lundi, décembre 13, 2021

Le/la collègue que j’aimerais avoir



Cela fait 16 ans que je suis formateur en temps partagé à l’IUFM d’abord et à l’ESPÉ ensuite  et aujourd’hui l’INSPÉ. Et c’est ma dernière année…

Je voudrais essayer ici d’expliquer pourquoi j’ai exercé avec passion cette fonction de formateur et ce que j’ai essayé de transmettre. Et donc faire ainsi le portrait de l’enseignant.e de demain. 

Le/la collègue que j'apprécie (car ils sont nombreux), que j’aimerais ou aurais aimé avoir et que j’essaye de former, il/elle serait…


Professionnel

Ça semble une évidence. On ne cesse de répéter qu’ « enseigner est un métier qui s’apprend ». Les futurs enseignants sont dorénavant formés dans des “masters des métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation”. Pourtant, cela ne va pas de soi. Sans rentrer dans les débats un peu byzantins des spécialistes sur la différence entre métier et profession, on peut dire simplement qu’être professionnel, ça suppose déjà qu’on soit capable de faire la différence entre sa personne et sa pratique. Il est vrai que cela est plus difficile lorsqu’on exerce comme c’est notre cas, un métier de la relation humaine. Mais trop souvent, les enseignants ont du mal à faire la distinction et cela aboutit à une réelle difficulté à prendre du recul et peut conduire aussi à un mal-être. 

Un professionnel c’est quelqu’un qui est capable de comprendre que la situation difficile qu’il vient de vivre avec une classe n’est pas forcément une remise en cause personnelle. Lorsqu’un élève vous répond ou est agressif ce n’est pas forcément à vous en tant que personne que ça s’adresse mais au représentant de l’institution que vous êtes. 

La professionnalité c’est aussi être capable de questionner ses gestes professionnels et d’accepter un regard critique sans le prendre comme une attaque.  

En bref, même si la passion a à voir avec notre métier, y mettre un peu moins d’“intime” est utile à tous et y compris aux élèves. Et peut-être même y rajouter une pincée d’humour. 


Empathique

Attention. Empathique ne veut pas forcément dire sympathique ! L’enseignant a un devoir d’empathie à l’égard de ses élèves. En formation, je cite très souvent cette phrase de Gaston Bachelard : “rien de pire que celui qui ne peut pas comprendre qu’on ne peut pas comprendre” et je rajoute qu’un bon enseignant c’est celui qui est capable de se souvenir des moments où il a été en difficulté. Le problème c’est que nous sommes bien souvent d’anciens bons élèves… 

L’empathie est pourtant nécessaire dès l’instant où on se situe comme un spécialiste du “faire apprendre” et pas seulement comme un “transmetteur”. Si l’on veut accompagner les élèves sur la voie des apprentissages, il nous faut tenter de comprendre où ça bloque et proposer des solutions. Même si nous ne sommes pas télépathes !

Avant de t’indigner, rappelle toi ce dont tu étais capable à leur âge” cette citation de Fernand Deligny (Graine de crapule, 1949) est une autre de mes phrases fétiches. Elle nous rappelle que nous travaillons avec des enfants ou des adolescents et tous leurs excès, leurs contradictions et leurs potentialités. Cela ne signifie pas qu’il faille tout excuser ou sombrer dans le laxisme. Mais qu’avant de juger de manière définitive, il faut relativiser et faire preuve d’une certaine indulgence et d’une confiance dans leurs potentialités. Tout en leur fournissant un cadre et des repères. 


Cohérent

Dire ce qu’on fait et faire ce qu’on dit”, ce pourrait être une des règles d’or de ce métier. La cohérence et la prévisibilité s’expriment d’abord dans la gestion de la classe. Lorsqu’on les interroge comme je l’ai fait, sur leur définition d’un “bon prof”, les élèves mettent souvent en avant le fait d’être “réglo”, c’est à dire de tenir ses engagements, d’être juste et équitable et d’être garant des règles. C’est la construction de ce cadre qui permet d’apprendre en sécurité et de grandir. 

Mais la cohérence peut aussi s’exprimer autrement. Trop souvent, on note un décalage entre les valeurs exprimées dans les discours qu’on peut tenir et les actes pédagogiques eux mêmes. On peut prôner l’autonomie des élèves ou la réussite de tous et construire des dispositifs contraignants et discriminants ! Il importe donc dans la formation et tout au long de l’exercice de son métier de réfléchir sur ses pratiques et clarifier ses valeurs. 


Innovant

Voilà un mot piégé. On met l’innovation à toutes les sauces et on lui fait dire tout et son contraire. Un collègue innovant ce serait d’abord un collègue qui considère que rien n’est jamais acquis et qui est capable de se remettre en question. 

On assimile souvent l’enseignant innovant à un “rebelle” qui va lutter contre une administration forcément hostile et conservatrice. Or, innover ça peut être tout simplement vraiment appliquer les textes ! La déviance se situe alors plus par rapport à un conformisme ambiant et des normes non écrites qu’à des textes. Innover, nous le savons bien aux Cahiers Pédagogiques, c’est peut-être d’abord utiliser les marges de manœuvre disponibles et évoluer dans les interstices des textes et des procédures. 

Innover c’est d’abord “s’autoriser”, car les barrières sont bien souvent celles de nos propres routines et nos représentations. 


“Collectif”

Notre métier est marqué par l’individualisme et un exercice “libéral” de la profession. Or, pour innover durablement et efficacement, c’est mieux à plusieurs. Un bon enseignant seul contre tous, ça n’existe pas. Ou, en tout cas, pas longtemps…

Mon collègue idéal, c’est donc un professeur qui a appris à travailler avec les autres, qui est capable d’ouvrir la porte de sa classe à d’autres (collègues ou stagiaires), qui sait que pour construire des dispositifs ou des évaluations ou tout simplement faire le point il faut se parler et se mettre autour d’une table. Et qui sait que la “réunionite” n’est pas une fatalité dès l’instant où on a acquis des techniques d’animation. 

Jouer collectif c’est aussi considérer les personnels de direction (ou même les inspecteurs) avant tout comme des collègues plutôt que comme des “patrons” et des ennemis potentiels. Et c’est aussi savoir construire des partenariats avec les autres acteurs de la vie de l’élève. Et faire alliance avec les parents plutôt que de les considérer comme des coupables ou des accusateurs dont il faudrait se méfier. 


Éducateur

Encore un mot piégé… Bien sûr, être enseignant c’est une question de savoirs à faire acquérir aux élèves. Mais on sait bien que c’est aussi et d’abord une relation à établir avec des jeunes. Et qu’à travers son action on transmet des valeurs et  des modèles. Il ne s’agit donc pas de raisonner de manière binaire en opposant “enseignement” et “éducation” mais de travailler en tension ces deux dimensions indissociables de notre métier. Et d’assumer cette double exigence. 

Se définir comme un éducateur, cela suppose donc de ne pas considérer comme secondaire ou méprisable toutes les autres dimensions de la vie d’un établissement scolaire. Mais au contraire d’en assumer sa part en tant que membre de ce qui s’appelle justement la “communauté éducative” 

Dans la formation des professeurs du secondaire, même si celle-ci évolue, on reste encore trop dans une référence (voire une “révérence”) aux savoirs savants et aux disciplines. Dans les dernières enquêtes réalisées sur l’identité professionnelle, les enseignants interrogés déclarent à près de 60% l’être devenus “par amour de la discipline”. C’est donc une composante forte qu’il ne s’agit pas de nier. Mais il ne faut pas non plus tomber dans une sorte d’ethnocentrisme voire même de messianisme disciplinaire : « Hors de ma discipline et de son apport fondamental, point de salut ! »

Un peu de modestie et de coopération s’impose. Mon collègue idéal c’est donc celui qui est capable de prendre du recul par rapport à sa propre discipline d’enseignement tout en maîtrisant la didactique et même son épistémologie. C’est celui qui se demande comment, avec les apports de sa matière, il peut construire des compétences en partie spécifiques et en partie partagées avec d’autres enseignements. On peut être passionné par ce qu’on enseigne mais voir un peu plus loin que le petit bout de sa discipline !


Optimiste

Cette passion est aussi un moteur de l’apprentissage. Car la motivation (des élèves et la nôtre aussi) passe par la capacité à créer du plaisir à apprendre et à transmettre la “saveur des savoirs” pour reprendre la belle expression de Jean-Pierre Astolfi. Dans la formation, tout en préparant les futurs enseignants à l’éventualité que ce qu’ils vont proposer ne va pas séduire tous les élèves, il importe de les faire réfléchir à cette dimension du plaisir et donc à la question du sens de ce que l’on enseigne. 

