Dans « La fureur de vivre » (Nicholas Ray, 1955), il y a une scène (surnommée « la course des dégonflés ») où deux voitures font la course et foncent à toute allure vers un précipice. Aucune ne veut céder. Jusqu’à ce qu’une des deux aille dans le décor... Dans le Bac 2019, après une obstination assez semblable de part et d’autre, c’est tout le monde qui va dans le décor !
Tout le monde est perdant : les profs et dans une moindre mesure le ministre. C’est ce que nous allons essayer de montrer mais avant cela refaisons le film de l'accident...
Comment en est-on arrivé là ?
L’histoire de la réforme du bac et du lycée commence à la fin de l’année 2017. Jean-Michel Blanquer missionne Pierre Mathiot et lui demande un rapport et des propositions pour réformer le baccalauréat. Il s’agit de se conformer à une des promesses du candidat Macron qui parlait de « remuscler » cet examen national. Le rapport est remis le 24 janvier 2018 et le Ministre, qui n’en retient qu’une partie, présente son projet le 14 février 2018.
À ce moment, les réactions ne sont pas très nombreuses. Cela s’explique surtout par le fait que le Ministre pratique depuis sa nomination une stratégie d’occupation des médias et d’annonces à répétition. Pas le temps de réagir à une décision ou une déclaration qu’une autre arrive déjà ! Et puis, on se dit que les négociations syndicales permettront de faire évoluer le projet. Mais si le ministre convoque les syndicats c’est plus pour les informer de ses décisions que pour discuter. Et les débats sur ParcourSup occupent alors toute l’actualité.
C’est avec le début de l’année scolaire 2018-2019 que la contestation de cette réforme s’amplifie. Car on commence à en voir les premières conséquences dans les horaires et les postes des enseignants dans un contexte marqué par des économies budgétaires et des réductions de postes dans le secondaire. Et puis, surtout, on se rend compte de l’impréparation et de l’improvisation de cette réforme au fur et à mesure que l’année avance et que les élèves de Seconde doivent choisir leurs options. Les programmes d’enseignement s’élaborent, eux aussi, dans la précipitation et sans tenir compte des avis des associations disciplinaires. Le bac nouvelle formule, loin d’être « remusclé » devient une nouvelle usine à gaz.
Plusieurs actions sont menées : démissions de professeurs principaux, nuits des lycées, grèves « classiques »,... Mais sans beaucoup d’échos aussi bien dans la presse que dans l’opinion. Et sans aucune réponse de la part du Ministre qui continue à dérouler son programme et fait preuve de surdité tout en continuant à flatter l’opinion et la hiérarchie intermédiaire de l’éducation nationale chargée de faire appliquer ses décisions.
Cette défiance à l’égard des enseignants se trouve renforcée avec les discussions de « la loi pour une école de la confiance » où se trouve notamment un article 1 qui introduit le doute sur la volonté de contrôler l’expression publique des enseignants.
Parallèlement à ce non-débat sur la réforme du lycée, plusieurs évènements vont accentuer la rupture : #pasdevague puis la mobilisation des « stylos rouges » pour le pouvoir d’achat. Ces deux phénomènes viennent se greffer sur un terrain qui est celui d’un sentiment de déclassement et d’absence de reconnaissance pour les enseignants.
Tabou
Ce sont tous ces éléments qui se conjuguent et se cristallisent avec la « crise du bac ». La menace d’une grève des surveillances puis ensuite de l’examen lui même s’élabore d’abord en dehors des syndicats les plus représentatifs. Mais ceux ci vont suivre le mouvement, poussés par des enseignants très remontés. Un tabou va être brisé. On s’attaque à un symbole et à un des derniers rites de passage. On a même parlé de « sacrilège »
Cet épisode inédit est d’abord la résultante de deux ans de surdité et d’arrogance technocratique. Le Ministre, comme nous l’avons souvent écrit, a misé sur l’opinion publique et les médias qu’il a patiemment « travaillé » pour pouvoir se passer de l’assentiment des enseignants et des corps intermédiaires dont il se méfie et qu’il voit comme un obstacle au changement qu’il veut incarner.
Sa fermeté a conduit à cette « course des dégonflés » et a abouti à cette action désespérée de certains enseignants contraints de réagir dans une sorte de surenchère néfaste. Les consignes données par le ministère pour que, malgré la rétention des copies et des notes, les résultats puissent être proclamés à l’heure dite, ont jeté le trouble chez les enseignants non-grèvistes et les parents. Ce tripatouillage passe mal et ravive le débat sur l’égalité et sur le contrôle continu. Mais l’opinion publique reste malgré tout, pour l’instant, plutôt favorable au ministre. On ne peut pas dire que les enseignants soient pour l’instant, gagnants.
Des enseignants divisés
L’image des enseignants (du second degré) est durablement écornée.
Il va falloir que certains sortent de la petite bulle des réseaux et de l’entre-soi pour se rendre compte que cette forme d’action (rétention des notes du bac) est mal comprise et même condamnée par les Français. Et il ne suffira pas d’accuser les médias et la manipulation de l’opinion.
