samedi, juin 26, 2021

Grrrrrrand Oral : simulacre et dysfonctionnements

 Ça fait 39 ans que je suis prof et que je fais passer le bac. Je n’ai jamais vu un tel niveau de désorganisation…

J’ai fait passer le Grrrrrrand oral pendant quatre jours non-stop (8h30-18h) avec 7 ou 8 candidats par demi-journées. 

J’avais reçu ma convocation très tardivement qui m’indiquait le lieu et la durée de ces examens. Depuis, une autre est arrivée qui me demande deux jours supplémentaires de présence pour des délibérations. 

D’autres enseignants n’ont pas eu cette chance et ont été convoqués à la dernière minute la veille ou le jour même. 

Avant d’aller plus loin, je voudrais préciser que ce sentiment de désorganisation que je partage ici, j'ai essayé tout comme les organisateurs dans les bahuts que sont les personnels de direction, de ne pas le faire ressentir aux élèves. Je pense (j'espère !) que pour les élèves tout a semblé "fluide" et sans trop d’anicroches. 

C'est ce que j'appelle le "bricolage héroïque" et le sens du service public…

Je veux aussi tirer mon chapeau aux élèves et à leurs profs. Malgré les conditions, ils et elles étaient globalement mieux préparés que ne l’était l’institution ! 

 

 

Pourquoi une telle désorganisation ? 

Bien sûr on nous dit que cette année est exceptionnelle et qu’il faut tenir compte de la pandémie. 

Bien sûr ! Mais le ministre semble avoir fait comme si elle n’existait pas et continuer à faire « comme si…» Et c’est bien ça le problème. 

Si l'on voulait tenir compte de la pandémie et ses effets en termes d'impréparation des élèves et de désorganisation des services (même si je doute que celle ci soit causée par le Covid mais plutôt par les réductions de moyens), il fallait alors suspendre ce dispositif du bac. 

Ou bien si on voulait "vraiment" le faire alors il fallait s'en donner les moyens et s'assurer du fonctionnement du dispositif. Gouverner c'est anticiper.

Au lieu de cela on a les deux inconvénients : un simulacre et une organisation qui dysfonctionne

 

Dysfonctionnements en cascade

Listons les problèmes :

- Les convocations initiales étaient notoirement insuffisantes pour remplir tous les créneaux.

- il a donc fallu appeler des profs en catastrophe avec évidemment des gros loupés d'attribution de jurys. Par exemple des élèves interrogés sur des sujets de SES par des jurys où il n'y a pas de prof de SES alors qu'inversement un prof de SES est convoqué comme "candide" dans un jury voisin.

- parier sur le nombre pour avoir des binômes cohérents était une erreur. Il aurait fallu faire une simulation avec un algorithme pour savoir qui convoquer.

- "on" a oublié de prévoir les délibérations. Celles ci commencent à arriver pour la semaine prochaine. C'est pourtant d'une telle évidence que ça n'a rien à voir avec le fait que ce soit un nouveau bac  !

En Ile de France c’est  le Service Interacadémique des Examens et Concours  qui s’occupe de l’organisation. Ce qu'on me rapporte c'est que le SIEC était complètement débordé et que les gens qui y travaillent sont au bord de la crise de nerfs (il y en a qui pleurent au téléphone…). Peut-être manquent-ils de moyens (humains et informatiques) pour travailler, peut-être aussi qu'ils subissent une pression telle qu'ils n'ont pas pu anticiper mais quoi qu'il en soit, je maintiens que de mon point de vue du terrain c'est la pire (dès)organisation du bac que j'ai connue !

 

 

Marche Forcée

Depuis le début de la crise sanitaire le Ministre s'est mis dans une situation de déni et s’est employé à faire "comme si" l’École fonctionnait normalement. On voit aujourd'hui les limites de cette posture.

Je crois que ce qui se produit en ce moment est assez emblématique du mode de management de l'Éducation Nationale qu'a amplifié JM Blanquer. On avance à marche forcée en pensant que la seule parole politique suffit et sans se préoccuper de la faisabilité et des alertes faites par le terrain. On compte sur la bonne volonté des fonctionnaires (qu'on maltraite par ailleurs) et leur sens du service public pour que ça fonctionne tant bien que mal.