Pour un enseignant, ne pas être optimiste est presque une faute professionnelle. Le philosophe Alain  déclarait que « l’on ne peut instruire sans supposer toute l’intelligence possible dans un marmot ». Célestin Freinet, quant à lui,  finissait sa liste des invariants pédagogiques par celui qui justifie toute notre action “l'optimiste espoir en la vie”. L’optimisme est la  croyance, à la fois modeste et ambitieuse, que notre action peut avoir un effet et faire progresser les élèves. C’est un optimisme tempéré car cela ne peut se faire sans l’adhésion des élèves et en luttant contre un très grand nombre de contraintes. Mais comment peut-on faire ce métier si l’on pense que ce que l’on fait ne sert à rien et n’a aucun effet ? 


Le cynisme tout comme la déploration et le fatalisme sont des formes de protection que développent de nombreux enseignants. 

Ma crainte est que les enseignants que j’accueille, que je visite et que je contribue à former y succombent.  Ils me disent d’ailleurs souvent que c’est cela qui les frappe le plus dans les salles des profs. “Ceux qui sont revenus de tout sans même y être allés” (Philippe Meirieu) sont souvent ceux qui accumulent les critiques et préalables à toute action de transformation de l’École.  Pour cela, il faut bien sûr que le système éducatif soit moins infantilisant. 

Mais il faut surtout que les enseignants, mes collègues,  s’“autorisent” à explorer les marges de manœuvre, à sortir de l’intime de la classe, à travailler en équipe,… 

Et surtout : ne jamais cesser de se poser des questions. Face à ceux qui sont emplis de certitudes si c’était cela la définition du pédagogue ? 

Philippe Watrelot



Ce billet de blog est l’actualisation d’un article paru dans le numéro 514 des Cahiers Pédagogiques « Enseignant : un métier qui bouge » en juin 2014


dimanche, novembre 14, 2021

Est-ce que j’ai une gueule d’endoctrineur ?

 

« École : comment on endoctrine nos enfants » la couverture du Figaro Magazine du 12 novembre 2021 a suscité de vives réactions chez les enseignants. A juste titre, car même si le titre parle de l’institution « École », ce sont bien les actes des enseignants qui sont visés par ce dossier qui s’appuie sur quelques cas isolés (et déformés) pour tirer des généralités. Même si cette attaque n'est malheureusement pas inédite, elle mérite une réponse forte. 

Non, mais… est-ce que j'ai une gueule d'«endoctrineur» ? 

 

Une vieille histoire

Un des rares avantages de l’âge c’est d’avoir un peu de recul et des souvenirs. Ces attaques ne sont pas neuves. L’École les subit depuis longtemps. Le procès en endoctrinement et en idéologie est une constante d’une certaine presse.  

Des disciplines scolaires sont particulièrement exposées : l’Histoire-Géographie, les Sciences Économiques et sociales, … Mais les sciences de la vie et de la terre, les Lettres et tout autre enseignement peuvent y être confrontés. 

Je suis enseignant de sciences économiques et sociales depuis quarante ans. Je me souviens que lors de ma première année d’enseignement, des députés s’étaient indignés que dans un manuel de SES au chapitre sur le budget de l’État, on trouvait une bande dessinée intitulée « l’escadre » où des bateaux militaires pris dans une sorte de nuage magique se transformaient en leur équivalent civil : un croiseur se transformait en lycée ou en hôpital, les mitraillettes tiraient des tickets de métro… Les professeurs de SES étaient alors accusés par ces députés de porter atteinte au moral de l’armée et d’endoctriner les élèves avec une idéologie pacifiste. 

Depuis, les attaques n’ont pas cessé. Les professeurs de SES sont vus comme de dangereux idéologues gauchistes qui ne donnent pas une image positive de l’entreprise ou qui invitent à réfléchir sur les mécanismes de socialisation genrée ou les classes sociales. La dernière attaque en date remonte à 2016-2017 (sous la houlette de Michel Pébereau) et reprochait aux programmes de ne pas suffisamment parler du marché. Ce travail de groupe de pression a payé et a donné lieu à une nouvelle version des programmes. 

En 2012-2013, on se rappelle que la panique morale qui avait cours portait sur une supposée « théorie du genre » et s’était appuyée sur les ABCD de l’égalité. La ministre des droits des femmes Najat Vallaud Belkacem à l’origine de ce dispositif a eu aussi à subir des attaques du même ordre lorsqu’elle est devenue Ministre de l’éducation. On se souvient de la polémique fabriquée de toutes pièces sur l’introduction de l’arabe à l’école ou sur la place accordée à l’Islam dans les programmes d’histoire

Les professeurs d’histoire-géographie ne sont en effet pas en reste et sont très souvent la cible des attaques contre les enseignants. Ils le sont à plus d’un titre. D’abord en tant que profs d’histoire parce qu’on les accuse régulièrement de ne pas donner une image positive de la France et de ses « héros ». Mais aussi car ils sont souvent en charge de l’Education Morale et Civique  (EMC) et donc amenés à aborder des « questions socialement  vives ». On se souvient que c’est à l’occasion d’une séance d’EMC que la rumeur qui a entrainé l’assassinat de Samuel Paty a débuté.

On pourrait donc rassembler de nombreuses Unes et de couvertures à travers les années qui montrent que ces procès en idéologies ne sont pas nouveaux. Cette couverture récente du Fig Mag fait écho à bien d’autres et nous rappelle que son ancien rédacteur en chef, Louis Pauwels dénonçait déjà en 1986 « les écoliers de la vulgarité pédagogique […] une jeunesse atteinte d'un SIDA mental.»

 

 

Qui endoctrine qui ? 

En évoquant quelques souvenirs, j’ai essayé de montrer que les programmes ont toujours été l’objet de pressions et d’enjeux politiques. A tel point qu’on peut se demander qui endoctrine qui ? Pour reprendre l’exemple des derniers programmes de SES, on ne compte plus le nombre d’heures consacrées au « marché » en Seconde et en Première avec une vision très libérale, en Terminale on enjoint de montrer comment le progrès technique peut résoudre la crise climatique mais la notion de décroissance a quant à elle, bizarrement disparu... Qui endoctrine qui ? 

On pourrait trouver d’autres exemples dans de nombreux domaines. Arrêtons nous seulement sur les programmes d’EMC. Cet enseignement était au départ lorsqu’il a été créé, fondé sur le débat et les « dilemmes ». Les programmes  ont été réécrits en gommant cette dimension et dans le sens d’une doctrine patriotique. On assiste ainsi à une rigidification des pratiques qui n’est pas sans rappeler ce qui se produit aussi dans le Primaire avec l’insistance, au mépris des conférences de consensus, à imposer une méthode de lecture. 


Ces rappels donnent tout son sens à l’article qui est peut-être le plus grave de ce dossier. Il s’agit de l’interview de Souad Ayada, la présidente du Conseil Supérieur des Programmes.

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Elle y déplore n’avoir aucun pouvoir sur le contenu des manuels et presque souhaiter qu’il y ait un manuel officiel pour chaque niveau. Cela va à l’encontre de l’autonomie des enseignants et de l’idée même de concurrence entre les éditeurs. Ne pas faire confiance au « marché » et au libre choix, voilà qui est paradoxal pour un gouvernement « libéral » ! 
Mais cela nous permet surtout de reposer une nouvelle fois la question : qui endoctrine ? 

 

 

Éduquer et respecter les valeurs de la République.

Sur les réseaux sociaux, certains commentateurs en soutien à ce dossier du Figaro argumentaient en reprochant à l’école de s’immiscer dans la sphère de l’éducation familiale. Pour ceux ci, l’École ne devrait qu’instruire et en aucune manière se préoccuper de transmettre des principes et valoriser des comportements. Elle ne devrait pas se mêler de ce qui relèverait de la famille ou de la communauté. 

Rappelons que le ministère de l’Instruction Publique n’existe plus depuis longtemps. Dès la IIIème République et Jules Ferry, on parle d’Éducation Nationale. Et l’enjeu était bien de transmettre des valeurs  qui sont celle de la République pour limiter l’influence du religieux et forger des citoyens. Il l’est toujours et plus que jamais. 

