liberté pédagogique a été repris. La liberté devient alors celle de continuer à faire comme avant. 

Ce concept ambigu perpétue l’idée que les enseignants pourraient faire ce qu’ils veulent dans une sorte d’exercice “libéral” du métier. La liberté pédagogique est souvent un faux nez du conservatisme. 

Et paradoxalement, les désobéisseurs renforcent cette image d’enseignants disposant du privilège de refuser les règles communes qui s’imposent aux fonctionnaires. C’est donc une arme à double tranchant. Et c’est l’objet d’un vrai débat au sein du petit monde des mouvements pédagogiques. Mais nous nous retrouvons tous pour dire que les enseignants ne peuvent être de simples exécutants. Être prof c'est penser son métier (et quelquefois le panser !).

Ma conviction est qu’il faudrait substituer à cette notion biaisée de « liberté pédagogique » qui comporte plus d’effets pervers que positifs une notion d'autonomie des équipes avec une démarche collective s'appuyant sur notre expertise et notre connaissance du terrain.

 

 

L’éducation Nationale a mieux à faire...

La dimension collective est justement à l’œuvre dans l’affaire de Bobigny. On cherche à punir un individu en faisant l’hypothèse que cela suffira pour mettre au pas. Or, il s’agit bien d’une réflexion collective dont cette collègue est porteuse. 

La Seine Saint-Denis est un des départements les moins « choyés » de France. Pour le dire plus clairement et sans ironie, ce territoire souffre d’un manque de moyens chronique bien qu’il cumule les handicaps. Alors qu’il y a des enseignants qui essayent de mettre en œuvre des pédagogies coopératives, l'administration passe toute son énergie à les déplacer pour s'en débarrasser, au lieu de chercher des remplaçants aux centaines de classes qui n'ont pas d'enseignants, et de former les contractuels qu'ils embauchent et jettent sans formation dans les établissements...

Plus largement, le Ministère aurait mieux à faire que de chercher le clivage en s’acharnant sur des "pédagogistes" qui sont pourtant les plus favorables à la nécessaire évolution du système éducatif. 

M. Blanquer, il y a mieux à faire...

 



[1] Article 28 de la loi n° 83-634 du 13 juillet 1983 portant droits et obligations des fonctionnaires. Il est précisé ensuite : « sauf dans le cas où l'ordre donné est manifestement illégal et de nature à compromettre gravement un intérêt public.» le « et » est inclusif



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Licence Creative Commons
Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
 
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