Le problème c'est quand, comme en ce moment, ça fonctionne plutôt mal que bien…

On ne peut pas sans arrêt tirer sur la corde et jouer l’opinion contre les enseignants. 

 

 

Communication et agenda politique

Pourquoi une telle précipitation voire un acharnement à maintenir ce Grrrrrand oral ? 

Parce que cette épreuve est le dernier élément emblématique de la réforme du bac et du lycée. C’est un des moments solennels fabriqué pour sauver les apparences d’un bac éparpillé façon puzzle par la pandémie mais surtout par l’“universitarisation” des parcours dictée par ParcourSup. 

S’il avait accepté un report (que la voix de la raison aurait du lui suggérer), il l’aurait vu comme une sorte d’échec politique alors que l’enjeu est de cocher la case « fait » dans la liste du bilan des promesses présidentielles dans la perspective de 2022...

On nous présente aussi ce Grrrrand Oral comme une évolution majeure dans la pédagogie. Ce qui est formidable dans la com' du ministre c'est de nous faire croire que l'oral n'est jamais préparé dans notre système éducatif et que le Grrrrrrand Oral serait une sorte de « révolution ». Les profs de primaire avec toutes leurs activités et ceux du collège qui préparent à l'oral du brevet doivent apprécier. Tout comme les profs de lycée qui se rappellent des Travaux Personnels Encadrés (TPE)…

Le vade-mecum du Grrrrand oral
Si l’on voulait vraiment développer la compétence « savoir s’exprimer à l’oral », alors on s’en donnerait vraiment les moyens. Rappelons que dans la réforme, le grand oral (la pandémie n’a rien arrangé mais n’y est pour rien) devait se préparer sans heures dédiées ni moyens spécifiques. En tant que professeur de Sciences Économiques et Sociales (SES) devant enseigner un programme très lourd, je n’ai pu dégager un peu de temps que quand les épreuves terminales prévues à la mi-mars ont été annulées.

Dans ces conditions il est très difficile de lutter contre les déterminismes sociaux liés à la maîtrise de l’oral. Nous nous les sommes pris en pleine face durant cette semaine. Bien sûr, nous avons fait preuve de « bienveillance » : il ne s’agit pas de pénaliser les élèves et de leur faire payer le prix de cette année chaotique et de l’impréparation à tous les niveaux. 

Mais je finis cette (avant-dernière) année avec le sentiment d’avoir participé à une opération destinée à préserver l’ego d’un ministre et les apparences d’un système éducatif qui mérite bien mieux que ce simulacre médiatique. 

 

Philippe Watrelot

Professeur de sciences économiques et sociales dans un lycée de l’Essonne. 

mardi, juin 15, 2021

Laïcité, panique morale et instrumentalisation


Je ne suis pas un « spécialiste » de la laïcité...

Je suis juste un prof de SES qui enseigne et vit en banlieue depuis toujours. Je travaille dans la ville où je suis né et où j’ai fait mes études. J’habite dans la commune juste à côté, dans un immeuble où se côtoient des personnes de toutes origines. Je croise des femmes avec le voile, certaines élèves le retirent juste à l’entrée du lycée. Nous sommes confrontés quelquefois à des problèmes avec certains élèves mais il y a eu peu d’incidents en 2015 ni au moment de l’assassinat de Samuel Paty. Je ne veux donc pas faire des généralités et encore moins de grands discours. 

 

J’enseigne les sciences sociales et ce qui se passe avec ce qu’on désigne à tort (selon moi) comme la laïcité ressemble fort à ce qu’on appelle une « panique morale ». Selon Stanley Cohen, l’inventeur de ce concept,  une « panique morale » surgit quand « une condition, un événement, une personne ou un groupe de personnes est désigné comme une menace pour les valeurs et les intérêts d'une société ». L'un des aspects les plus marquants des paniques morales est leur capacité à s'auto-entretenir. La médiatisation d'une panique tendant à légitimer celle-ci et à faire apparaître le problème comme bien réel et plus important qu'il ne l'est en pratique. La médiatisation de la panique engendrant alors un accroissement de la panique (fiche Wikipédia).