Il est là aussi paradoxal à l’heure où on ne cesse d’en appeler aux « valeurs de la République » que de refuser que l’on travaille en classe sur l’égalité des sexes et des genres, ou encore sur l’esclavage qui est la négation ultime de la liberté. La liberté qui suppose l’émancipation c’est-à-dire sortir des « assignations à résidence » et lutter contre les inégalités et les discriminations 

Il est scandaleux que dans la présentation de ce dossier du Figaro Magazine,  l'«antiracisme» soit présenté comme une idéologie et sa promotion comme de l'«endoctrinement». La Fraternité c’est le respect d’autrui et reconnaitre l’Autre dans sa singularité et sa diversité. L’instrumentalisation de la laïcité promue aujourd’hui par le ministre est bien une doctrine fondée sur l’exclusion et le déni des inégalités.  

Le « séparatisme » qu’on évoque à tout bout de champ n’est-il pas surtout dans l’existence des ghettos de riches avec des écoles privées (de diversité…) où l’enjeu est de ne surtout pas croiser des personnes différentes et de rester dans l’entre-soi. Je fais l’hypothèse que ceux qui s’indignent le plus des « foulards » sont aussi ceux qui risquent le moins d’en croiser là où ils vivent...

Je fais aussi l’hypothèse que ceux qui ont forgé le mot « pédagogisme » sont les cousins de ceux qui ont parlé en ricanant de « droits-de-l’hommisme »...

 

 

Diversion

Comme tous les enseignants, je me suis senti insulté et sali par ce dossier du Figaro Magazine qui remet en cause notre déontologie et notre sens du service public. On généralise à partir de deux exemples douteux et en donnant la parole à des personnes dont la crédibilité et la déontologie sont discutables. On cherche à donner raison à l’obsession du ministre pour le « wokisme ». 

On donne un coup de projecteur sur du vide, ou presque.  Bien sûr, on pourra trouver un.e enseignant.e qui aura eu une parole discutable, un professeur qui aura pu déraper... Quand on ne cherche que ça et qu’on ne soucie pas trop de déontologie journalistique, on trouve toujours quelques cas... Mais convenons qu’un an après l’assassinat de Samuel Paty, ce type de mise en cause est particulièrement mal venu. 

Pendant ce temps là, on ne parle pas des vrais problèmes de l’École. Se demander pourquoi le métier d’enseignant est délaissé, s’intéresser à l’escroquerie de la réforme de la formation, voilà des vrais sujets. Se demander pourquoi le Ministre a atteint un niveau de détestation jamais égalé voilà une question qui n’effleurera pas les éditorialistes vivant en vase clos. Tout comme ces premiers de la classe ne s’inquiéteront jamais du triste record de l’École Française en matière de reproduction des inégalités. C’est sur ce sujet que je souhaiterais entendre les candidats à la présidentielle !

 

En attendant, je vais continuer bien modestement, malgré tout, à enseigner ET éduquer, à donner des outils à mes élèves pour comprendre le monde et la société, à favoriser l'esprit critique et leur permettre de s’éveiller (comment dit-on en anglais ?) et de s’émanciper... 




Philippe Watrelot



 En librairie : « je suis un pédagogiste. Gommer les clichés construire une meilleure école » ESF-Sciences Humaines 2021 

samedi, octobre 23, 2021

La réforme de la formation des enseignants : une escroquerie

Je republie sur mon blog cette chronique parue sur le site d’Alternatives Économiques le 14 octobre 2021. Merci à ce magazine, dont je suis un lecteur assidu depuis ses débuts, d'accueillir mes chroniques. 

PhW

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– Au fait, tu travailles toujours à l’IUFM ?

– Oui en temps partagé depuis quinze ans, mais tu sais ça s’appelle aujourd’hui des Inspé.

– Ah oui ? Il y a encore une nouvelle réforme ?

– En fait, il y en a eu plusieurs mais la dernière est catastrophique. Tu veux que je t’explique ?

– Non, je n’ai pas le temps et puis tu sais ces histoires de formation ça ne m’intéresse pas vraiment…

Cette conversation, je l’ai souvent eue... Les phrases peuvent varier légèrement mais il y a toujours les mêmes invariants. La formation des enseignants n’est pas un sujet qui passionne les enseignants (et encore moins la presse). Ce qui s’y passe semble loin de la réalité des professeurs avec, pour compliquer le tout, un fort ressenti à l’égard de ce moment du parcours professionnel. La multiplicité des réformes et les changements de structure, à mi-chemin entre l’enseignement scolaire et universitaire, rendent peu lisible ce sujet pour le plus grand nombre.

Cette chronique est rédigée en partie à la première personne car ce sujet me concerne. D’abord, parce que j’en suis l’un des acteurs et, surtout, parce que la manière dont les enseignants de demain sont formés est selon moi un enjeu essentiel. Dire « je » est aussi un moyen de donner de la chair et de rendre compte de ce qui se joue cette année.


Une succession de réformes

Les Instituts universitaires de formation des maîtres (IUFM) naissent en 1990. En 2010, une réforme menée par Xavier Darcos les vide d’une bonne partie de leur substance en remettant (déjà) en cause la formation des lauréats du concours. Elle les mettait en effet à temps plein devant des élèves durant l’année de stage alors qu’ils devaient se former en parallèle. Ma pire année de formateur...

En 2013, la loi de refondation de l’école de Vincent Peillon rétablit une formation conséquente en instituant les Ecoles supérieures du professorat et de l’éducation (Espé). Puis en 2017, avec la loi dite de « l’école de la confiance » de Jean-Michel Blanquer, ce sont les Instituts nationaux supérieurs du professorat et de l’éducation (Inspé) qui viennent les remplacer, avec la création du master métiers de l’enseignement, de l’éducation et de la formation (Meef).

Mais cette rétrospective rapide ne doit pas faire oublier les modifications des concours et des « maquettes », c’est-à-dire les attendus en matière de formations (contenus, volumes horaires). En quinze ans, j’ai dû m’adapter au moins à sept ou huit modifications de la formation…

Même si beaucoup parlent encore d’IUFM et ont le sentiment que seul le nom a changé, il n’en est rien. Nous avons basculé dans un système beaucoup plus contrôlé et un alignement sur les pratiques universitaires.

Outre une présence plus forte des enseignants du supérieur, cette « universitarisation » s’est aussi traduite par des exigences plus fortes pour la validation du master. Alors qu’avant, j’avais le sentiment de m’adresser à de futurs collègues, aujourd’hui, ceux-ci sont de plus en plus maintenus dans une position d’étudiants, avec l’infantilisation et la notation permanente qui l’accompagnent.


Des défauts récurrents

Si la formation a changé, il y a toujours les mêmes défauts récurrents que les évolutions successives n’ont pas su régler.


Le principal problème qui revient régulièrement dans les discussions avec les enseignants, c’est une certaine défiance à l’égard de la formation. Cela tient à cette tension entre la nécessité d’une formation et la manière dont celle-ci conduit à maintenir en situation d’élèves des adultes responsables devant des jeunes le reste de la semaine. Ce sentiment d’une forme d’infantilisation est renforcé par l’idée qu’une partie des formateurs (à plein temps) serait déconnectée du terrain.

Cela se double de l’impression de vivre un « formatage » où on imposerait une « doxa » pédagogique. On peut évidemment débattre de la réalité de ces ressentis, mais il vaut mieux en tenir compte que de s’enfermer dans une sorte de déni défensif, comme cela a été trop souvent le cas des formateurs au cours de ces années. Il y a une vraie réflexion à mener sur cette tension que certains chercheurs qualifient d’« adolescence professionnelle » et qui plombe l’efficacité de la formation.

Et cette formation vous la voulez comment ? Académique, didactique, pédagogique... ? Voilà l’exemple-type d’un débat biaisé où il vaut mieux raisonner en tension qu’en oppositions binaires. Former des enseignants c’est bien sûr s’appuyer sur des connaissances académiques solides. Mais suffit-il de savoir pour savoir enseigner ? C’est ce que prétendait le ministre Luc Ferry. Mais on sait bien qu’il faut aussi se préoccuper de didactique, c’est-à-dire des manières de transmettre et évaluer la maîtrise des concepts propres à une discipline. Et il faut aussi se préoccuper de pédagogie, avec des questions que se posent tous les enseignants : comment motiver, faire rentrer dans l’apprentissage, comment gérer une classe, quelles valeurs pour construire sa pratique professionnelle ?

Il ne s’agit pas d’opposer l’un à l’autre. Mais la formation est toujours très académique et structurée dans le second degré autour des logiques disciplinaires. La pédagogie reléguée souvent dans des formations spécifiques est mal appréhendée alors qu’elle devrait imprégner l’ensemble des cours propres à chaque matière.