Celle-ci, il est vrai, a été longuement travaillée depuis deux ans par Jean-Michel Blanquer qui a élevé la communication sur son action à un niveau jamais atteint jusque là. On ne compte plus les interviews et autres articles mais aussi et surtout les mesures qui sont autant de signaux pour flatter une opinion conservatrice. Il a capitalisé là dessus. C’est une donnée qu’il faut prendre en compte plutôt que d’être dans le déni.
« Il a livré en pâture à l'opinion la profession. » Cette formule se retrouve dans le communiqué des organisations syndicales. Il y a un enjeu majeur de communication dans les mois à venir pour conquérir l’opinion publique (et enseignante). Mais les professeurs les plus mobilisés contre la réforme du bac et du lycée auraient gagné à éviter l’emphase et l’hyperbole en criant à la « fin » du système éducatif, la remise en cause de l’école démocratique et de l'égalité et en mythifiant un lycée actuel qui n’est pourtant pas un modèle d’égalité. Tout ce qui est excessif, au final, nuit à la cause que l’on veut défendre et renforce, à tort ou à raison, une image de radicalité hostile au changement.
Pourtant, il y a bien des raisons de combattre cette réforme en dénonçant ses contradictions, sa précipitation et en se demandant si elle constitue vraiment une amélioration par rapport à une situation actuelle pourtant critiquable. Il y a aussi tout un débat à avoir sur les modalités des différentes formes d’évaluation.
Cet excès dans l’expression a pu contribuer à écarter des enseignants plus modérés de la grève du bac. Mais c’est surtout la forme du conflit qui a pu empêcher l’unité. On peut être contre la réforme du lycée et du baccalauréat et s’opposer à certaines modalités d’action comme celles qui ont conduit à cette crise sans précédent. On peut en vouloir au ministre qui a joué un jeu trouble visant à polariser et cliver. On peut aussi rejeter les discours les plus radicaux de ceux qui, lancés dans une sorte de surenchère, qualifient de « traitres » ou de naïfs ceux qui ne sont pas rentrés dans ce jeu biaisé...
De toutes façons, l’unanimisme très précaire du « tous contre Blanquer » ne résistera pas à une clarification sur les modes d’action et une réflexion sur les projets et alternatives à la politique actuelle.
De toutes façons, l’unanimisme très précaire du « tous contre Blanquer » ne résistera pas à une clarification sur les modes d’action et une réflexion sur les projets et alternatives à la politique actuelle.
La méforme Blanquer
Jean-Michel Blanquer a reçu le soutien du Président et du Premier Ministre. Emmanuel Macron a même utilisé le 7 juillet l’expression qui a fait polémique de « prise d’otages » pour parler de cette crise détournant ainsi les flèches destinées à son ministre. Édouard Philippe le 9 juillet a estimé que les correcteurs grévistes ont « installé du désordre et de l’angoisse » et ne sont « pas à la hauteur de leur mission exceptionnelle ». On pourrait donc conclure que tout va bien pour le ministre qui sort renforcé de cette épisode.
Certains éditorialistes vont dans ce sens et louent la fermeté du ministre. Mais on pourrait aussi, à l’inverse, voir cet épisode comme une forme de faiblesse et de dysfonctionnement de sa méthode. Non seulement, « il ne tient pas ses troupes » mais en plus il paie le prix de l’absence de négociation.
Il est d’ailleurs intéressant de noter que le Ministre a modifié son agenda pour y intégrer des discussions bilatérales avec les syndicats non prévues initialement. Blanquer, longtemps présenté comme le bon élève du gouvernement en est resté à la première formule du macronisme et n’a pas tenu compte de la nécessité d’écouter les partenaires sociaux. Il en paye le prix aujourd’hui. Même s’il affirme que sa « porte a toujours été ouverte », cela relève plus de l’auto-persuasion que de la réalité. Il suffit d’interroger n’importe quel syndicaliste enseignant (y compris les plus modérés) pour en prendre la mesure.
Il y a d’ailleurs une dimension personnelle dans cette posture. Les enseignants commencent à découvrir un personnage empli de certitudes et peu à l’écoute. L’auto-persuasion est renforcée par le phénomène de cour des cabinets ministériels endogènes et la visite d’établissements Potemkine. La multiplication des vade-mecum et des instructions diverses témoigne aussi d’un manque de confiance à l’égard des enseignants, vus d’abord comme des exécutants rétifs au changement. L’omniprésence dans les médias, enfin, est mal vue et commence à lasser. Comme le résumait un commentaire sur les réseaux sociaux : « la porte pouvait être ouverte mais le ministre était dans les médias et pas dans son bureau ! »
Des enseignants très modérés et opposés à la grève du bac ont aussi très mal vécu le tripatouillage autour des notes et se sont senti piégés par ces consignes. Bien qu’ils aient été pendant longtemps l’objet de son attention, on peut parler d’un divorce également avec une bonne partie des personnels de direction qui peuvent légitimement en vouloir au ministre de les avoir conduit à des actions « illégales »
Peut-on mener une réforme sans l’adhésion, ou du moins la neutralité, de ceux qui sont chargés de la mettre en œuvre ? La « victoire » du Ministre est un trompe-l’œil et peut s’avérer un lourd handicap pour la suite. On ne peut avancer durablement à marche forcée et sans négocier.
Il y aura de toutes façons un avant et un après cet épisode inédit de confrontation. A chacun d’en tirer les conséquences.
Philippe Watrelot
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