Si on faisait aussi un peu de science politique, on pourrait souligner que cette mise à l’agenda par des « entrepreneurs de morale » s’inscrit, c'est une évidence, dans un calendrier politique et relève donc de l’instrumentalisation (et de la diversion)... 

On peut également  s’interroger sur l’état d’une société, la nôtre, qui a tant de mal avec la diversité au point de la voir comme une menace. On peut enfin réfléchir sur la faillite de la promesse républicaine qui conduit à des phénomènes d’exclusion et donc de « séparatisme » sur lesquels prospèrent les extrémistes de tous poils. C'est peut-être le reproche permanent de cet échec que certains ne veulent pas voir ? 

 

J’ai l’impression que cette « panique morale » est formulée pour l’essentiel par des gens vivant dans les beaux quartiers et qui ont des idées très arrêtées. Alors que beaucoup d’enseignants sont au contact tous les jours avec cette réalité que certains voient de loin. Nous y travaillons, nous y vivons… 

Et cela nous conduit non pas à un relativisme, dont on nous accuse, mais à un pragmatisme qui nous permet de gérer le quotidien. 

Prenons un seul exemple. Interdire les sorties scolaires aux accompagnatrices voilées ? Mais c’est juste condamner les élèves dans beaucoup de cas à l’absence de sorties et renvoyer ces femmes à leur isolement ! 

 

Il ne s’agit pas de nier que des situations inquiétantes existent. Elles doivent faire l’objet d’une réponse laïque déterminée. Mais cela suppose un examen raisonné de la réalité, pas son instrumentalisation. 

Le rapport Obin repris par le Ministre s’inscrit dans cette logique. On veut expliquer la laïcité à des enseignants supposément ignorants... Ce qui est faux.

Mais quelle laïcité ? On ne peut nier qu’il y a un débat sur la manière de l’envisager et qu’ici une conception cherche à l’emporter sur une autre. Il serait souhaitable qu’on s’en tienne aux textes fondateurs et qu’on évite de tomber dans l’inculcation paradoxale d’un « catéchisme » laïc excluant et la détection des pensées non conformes comme le laisse craindre la nouvelle épreuve de recrutement des concours d’enseignement. Nous n'avons pas besoin d'une police de la pensée mais qu'on nous fasse "confiance". 


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La laïcité, les valeurs de la République sont aussi des questions de pédagogie... L’enjeu pour les éducateurs que nous sommes est de travailler sur cette belle notion qu’est l’altérité  dans toutes ses dimensions. C’est bien sûr la reconnaissance des cultures et des identités. Mais c’est aussi la reconnaissance de la pensée de l’autre, la capacité à comprendre son point de vue plutôt que de se sentir agressé par une opinion différente. 
Loin de l’incantation, si nous voulons faire adhérer les élèves aux valeurs qui sont celles de la démocratie, c’est-à-dire la citoyenneté critique, la libre adhésion, la liberté de penser, la coopération et la solidarité, le débat argumenté sur des idées... il faut les faire vivre au quotidien dans nos pratiques, nos classes, nos établissements...

Et puisqu’on s’inquiète du « séparatisme », il faudrait que le système éducatif et la Nation prennent cette question à bras le corps en s’attaquant aux causes bien plus qu’à ses manifestations. Le séparatisme est aussi géographique et social et il est le produit des inégalités face à l’école. C’est là que devrait se situer l’enjeu principal de notre travail et de notre vigilance. 


PhW

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Ajout du 16 juin 2021

Le texte que j’ai rédigé hier « Laïcité, panique morale et instrumentalisation » a été pas mal repris sur les réseaux sociaux.
C’est inévitable, après les messages d’approbation viennent les critiques. Dans les versions les plus douces, j’y suis traité de « bisounours », de « naïf » et on évoque un « angélisme » dépassé mais on me qualifie aussi d’ « islamo-gauchiste » et de « lâche »  et c’est tout juste si je ne suis pas co-responsable de l’assassinat de Samuel Paty... 
 