La question du recrutement conduit aussi à une équation impossible : comment concilier concours et master ? Le système actuel prévoit la nécessité de combiner un master (bac +5) avec l’obtention d’un concours. On peut se demander si le maintien de cette double contrainte est toujours pertinent. De fait, le système de formation s’adresse à des candidats novices qui existent de moins en moins. D’abord, et c’est heureux, parce qu’une partie des candidats au concours est déjà titulaire d’un master. Et une part non négligeable a même eu une vie professionnelle avant d’envisager l’enseignement.

Mais, malgré cela, il y a de moins en moins de candidats et tous les concours d’enseignement (CRPE pour le primaire, Capes pour le secondaire) sont loin d’être pourvus. Cela peut s’expliquer par la faiblesse de la rémunération, mais aussi par la charge de travail pour devenir titulaire entre le master et le concours. Au passage, cela montre bien l’inanité qu’il y a à opposer revalorisation salariale et création de postes : à quoi bon créer des postes aux concours s’ils ne sont pas pourvus car les rémunérations sont trop faibles.


La nouvelle réforme

La nouvelle réforme qui se met en place depuis septembre ne résoudra en rien ces problèmes que nous venons d’évoquer. Les belles déclarations d’intentions ne résistent pas à l’examen des faits. Il s’agit essentiellement d’une réforme avec une visée budgétaire : il faut faire des économies !

Cette réforme est aussi caractéristique du mode de gouvernance du ministre. Elle s’est faite à marche forcée et sans tenir compte des avis des corps intermédiaires, c’est-à-dire les syndicats et les organisations de responsables d’Inspé. Le confinement et les règles d’enseignement à distance pour le supérieur ont permis de limiter la mobilisation des personnels concernés. Et, comme on l’a vu, le sujet ne mobilise pas non plus le monde enseignant.

Que retenir de cette réforme ? Résumons-le par un « avant/après ».

Avant : les lauréats du concours étaient stagiaires et durant cette année, ils étaient payés pour être à mi-temps en classe et l’autre en formation. Le concours avait lieu en fin de master 1. Celui-ci était préparé au sein d’un master Meef durant l’année de master 1. Ce diplôme devait être poursuivi en master 2 pour ceux qui n’avaient pas déjà un master puisque le Capes ou le CRPE exige un niveau master.

Après : le concours aura désormais lieu en fin de master 2 (bac +5). Le Meef prépare donc le concours en deux ans. Les lauréats du concours ne sont plus à mi-temps en formation mais à temps plein en classe (le ministère économise ainsi l’équivalent de 12 000 postes), car on considère que la formation a eu lieu avant.

Pour « compenser », durant l’année de master 2, on propose aux étudiants un contrat d’apprentissage qui consiste à assurer six heures de cours (payées 865 euros brut cumulables avec la bourse) tout en préparant le concours. Ce système n’a pas convaincu les candidats – seuls 30 % ont accepté un tel contrat – et les autres étudiants se retrouvent en stage d’observation et de pratique accompagnée (Sopa) durant une bonne partie de l’année.

Cette année de transition voit cohabiter à l’Inspé des personnes avec des statuts très différents : des stagiaires ayant obtenu le concours en 2021 et toujours sous l’ancien régime de formation, des étudiants-candidats faisant cours à des élèves, d’autres qui n’ont pas d’élèves et doivent faire un stage d’observation, et bien d’autres cas de figure.


Les escroqueries de la réforme

Aussi, selon moi, cette réforme relève de multiples escroqueries.

La première est de faire passer pour une « réforme » ce qui n’est qu’un moyen de réaliser de substantielles économies. En effet, on supprime l’alternance cours/formation durant l’année de stage. La suppression, à terme des lauréats-stagiaires de l’ancien dispositif, c’est-à-dire à mi-temps en formation, représente l’équivalent de 12 000 postes économisés. Le ministre Jean-Michel Blanquer est donc en train de rééditer ce qu’avait réalisé Xavier Darcos en 2010.

La deuxième escroquerie est de proposer des contrats d’apprentissage de six heures de cours (payés 700 euros net) à des étudiants qui préparent le concours en leur faisant croire que ça va leur permettre de réussir ledit concours et en plus de passer un master, faire un « mémoire » et suivre des cours... On comprend mieux en voyant la charge de travail que ce dispositif représente qu’il n’ait pas séduit les étudiants. Ceux-ci, depuis le début de l’année, consacrent tout leur temps à préparer leur cours pour les élèves et n’ont plus de temps pour le concours et le master.

Pour accueillir et aider ces stagiaires, ces étudiants en apprentissage ainsi que ceux qui seront en observation dans des classes, il faut des professeurs dans les établissements qui les accueillent et assurent un suivi. Là aussi, la rémunération de ces enseignants-tuteurs au regard du travail demandé relève de l’escroquerie.

Enfin, la dernière manipulation est, pour cette année, de faire coexister dans les mêmes cours des personnes avec une multiplicité de statuts. Mais il ne faut pas croire que l’année prochaine permettra une clarification, puisque de nouveaux cas de figure apparaîtront. Quel sort pour les étudiants qui n’auront pas réussi le concours ou raté le master ? Comment gérer les lauréats déjà titulaires d’un master ? Et ceux qui sont en reconversion professionnelle ? Ces conditions difficiles, voire impossibles, risquent de déconsidérer les étudiants de Meef et d’aboutir à réduire la qualité de la formation et créer de la précarité en « fabriquant » des contractuels qui n’auront pas le concours.



Mon travail de formateur est donc de proposer (sans moyens supplémentaires) des cours en partie communs à des personnes qui n’ont pas les mêmes attentes et les mêmes besoins. Et préparer des étudiants épuisés à la fois à un concours et à l’obtention d’un master avec une charge de travail très lourde (cours, évaluations, rédaction d’un mémoire). Et tout cela alors que le métier manque de candidats !

Pour les étudiants, c’est de la maltraitance institutionnelle. Pour le formateur que je suis, c’est nous faire mal travailler, même si on fait notre maximum, et en plus nous rendre complices de ce qui ressemble à une vaste escroquerie...


Philippe Watrelot


Le dessinateur d'Alternatives Économiques a trop vu Breaking Bad


mercredi, octobre 20, 2021

𝐋’É𝐜𝐨𝐥𝐞 𝐝𝐞 𝐁𝐥𝐚𝐧𝐪𝐮𝐞𝐫, 𝐚𝐢𝐦𝐞𝐳 𝐥𝐚 𝐨𝐮 𝐪𝐮𝐢𝐭𝐭𝐞𝐳 𝐥𝐚 !



« Si vous voulez devenir plombier et que vous avez un problème avec les tuyaux, vous choisissez un autre métier. Il faut en faire un autre. Si vous devenez professeur, vous transmettez les valeurs de la République. Et si vous ne les transmettez pas et si même vous militez contre les valeurs de la République, éventuellement sortez de ce métier, parce que vous vous êtes trompés à un moment donné. »  C’est ce qu’a déclaré Jean-Michel Blanquer, le 19 octobre durant la journée de formation des référents laïcité qui se tenait au CNAM à Paris. 

« Ça n'a peut-être pas été assez clair dans le passé, ça va être désormais très clair dans le présent et dans le futur, au travers de la formation comme de la gestion de la carrière des personnes »  a t-il ajouté.

Depuis cette déclaration menaçante, les réactions sont très vives. En tant qu’enseignant, à mon tour, je voudrais dire pourquoi cette déclaration est non seulement choquante mais révélatrice d’une conception de l'École que je récuse. 


Montrer ses muscles et jeter le doute

Cette déclaration faite devant des cadres de l’Éducation Nationale et des futurs formateurs est en réalité destinée à d’autres. Encore une fois, Jean-Michel Blanquer joue l’opinion contre les enseignants. Dans un contexte pré-électoral assez malsain, il veut donner à l’opinion publique une image de fermeté en montrant ses muscles. 

Avec cette déclaration, il jette le doute sur l’ensemble des enseignants supposés ne pas respecter les « valeurs de la République ». Il laisse également entendre que rien n’aurait été fait avant lui. C’est non seulement faux mais insultant pour les enseignants qui n’ont pas attendu M. Blanquer pour faire vivre au quotidien la République et ses valeurs, là où ils enseignent. Les faire vivre et pas seulement les inculquer...

