J’irai manifester mercredi 11 avril après-midi avec mes collègues professeurs de Sciences Economiques et Sociales pour défendre la discipline que j’enseigne depuis 36 ans.
Certes, certains des slogans prévus me gênent par leurs excès et leurs approximations. On n’est pas obligé de tout faire pour ressembler à sa propre caricature... !
Mais je ne vais pas pour autant me défausser et je vais faire fi de quelques réticences.
Car la situation mérite la mobilisation.
On pourra bien sûr dire que les profs de SES sont encore une fois paranoïaques ou que ces «
gauchistes » n’ont que ce qu’ils méritent ou bien que leur enseignement n’est plus adapté au monde moderne... J’ai essayé dans un billet de blog récent («
les 5 malédictions des SES») de démonter quelques unes de ces idées toutes faites. Oui, l’enseignement des SES a été déjà l’objet de nombreuses remises en cause et ce n’est pas de la paranoïa. Non, les professeurs de SES ainsi que ce qu’ils enseignent ne correspondent pas à cette étiquette facile de « gauchisme » que certains veulent leur coller. Et oui, leur enseignement est toujours d’actualité !
J’ai suffisamment été moi-même l’objet de procès d’intention pour être vigilant à ne pas reproduire ce travers à l’égard des autres. Il ne s’agit pas de se fonder sur des craintes mais sur des faits.
Mais il ne faut pas non plus être naïf et évacuer toute dimension stratégique et prospective.
La réforme du bac et celle du lycée qui en découle supprime les séries. En soi, cela n’est pas forcément source d’inquiétudes. Mais le diable est dans les détails...
La première alerte vient du nouvel enseignement « Histoire-Géographie, Géopolitique et Science politique ». Dès l’annonce de la réforme, « on » s’est empressé de dire que la partie Science politique était destinée aux professeurs de SES (qui enseignent cela depuis toujours). La création de ce type d’enseignement pluridisciplinaire a trois objectifs : d’abord améliorer le profilage des élèves pour des études futures, ensuite habituer les enseignants des lycées à la co-intervention. Mais on peut y voir aussi un outil de souplesse dans la gestion des ressources humaines pour les proviseurs. On pourrait proposer cet enseignement à un professeur pour compléter son service (comme c’est actuellement le cas avec les TPE et l’EMC). C’est ce que semble confirmer le détail de l’organisation du lycée rendu public récemment. Cet enseignement de Sciences politiques pourrait être attribué en fonction des disponibilités du lycée. Ce seraient les chefs d'établissement qui arrêteraient la répartition de service. Fini le fléchage promis...
Comme on l’a dit, la réforme du bac et du lycée est destinée à améliorer la liaison avec l’enseignement supérieur et est indissociable de ParcourSup. De fait, cela signifie que la dimension de culture générale du lycée diminue et qu’on demande aux élèves de faire des choix plus précoces. Même si on peut en profiter pour rappeler que dans d’autres pays on fait le choix inverse de retarder l’orientation, ce n’est pas ici notre sujet. Ce qui nous intéresse c’est de voir le sort de notre discipline dans ce nouveau contexte.
Avec 80% d’une classe d’âge au niveau du bac, la réforme actuelle inverse la logique. Elle met l’accent sur le lien avec le post-bac. Le lycée devient avant tout une préparation au supérieur. Quelle place pour un enseignement pluridisciplinaire dans cette perspective ? Pourquoi faire de la sociologie si on veut faire de l’économie plus tard ? On peut craindre que la nouvelle situation prive les SES d’un vivier d’élèves. Vous voulez faire Sciences Po ? Choisissez donc « Histoire-Géographie, Géopolitique et Science politique » ! Vous voulez faire du droit ? Choisissez alors « Droit et grands enjeux du monde contemporain » ! Le risque est donc d’asphyxier le recrutement en SES. On ne peut exclure que cette dimension stratégique soit prévue, la baisse de 25% du recrutement des postes au CAPES (c'est un fait) le laisse penser...
La troisième source d’inquiétudes repose elle aussi sur des faits. C’est la composition de la commission chargée d’élaborer les programmes et surtout la manière dont celle ci a été nommée qui est tout à fait emblématique du mode actuel de gouvernance. Pour expliquer cela, je suis obligé de revenir un peu en arrière et de parler aussi un peu de moi...