Cette menace est grave parce qu’elle installe, ou plutôt renforce, un climat de contrôle permanent. Chaque enseignant est vu comme un déviant potentiel qu’il faudrait détecter et éventuellement punir ou remettre dans le droit chemin. L’École de la confiance n’a jamais autant été une antiphrase. 


Fonctionnaire ? 


Par ici la sortie ?
Certains pourraient me rétorquer qu’il est normal d’encadrer le travail des fonctionnaires et que le ministre ne fait que rappeler des évidences. 

Certes, nous sommes des fonctionnaires et il ne nous faut pas oublier ce que cela implique. Nous ne pouvons pas vivre notre métier de manière individualiste et sans rendre des comptes. 

Mais ce que propose le ministre n’a rien à voir avec cela. Il s’agit ni plus ni moins que d’installer une gouvernance autoritaire et de sommer,  sans débats ni négociations, les fonctionnaires de l’Éducation Nationale d’appliquer une certaine conception des valeurs et de l’École. Celle du Ministre. "Je pense donc tu suis"... 

« Fonctionnaire » ne veut pas dire qu’on doit abolir le jugement. Les fonctionnaires ne sont pas des pions et ils ont besoin de confiance et de soutien pour agir. Et on peut rappeler aussi que ce statut n’empêche en rien l’expression. Le « devoir de réserve », évoqué à tort et à travers, n’est pas une muselière. Il interdit simplement de se prévaloir de sa fonction d’enseignant pour promouvoir des idées politiques. Je crois avoir lu récemment une tribune qui rentrait dans ce cas de figure... 


Un "tuyau" bien mal embouché

Ce qui rend méfiant, c’est aussi que cette phrase vient après bien d’autres actes… 

On se rappelle de l’article 1 de la si mal nommée « loi pour une école de la confiance ». Cet article était déjà destiné à instiller le doute sur la déontologie des enseignants. 

Dans un autre domaine, on se rappelle que le Ministre a fait réécrire les programmes d’EMC dans un sens beaucoup plus injonctif et supprimant tout ce qui permettait la référence au débat. Etonnant paradoxe : on transforme les valeurs de la République en catéchisme. 

On peut aussi évoquer les nouvelles épreuves orales des concours d’enseignement où on prévoit une sorte d’entretien d’embauche (de conformité ?) et des études de cas  sur l’attitude à avoir face à des situations mettant en question la laïcité. Pourquoi pas ? Mais le texte de définition des épreuves se situe bien plus dans une logique normative que dans la réflexion pédagogique. 

Enfin, on peut se rappeler la sortie du ministre sur les « tenues républicaines » qui montre que l’ordre moral n’est jamais loin derrière le discours obsessionnel du ministre sur « sa » conception de la laïcité. Car il s’agit bien d’une manière très particulière de voir les valeurs de la République et plus précisément la laïcité..


Que met-on dans le tuyau ?

On se rappelle aussi que le gouvernement a supprimé l’Observatoire de la laïcité supposé développer une approche trop « laxiste » et non conforme à la conception en vigueur aujourd’hui. De son côté, Jean Michel Blanquer a installé un « conseil des sages » composé de personnalités dont une grande majorité est connue pour une vision très conflictuelle et étroite de la laïcité. 

Les dernières déclarations du ministre où il s‘invente des ennemis imaginaires (c’est toujours plus facile à combattre) tels que l’islamo-gauchisme ou le « wokisme » vont aussi dans cette logique de l’affrontement. 

Ce qu’on met dans le tuyau c’est une conception de la République et de la laïcité où la tolérance et l’altérité sont oubliées au profit d’une méfiance à l’égard d’une religion et d’une communauté. 

Cette conception là, combat les symptômes au lieu de s’attaquer aux causes. Si l’on s’inquiète du « séparatisme » et de l’influence de certains extrémismes, on oublie que c’est le résultat d’un séparatisme géographique et social et de l’abandon des quartiers et de toute une frange de la population. Si on s’inquiète d’un défaut d’adhésion de certains aux « valeurs de la République » c’est peut être aussi parce que la République ne leur accorde pas assez de valeur et d’attention. 

Il faudrait aussi que la promesse républicaine soit tenue alors que l’École Française est une de celles où l’origine sociale joue le plus dans la réussite scolaire et l’accès aux diplômes.  S’il faut de la République, il faut surtout de la démocratie et de la justice sociale. 

Plutôt que de créer de petites polémiques utiles à ses ambitions politiques, plutôt que d’incriminer les enseignants, le Ministre et avec lui le gouvernement devraient donner de véritables moyens pour lutter contre les inégalités. Ce serait là le meilleur moyen  de faire vivre les "valeurs de la République"... 

Philippe Watrelot

vendredi, octobre 01, 2021

Les records de Blanquer


Je reprends sur mon blog un article publié le 13 septembre sur AOC et consacré aux "records de Blanquer".  Merci à AOC et son principal animateur Sylvain Bourmeau d'avoir accueilli mon texte. 
Je ne peux que vous inciter à lire et vous abonner à cette revue de qualité ! 

PhW

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Le 13 septembre, Jean-Michel Blanquer a battu le record de longévité au poste de ministre de Christian Fouchet avec près de 4 ans et 4 mois consécutifs. Alors que nous arrivons au terme du quinquennat, le ministre qui bat aussi des records d’impopularité chez les enseignants se répand dans la presse pour faire son propre bilan. En complément de ces monuments d’auto-satisfaction dans lesquels il faut ranger également le livre qu’il signe « École ouverte » (Gallimard) (on peut lire sur AOC l'analyse qu'en fait Laurence De Cock), on peut aussi se pencher sur une longue note de l’Institut Montaigne intitulée « Quinquennat Macron : le grand décryptage » où figure un long  chapitre consacré à l’éducation. Le style y est aussi, on s’en doute, très positif. On peut le lire comme une sorte d’argumentaire de campagne pour 2022. 

En 2018, je publiais sur AOC, un texte intitulé « un an après, qui êtes vous M. Blanquer ? ».  Si j’approfondis ce portrait et trace quelques pistes pour reconstruire l’École dans un livre récent (« je suis un pédagogiste, gommer les clichés, construire une meilleure école » ESF-Sciences Humaines 2021), je voudrais surtout dans cet article, revenir sur le bilan du ministre et tenter de répondre à une question : dans quel état M. Blanquer laisse t-il l’École et les enseignants ?


Promesses et intentions

Pour dresser le bilan, il faut déjà s’appuyer sur ce qui était annoncé en 2017 et ensuite. Dans le programme du candidat Macron, on trouve une seule page consacrée à l’éducation avec une liste hétéroclite de promesses. Cela va de la « priorité à l’école primaire » avec la « limitation à 12 élèves par enseignant pour les classes de CP et CE1 en zone prioritaire » en passant par l’interdiction des téléphones portables en primaire et au collège. On annonce aussi le rétablissement des parcours bi-langues au collège ainsi que du grec et du latin (jamais supprimés...), un accompagnement après la classe et la « modernisation du baccalauréat ». On dit vouloir aussi donner plus d’autonomie aux équipes éducatives et mieux évaluer les résultats des établissements et universités. 

La politique éducative (comme bien d’autres aspects) semble avoir été sous-traitée à l’institut Montaigne. Ce think-tank qu’on peut qualifier de néo-libéral avait travaillé en amont sur des propositions pour « moderniser » l’École. Parmi ses contributeurs figurait Jean-Michel Blanquer qui, par ailleurs, avait écrit plusieurs livres qui étaient autant de lettres de motivation pour un éventuel poste de ministre. Quel que soit le président…

C’est surtout dans « L’école de demain » paru en 2016 qu’il affirme ses intentions réformatrices avec en particulier deux axes majeurs : fonder son pilotage sur les apports de la science (en fait, les neurosciences) et l’évaluation (des élèves, des enseignants, des établissements) ; rendre le système éducatif et les établissements plus « autonomes ». On verra qu’entre les discours, les intentions et la réalité des décisions et du pilotage, il y a de la marge....

Dans les annonces présidentielles ou ministérielles qui ont marqué le début du quinquennat, il faut aussi rajouter le Service National Universel (SNU) décidé par E. Macron pour séduire une partie de l’électorat nostalgique du service militaire (et qui va coûter très cher). On peut aussi évoquer l’instruction obligatoire à trois ans (et l’obligation de formation jusqu’à 18 ans) qui est une des dispositions de la « Loi pour une École de la confiance » promulguée le 28 juillet 2019. Mesure d’autant plus facile à mettre en œuvre que 98% des élèves allaient déjà l’école à cet âge ! 


Cocher les cases... à marche forcée

Lors de sa dernière conférence de presse de rentrée, le ministre s’est employé à faire son bilan et cocher les cases des promesses tenues.  La note de l’institut Montaigne déjà citée fait de même. L’auteur y vante « la rapide exécution des réformes structurelles » (page 1) avant d’admettre que « néanmoins la capacité de réformes et d’évolution de notre système éducatif a largement été entravée par la crise sanitaire. Ainsi la majeure partie des réformes a été réalisée avant mars 2020, la seconde partie du quinquennat – jusqu’à aujourd’hui – ayant eu pour légitime souci la gestion de la crise sanitaire » (p.3). Nous reviendrons sur ce dernier aspect ensuite mais on peut déjà s’attarder sur la « rapide exécution ». 

En d’autres termes, on avance à marche forcée dans un rythme dicté par un agenda qui est celui du quinquennat. Cet impératif est porteur de précipitation et surtout d’absence de concertation. Un changement durable se fait-il en bousculant les acteurs chargés de l’appliquer ?  Il faudrait demander à Claude Allègre ce qu’il en pense...

Alors qu’on évoquait plus haut l’image d’un ministre ayant déjà beaucoup réfléchi à l’évolution du système éducatif avec plusieurs livres à son actif, on est frappé par l’impréparation voire l’improvisation dans la mise en œuvre des mesures. Que ce soit pour la réforme du lycée et du bac ou pour la réforme de la formation des enseignants, une véritable concertation aurait pu permettre de repérer l’infaisabilité ou les effets pervers de tel ou tel dispositif. 

En ce qui concerne le Primaire, la mise en œuvre des classes dédoublées pour les CP-CE1 en REP+ s’est faite sans tirer le bilan du dispositif précédent (Plus de maitres que de classes) qui semblait pourtant donner des résultats prometteurs. 

Mais le temps de l’éducation n’est pas celui du politique... !


Le « quoi qu’il en coûte » s’est arrêté à la porte des écoles

Lorsqu’on regarde les chiffres du budget consacré à l’enseignement scolaire, on pourrait se dire qu’il a progressé. Le budget de l’Education nationale atteint 55,1 milliards d’euros, soit le plus élevé de l’Etat, avec 1,6 milliard de plus qu’en 2020. Mais ces chiffres bruts sont trompeurs. Un rapide calcul montre que cela correspond à une augmentation de 2,6 % par rapport aux dépenses de 2020. Dans le même temps pourtant, le budget de l’Etat a bien plus augmenté (9,5 %), ce qui réduit donc l’importance de cette hausse et la part du budget de l’Education dans le budget global. L’effort du pays en matière d’éducation est toujours de l’ordre de 6,7% du PIB.

La France, parmi les pays comparables était un de ceux qui consacrait le moins au Primaire. Il était donc en effet logique de renverser la tendance. Mais cela s’est fait à moyens constants : on a déshabillé Pierre élève de lycée pour habiller Paul, élève de CP. Pire, comme les effectifs d’élève ont augmenté en lycée et dans le supérieur à cause du pic démographique, les conditions de travail se sont dégradées : classes surchargées et réduction de l’offre pour les élèves. 

Si 2 039 postes ont été créés dans les écoles en 2021, dans le même temps, le second degré (collèges et lycées) a perdu 1 800 postes et l’enseignement privé 239. Tout compte fait, le solde des postes est négatif, avec 120 postes en moins. Alors que d’autres ministères (police, justice) voient leurs effectifs vraiment augmenter... Pour faire illusion, le gouvernement use d’un artifice. Dans le secondaire, les suppressions d’emplois seront compensées par des heures supplémentaires. Mais c’est un trompe-l’œil. Les professeurs font déjà des heures sup’ et peuvent difficilement en absorber davantage. En 2019, le ministère avait déjà augmenté le nombre d’heures supplémentaires… mais un tiers seulement avait pu être assuré.

Cette logique d’économie est vraiment au cœur de la mission de Jean-Michel Blanquer. On peut lire la réforme du lycée et du bac ainsi puisque cela a permis d’augmenter les effectifs des classes en supprimant les séries. De la même manière la réforme de la formation qui se met en place en 2021 va supprimer le mi-temps de formation pour les stagiaires, considéré comme très coûteux. Ceux-ci seront désormais à temps plein après leur réussite au concours. A la place on propose aux candidats de faire six heures de cours dans une sorte de contrat d’apprentissage. Pas sûr que cela contribue à l’attractivité du métier. 

Pas sûr, non plus que les mesures de ce qu’on ose à peine qualifier de « revalorisation » suffisent. Malgré un effort pour les débuts de carrière, le métier enseignant est notoirement moins bien rémunéré que dans les autres pays européens et surtout en comparaison avec les autres salaires auxquels peuvent prétendre les Bac + 5. Comme je le développe dans mon livre, on est loin, bien loin, d’une réelle revalorisation pour l’ensemble des enseignants (dans les mesures récentes c’est à peine la moitié d’entre eux qui est concernée). L’économiste Asma Benhenda estime que pour atteindre le salaire médian des autres bac+5 il faudrait une hausse d’environ 380 euros bruts par mois. 

On le voit le « quoi qu’il en coûte » s’est arrêté à la porte des établissements scolaires. C’est d’autant plus paradoxal que le maintien des écoles ouvertes dont se glorifie aujourd’hui le ministre a permis le maintien du fonctionnement de l’économie en servant de « garderie nationale » sans que les enseignants en soient réellement récompensés. 


Record de communication, record de surdité


Le ministre a saturé l’espace médiatique. Il parle plus qu’il n’agit. Par exemple, « École ouverte » (titre de son dernier livre) est un slogan et un storytelling destiné à montrer le « courage » de Blanquer face à l’adversité (et implicitement la frilosité des enseignants). 

Car une des caractéristiques de cette omniprésence médiatique c’est qu’à chaque fois il semble jouer l’opinion contre les enseignants. Les épisodes de « prof bashing » ont été nombreux durant ces quatre années. Quelquefois, on a été jusqu’à inventer des polémiques voire des mensonges comme ce fut le cas avec les méthodes de lecture. Elle lui sert aussi à dicter l’agenda et détourner l’attention de problèmes plus importants. Dernier exemple en date avec les affiches sur la « laïcité » où le ministre crée une fois de plus une polémique qui lui permet de saturer le débat public.

Cette communication confine ( !) aussi à l’auto-satisfaction permanente sans qu’elle soit contredite. Car, jusqu’à récemment, M. Blanquer a bénéficié d’une sorte d’immunité médiatique. Ses affirmations qui relevaient presque de la fabrication d’une vérité alternative étaient peu vérifiées. Il a fallu attendre cette année et les polémiques sur le rôle de l’École dans la réussite aux JO ou les affirmations sur les écrans plats achetés avec l’allocation de rentrée scolaire pour que l’on s’aperçoive que le roi est nu... 

Le temps passé dans les médias est autant de temps en moins pour écouter les enseignants et leurs représentants. Dans une interview récente pour le site EducPros il déclare « Je récuse l’idée d’être vertical mais j’assume d’avoir mené à bien des réformes transformatrices.» et il ajoute « Il est impossible d’obtenir un consensus pour une maison d’un million de personnes » 

S’il est impossible d'obtenir un consensus, ça n'empêche pas d'essayer ou du moins de pratiquer la consultation et la concertation. Ce ne fut pas le cas ! 

Même s’il s’en défend, ce qui caractérise la méthode Blanquer, c’est donc sa verticalité et son absence d’écoute. « Je pense donc tu suis… ». 

Avancer à marche forcée comme nous l’évoquions plus haut a conduit aussi à nier l’expertise des enseignants. Dans un article du JDD qui reprend une note de l’institut Montaigne (c’est le même auteur), on trouve cette phrase qui résume parfaitement le scientisme dévoyé de Blanquer : « seuls les résultats de la recherche expérimentale doivent inspirer les principes et techniques utilisées au sein des salles de classe ». Même s’il ne s’agit pas de rejeter les apports des sciences (et pas des seules « neurosciences ») il ne fallait pas transformer les scientifiques en « sachants » péremptoires chargés de définir les bonnes pratiques. La science ne devrait pas être utilisée pour clouer le bec des praticiens qui ont aussi leur propre expérience et expertise. Les neurosciences ne peuvent être la fin du débat, elles en sont un élément.