On se souvient qu’en juin 2016, une énième polémique est née sur l’allègement du programme de Seconde. Un programme infaisable dans le temps imparti qui a amené la ministre de l’époque, avec l’accord des syndicats, à réduire le nombre de chapitres obligatoires. Certains membres du
Conseil national éducation économie (CNEE) emmenés par Michel Pébereau ont surjoué l’indignation en s’étonnant que ce soit le chapitre sur le marché qui ne soit plus obligatoire et ont démissionné de ce conseil.
Michel Pébereau, c’est un peu le Rastapopoulos des SES, son « méchant » récurrent qu’on retrouve au fil des épisodes... Il était déjà à la manœuvre dans la modification précédente des programmes et le rapport Guesnerie qui a précédé. Certains occupent leur retraite en collectionnant des timbres ou en cultivant leur jardin, lui, il veut la peau des SES...
Face à cette guégerre, la Ministre de l’époque, Najat Vallaud Belkacem a demandé à une commission conjointe CNEE/Conseil Supérieur des programmes (CSP) de se réunir pour examiner les programmes de SES et faire des propositions d’amélioration. Cette commission mixte, à cause des manœuvres d’obstruction évoquées plus haut, n’a pu se réunir qu’à partir de janvier 2017. J’ai fait partie de cette commission invité par le CSP de l’époque (
lire ce billet).
Au rythme d’une réunion voire deux par semaine avec une quarantaine d’heure d’auditions (inspections, universitaires, associations, professeurs, étudiants et même l’ASMP et un prix Nobel...), cette commission mixte présidée par Pierre Ferracci (CNEE) a
produit un rapport avec des recommandations qui se voulaient une voie médiane. Elle rejetait les positions extrêmes de l’ASMP exprimées
dans un colloque et des préconisations publiées en parallèle.
Il n’y a jamais eu de remise officielle de ce rapport au nouveau ministre. On peut toujours le lire sur
le site du CSP mais pour combien de temps encore ? Car, on peut interpréter la nomination du groupe d’experts chargé des programmes comme un désaveu de ce travail antérieur.
A titre personnel, j’avais envoyé un courrier à Souad Ayada, la présidente actuelle du CSP, pour lui signaler que j’étais disponible pour faire le lien avec la nouvelle commission espérant naïvement que tout ce travail d’auditions n’ait pas été fait en vain. J’ai reçu une fin de non-recevoir et une réponse très sèche. Je suis
persona non-grata.... Mais évidemment ce n’est pas ma petite personne qui est en jeu, (je suis habitué à ce que
les rapports auxquels je contribue finissent au fond des tiroirs...). Il n’y a aucun autre membre du groupe auquel j’ai participé. Mais surtout, la commission actuelle intègre deux membres de l’ASMP. Si Michel Pébereau n’y figure pas, on peut se dire qu’il est là aussi à la manœuvre...
Ce n’est évidemment qu’un signe mais c’est une alerte. Tout comme le fait que la désignation des membres ait été verrouillée et se soit faite sans en avertir les autres membres du CSP. Curieuse conception de la gouvernance... On a beau ne pas vouloir faire de procès d’intention et faire confiance a priori au travail de ces experts, il y a de quoi s’inquiéter à bon droit et en tout cas être vigilant...
Quels programmes sortiront de ces travaux très courts et réalisés sous la pression ? Ira t-on vers une séparation encore plus grande des disciplines de référence au détriment des croisements disciplinaires? Va t-on externaliser les sciences politiques ? On sait aussi que, dans une logique gestionnaire, la tentation de fusionner les enseignements de SES et d’économie-gestion est toujours présente. Ira t-on jusque là ?
On peut aussi se demander ce qu’il restera de l’originalité et de l’identité de cette discipline scolaire à l’heure de l’alignement sur les disciplines universitaires et du poids des lobbys. Je l’ai déjà écrit, les SES partagent avec l’Histoire-Géographie, d’être des disciplines dont les programmes s’écrivent sous la pression et sont des enjeux politiques.
On pourrait se dire que les actions des professeurs de SES ne sont que des mouvements corporatistes de défense des postes. Mais je pense pour ma part qu’il s’agit d'intérêt des élèves, de démocratie et de bonne gouvernance.
Les sciences sociales sont indispensables pour comprendre le monde contemporain et c’est leur combinaison qui en permet d’en appréhender la complexité.
Les SES sont indissociables et indispensables.
PhW
-----------------------