La méthode Blanquer a ainsi conduit à brutaliser les enseignants et à nier leur expertise. 


Vertical et qui penche à droite

Cette vision technocratique de la gouvernance est emblématique de la période qui s’achève mais elle existait déjà bien avant. Un des enjeux majeurs pour l’avenir est de faire évoluer le management dans l’Éducation Nationale. Mais s’agit-il de plaquer le modèle de l’entreprise sur l’École ? 

L’épisode récent de la proposition macronienne de donner le pouvoir de choisir leurs enseignants aux directeurs d’école témoigne non seulement d’une méconnaissance de la réalité des établissements et de l’état du recrutement mais surtout d’une posture essentiellement idéologique. Cette proposition néo-libérale était déjà au cœur des préconisations de Blanquer dans son livre de 2016. C’est une vision de l’«autonomie » réduite à la vision d’un chef d’établissement (ce qu’en plus, que ne sont pas les directeurs) manager. 

Mais cette autonomie est très limitée et très encadrée. Le Ministre n’oublie pas qu’il est un technocrate et qu’il a besoin de s’appuyer sur la technostructure pour exister Comme le dit Claude Lelièvre dans un billet de blog récent « Jean-Michel Blanquer apparaît personnellement certes comme un ''théologien'' ostentatoire du néo-libéralisme, mais surtout comme un ''pratiquant'' quelque peu flottant. » Un libéral-autoritaire en quelque sorte...

Même s’il ne cesse, surtout depuis quelques mois ( !), de dire que son objectif est de lutter contre les inégalités, on ne peut pas dire que son action en donne la preuve. La réduction des effectifs en CP-CE1 de REP+ est l’arbre « social » qui cache mal la forêt libérale. L’action de l’ancien recteur de Créteil devenu ministre a surtout été d’exfiltrer les « méritants » plutôt que d’envisager une action systémique contre les inégalités créées par l’école. Ce maintien de la croyance en la méritocratie et le déni des inégalités sociales sont bien des marqueurs plutôt de droite. 

L’instrumentalisation de la laïcité en est un autre. Jean-Michel Blanquer se présente comme un « républicain social » mais son positionnement politique le situe clairement dans un camp qui se positionne contre un supposé « séparatisme » et dans une ligne très offensive contre une religion en particulier. La polémique récente sur les affiches a bien montré aussi la confusion sur le sens même de la loi de 1905. 

On m'a reproché de ne pas assez parler dans mon livre de la laïcité. Si c'est celle qui est instrumentalisée par les "sages" (!) de la laïcité ou par M. Blanquer c'est normal que je n'en parle pas. Car je pense qu'on en parle trop !Et qu'elle sert surtout à détourner l'attention des vrais problèmes qui sont ceux de la promesse républicaine qui n'est plus permise par les inégalités sociales et les défaillances de l'École. Pour permettre le "vivre ensemble", et si on s'attaquait vraiment aux inégalités sociales (et spatiales) et aux discriminations ? C'est cela le vrai chantier.


Veut-il « détruire » l’École ? 

Il est tentant de parler d’une entreprise délibérée de destruction de l’École dans une perspective néolibérale. D’une certaine manière, il est confortable de voir une intention et une volonté structurée. Il est certain que Jean-Michel Blanquer a écrit plusieurs livres avant (et pendant) son mandat pour exposer sa vision du système éducatif et de son évolution. Il y a donc une forme de stratégie chez ce joueur d’échec et une intention de transformer l’école. Mais s’il y a un projet, la stratégie se perd dans des petits coups tactiques, brouillons et mal préparés. 

Ses arrières pensées politiques de plus en plus mises en avant l’ont conduit à négliger l’exécution de ses propres réformes. L’épisode, qui dure encore, de la crise sanitaire a fait craquer le vernis de l’image de professionnalisme qui était la sienne auprès des médias et de l’opinion. Celle ci est très entamée chez les enseignants. Selon le dernier baromètre, seuls 10% des enseignants continuent à lui faire confiance ! La longévité s’accompagne d’un record d’impopularité 

Au final, a t-il beaucoup transformé le système ? Hormis le lycée et le bac, qui devront être probablement encore aménagés pour pouvoir fonctionner, il y a peu de transformations durables. Dans l’École, comme ailleurs, le changement prend du temps et ne peut se faire qu’en s’appuyant sur les acteurs du système pas en les brutalisant. Seul, on croit avancer vite mais on ne va pas très loin ! 

Il laisse en tout cas le système éducatif dans un état de méfiance et d’épuisement qui risque de marquer pendant longtemps les enseignants. Cet état d’esprit est très inquiétant pour la suite puisque il obère grandement toute possibilité de changement. S’il n’a pas détruit l’école, il a en effet détruit une bonne partie de l’optimisme voire de la combativité. Cette défiance à l’égard de l’idée même de réforme peut conduire au conservatisme. 

Tous les militants d’une école de l’émancipation et qui savent que celle ci doit évoluer pour être moins inégale vont devoir agir ensemble pour reconstruire un projet collectif et ambitieux pour l’École. 

Philippe Watrelot

pour AOC le 13 septembre 2021


lundi, septembre 06, 2021

« Construire des alliances éducatives et sortir des méfiances réciproques »

 



J'ai répondu récemment à une interview pour la commission "politiques éducatives" du CNFPT (centre national de la fonction publique territoriale) . Elle est composée de plus de 3000 membres, tous fonctionnaires territoriaux de l'éducation. Je reprends ici sur mon blog les principaux éléments de cet entretien.

PhW

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Avant de commencer pouvez-vous nous préciser une chose : vous êtes pédagogue ou pédagogiste?

Je suis un enseignant ! Ce n’est pas qu’une pirouette mais un moyen de rappeler qu’il est prétentieux de se prétendre « pédagogue ». Ce sont les autres qui peuvent le dire de vous. Et tous les enseignants dès l’instant où ils se posent des questions sur les meilleures manières de faire apprendre le sont plus ou moins. 

C’est également dangereux de se définir « pédagogiste » comme je le fais dans mon livre. Car c’est d’abord un terme péjoratif avec lequel je tente un « retournement du stigmate ». Autrement dit, j’essaie d’en faire un motif de fierté et de le définir positivement en déconstruisant les lieux communs et les caricatures qui y sont attachés. 


Pourquoi le mot pédagogue est-il devenu un gros mot ?Pourquoi critique- t-on les pédagogues ou innovateurs de l’Education Nationale alors qu’on ne leur donne pas les moyens de leurs ambitions ?


J’y reviens longuement dans mon livre. Il y a plusieurs phénomènes qui se combinent et qui expliquent la méfiance à l’égard de la pédagogie et l’utilisation relativement nouvelle de ce terme de « pédagogiste » 

Il y a d’abord le produit d’un discours conservateur qui s’est développé dans les années 80 où, à l’époque, on opposait dans la presse et les essais polémiques des supposés « Républicains » aux « Pédagogues ». Cela s’est poursuivi et amplifié avec le développement des réseaux sociaux. La réforme du collège en 2015 a, selon moi, marqué une bascule dans la violence des propos.  N’oublions pas non plus le discours des hommes politiques qui a aussi utilisé cet artifice rhétorique de la construction d’un épouvantail en accablant des « pédagogistes prétentieux » (F. Fillon)  de tous les maux. Ainsi, le ministre actuel a t-il été présenté au début de son ministère comme l’homme qui voulait « en finir avec le pédagogisme ».

Mais, et c’est plus grave, la méfiance provient aussi des enseignants eux-mêmes. Le lexique pédaogique est devenu la vulgate de la technostructure et se transforme en injonctions. Cela se greffe aussi sur un malaise enseignant qui combine à la fois un problème de rémunération, un sentiment de déclassement et de dépossession de son travail. Cela ne permet pas d’envisager les évolutions pédagogiques. Le pédagogiste est alors perçu comme un idéologue déconnecté du terrain au discours culpabilisateur  (voire « néo-libéral ») et qui, en voulant faire évoluer le système, se situe du « côté du manche ». C’est surtout contre cela que je me bats en montrant que nous sommes avant tout des enseignants de terrain qui voulons améliorer l’École au service de plus de justice sociale. 

Car « se donner les moyens de ses ambitions », ce n’est pas forcément uniquement des moyens matériels et humains, c’est aussi une organisation qui donne plus de pouvoirs à tous les acteurs de l’éducation. Et surtout il faut que l’ambition, c’est-à-dire les finalités de l’École, soit plus clairement définie. Or, l’École d’aujourd’hui oscille entre plusieurs buts ce qui rend peu lisible son action : est-ce l’élitisme et la méritocratie qui continue à nous guider alors qu’on voit les limites et les impasses de ce concept ? Est-ce vraiment la lutte contre les inégalités alors que, malgré l’éducation prioritaire, on continue à dépenser plus (en salaires enseignants) pour les établissements favorisés ? 

Car, pourtant, comme je l’écris, les études des sociologues et les enquêtes internationales (PISA…) montrent bien que la France est un des pays où l’origine sociale est la plus déterminante dans la réussite scolaire. Et l’École n’est pas que le réceptacle d’inégalités qui se joueraient ailleurs, elle contribue à les amplifier et même en créer. L’École doit faire sa part. 

Et puisque vous parlez d’innovation, celle-ci ne peut-être une injonction managériale. Elle doit, tout comme la pédagogie, être au service de valeurs et de finalités. La lutte contre les inégalités doit devenir la priorité de la politique éducative. 


Dans votre ouvrage vous pointez le populisme éducatif qui censure de fait les études et recherches qui pourraient permettre à l’école de sortir de l’ornière. Pouvez nous parlez de ces pistes ?

Le populisme éducatif, comme tout populisme, consiste à aller vers un discours sans nuances et fondé sur la nostalgie d’une école d’un bon vieux temps complètement mythifiée. On fabrique aussi de fausses querelles comme la polémique récurrente sur les méthodes de lecture nous le montre. 

Or, les travaux des chercheurs et des praticiens  ou même les études internationales nous tracent des pistes qui peuvent être fécondes. La différenciation pédagogique, une évaluation au service des apprentissages, donner plus de sens aux apprentissages par une pédagogie de projet, faire coopérer les élèves mais aussi les enseignants et les faire échanger sur leurs pratiques, tout cela existe déjà mais gagnerait à être mieux mis en avant et valorisé par l’Éducation Nationale.  Au lieu de cela, on préfère laisser fonctionner une administration très verticale et l’image d’enseignants rétifs au changement. 


Vous interpellez à la fin de votre livre un futur candidat à la présidentielle. Mais au fait, si vous étiez  Ministre ça serait quoi vos priorités concrètes?

Je crois l’avoir déjà un peu esquissé. D’abord un constat : on ne fait pas évoluer un système avec des personnes qui vont mal. C’est pourquoi il faut engager  une revalorisation immédiate et inconditionnelle des personnels. 

Il faut aussi reconstruire le lien avec l’École. Je propose une convention citoyenne sur l’École comme il y en a eu une sur le climat. Mais je l’espère avec une meilleure prise en compte des préconisations ! je fais le pari que des citoyens convenablement informés des enjeux sauront se départir du populisme et des faux débats pour définir des finalités. Et j’espère que cela se fera pour la lutte contre les inégalités. On peut par exemple évaluer les établissements en fonction de ce critère. 

Il faut aussi redonner du pouvoir d’agir aux équipes enseignantes. Cela passe par du temps de co-élaboration et de formation dans les établissements. Je pourrais développer  plus encore. Même si mon livre n’est pas un programme, il comporte de nombreuses propositions et des pistes pédagogiques. Je suis prêt à en discuter avec tous les progressistes qui voudront bien m'inviter ou prêter attention à mes idées.


L’école est-elle vraiment "l’affaire de  tous" alors que parfois elle ressemble à un sanctuaire? Quelles solutions pour ouvrir cette citadelle ?

Quand je propose une convention citoyenne, cela ne veut pas dire que les parents, l’opinion doivent se mêler de tout ce qui concerne l’École. Je pense que les finalités doivent faire l’objet d’un débat de société mais que les moyens de les mettre en œuvre relèvent des équipes éducatives. 

Mais ce qui importe en effet c’est de lever ce que j’appelle les "méfiances réciproques" : les parents vis-à-vis des enseignants et inversement, les collectivités territoriales à l’égard des établissements d’enseignement. Il n’y a pas de solution miracle mais du dialogue, du partenariat au service d’un même objectif.  C’est ce que j’appelle, avec d’autres, les "alliances éducatives". 


Vous êtes professeur, les collectivités territoriales assument de plus en plus un rôle éducatif sur les temps péri et extra scolaires. De votre point de vue comment rendre cela réellement complémentaire avec l’Ecole? 

Quand j’avais été sollicité pour être président du CNIRÉ, j’avais insisté pour que cette instance consacrée à la réussite éducative intègre encore plus des représentants des différents ministères (Santé, Justice, Agriculture, Ville, Jeunesse et sports, Culture…) et des collectivités territoriales. Nous avons beaucoup à apprendre les uns des autres. La multiplicité des acteurs est souvent vue comme un handicap alors que ça peut être une richesse. 

On peut concevoir des « tiers-lieux », des rencontres, des moments communs de formation et de découverte des territoires pour les enseignants qui n’y habiteraient pas. Le partage des locaux et l’accès privilégié à certains équipements est déjà une réalité, de fait, notamment dans l’enseignement primaire. Pour que cela ne soit pas vu comme une intrusion, il importe de travailler sur les besoins respectifs des uns et des autres et les synergies possibles. C’est déjà une réalité dans de très nombreux endroits ! 


Votre ouvrage est forcément très axé sur le monde scolaire. Les collectivités territoriales sont aujourd’hui pourtant un partenaire indispensable pour une alliance éducative et un système éducatif  territorial singularisé. Ou est-ce une utopie ?

L’éducation est beaucoup trop « scolaro-centrée ». Si l’on veut vraiment lutter contre les inégalités et permettre la réussite éducative, il faut prendre l’enfant, le jeune (et non pas seulement « l’élève ») dans sa globalité. Je travaille dans un établissement qui est impliqué dans un projet de « cité éducative » avec une des villes voisines. Pour moi ce n’est pas une utopie mais une piste très prometteuse. 


Le nouveau modèle souhaité par certain serait une Education Territoriale. Qu’en pensez-vous ?

Je ne suis pas de ceux qui répètent comme un mantra « égalité Républicaine » dès que l’on évoque la territorialisation pour s'en prémunir. Toutefois, je suis très attaché à l’importance du service public et au statut de fonctionnaire qui s’y rattache. Mais le service public ce sont d’abord des valeurs que nous avons en partage que ce soit dans la territoriale ou la fonction publique d’État. 

Dans mon livre, j’essaie de réhabiliter une notion un peu vite oubliée qui est celle de la subsidiarité. Autrement dit : une autorité centrale ne devrait effectuer que les tâches qui ne peuvent pas être réalisées à l’échelon inférieur. Il nous faudrait appliquer cette logique au monde de l’Éducation nationale qui est trop vertical et bureaucratique. Plus largement, une véritable « École de la confiance » ( ! ) supposerait qu’on donne plus de marge de manœuvre aux équipes enseignantes et éducatives.


Vous parlez d’alliance avec les parents comme solutions aux défis de la réussite de tous les enfants ? Mais où sont les mairies, département et région dans votre analyse ? Les collectivités territoriales ne seraient elles qu’ un interlocuteur de moyens financiers ou matériels dans votre vision ?

Je crois avoir en grande partie déjà répondu à cette question. Les collectivités territoriales (et en particulier les communes) sont au plus près des besoins des citoyens. Elles ne sont pas seulement des « fournisseurs » d’équipement et de locaux mais sont porteuses de projets et de coordination. 

A l’inverse, si on se contente de livrer des équipements informatiques sans se préoccuper de la formation des personnels et d’une réflexion sur les pratiques et sans coordination  on rate sa cible. L’épisode récent du travail à distance et de la saturation des espaces numériques est là pour nous le rappeler


A quelques jours de la rentrée, un petit mot pour les territoriaux de l’éducation ?

Puisqu’on évoque la crise sanitaire, ma première pensée va à tous ceux qui, dans l’ombre, font un travail remarquable dans des conditions difficiles et des délais très courts pour garantir la sécurité, l’hygiène, l’alimentation des jeunes et des personnels éducatifs. Les protocoles et autres campagnes de vaccination ne seraient que du vent sans leur travail qui n’est souvent pas reconnu à sa juste valeur ! 


Quel est votre super pouvoir d’acteur de l’éducation !?

Je n’ai pas de super pouvoir ! J’utilise un pouvoir bien ordinaire même si il est souvent négligé : celui de « penser son métier » au sein de collectifs et de vouloir être partie prenante de son évolution en informant, en portant le débat… 

Je suis un citoyen ! 



 
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