Comme souvent aujourd’hui, on me reproche ce que je n’ai pas écrit. Je passerais sous silence, me dit-on, les enseignants empêchés de faire cours par des élèves qui contestent leur enseignement au nom de la religion. On me rappelle que dans un sondage récent, une majorité d’enseignants déclaraient s’être « autocensurés » et être démunis face à ces questions. 
Je ne nie pas que ces phénomènes existent, c’est aussi le cas dans mon établissement. Et lorsque cela arrive, il faut non seulement une réponse ferme mais aussi et surtout une solidarité et un soutien collectifs. 
 
Face aux certitudes et aux raisonnements binaires, je préfère la voie du doute constructif et des questions, en voici quelques unes : 
Il faut évidemment renforcer la formation, mais laquelle ? Est-ce une formation descendante qui donne des « consignes » ou une vraie réflexion et une mutualisation des pratiques. La formation doit-elle se fonder sur la méfiance et la détection de la radicalisation ou considérer que, face à des enfants ou des jeunes, il faut faire le pari du dialogue et de l’éducabilité ? L’auto-censure est-elle à proscrire ou est-ce simplement la nécessité de la mesure et de la nuance ?  En somme, de la « pédagogie » ?
 
On ne peut nier non  plus qu’agissent en sous-main des groupes extrémistes. Il faut la plus grande fermeté face à ceux qui instrumentalisent des familles et des jeunes. Mais on ne peut pas réduire ce qui se produit dans les classes à une simple dimension religieuse. Outre l’intemporelle provocation adolescente, il y a surtout une dimension identitaire qui n’est pas spécifiquement religieuse. Il n’est pas besoin d’avoir fait de longues études de sociologie pour comprendre que lorsque se produisent des phénomènes d’exclusion ou de discrimination, la logique conduit souvent à se raccrocher à ses origines ou à sa « communauté ». Pour parler un peu savant, on peut dire que l’étiquetage conduit à l’assignation et au renforcement du stigmate, ou en d’autres termes : quand vous êtes réduit à une identité qu’on vous colle (ça s’appelle le racisme), vous n’avez souvent pas d’autre choix que de vous conformer à cette image et d’en renforcer les caractéristiques par votre habillement et votre manière d’être. 
 
Le rôle de l’École à tous les niveaux c’est de lutter contre ces assignations à résidence. S’il faut réaffirmer les principes de laïcité, ce n’est pas pour en faire un instrument de combat et de négation des origines et des cultures mais au contraire un outil de tolérance et d’émancipation. La voie est étroite car c’est celle de la nuance... 

vendredi, juin 11, 2021

Grenelle de l'Education : tout ça pour ça


Mercredi 26 mai, 17 heures, retransmission de la conclusion du Grrrrand Grenelle de l’Education consacré aux métiers de l’enseignement. J’avais beau ne pas m’attendre à grand-chose, j’ai quand même été déçu. 
Avant d’enfin entendre la parole du ministre, il a fallu déjà subir une interminable table ronde avec une brochette d’inspecteurs généraux et de directeurs. On nous a rappelé que ce grand barnum, déclenché après l’assassinat de Samuel Paty en octobre 2020, avait rassemblé de nombreuses personnes pour redéfinir le métier d’enseignant et la gestion des ressources humaines.

On a, ce faisant, oublié de rappeler que curieusement, les principaux intéressés, c’est-à-dire les enseignants, étaient peu présents dans ces groupes de travail. On a oublié, aussi, de rappeler que ce dispositif a servi à contourner – voire court-circuiter – les discussions avec les organisations syndicales. Au point que certaines ont quitté les commissions.

Puis Jean-Michel Blanquer a parlé. Il a déroulé « douze engagements »issus de 438 propositions élaborées durant les trois mois de dispositif, ainsi que dans un colloque scientifique qui a donné lieu à un rapport rendu en janvier (rédigé par Yann Algan).

Le ministre a conclu en parlant d’une revalorisation « historique » et de « changements systémiques ». En fait, ni l’une ni l’autre ne méritent ces qualificatifs. Jean-Michel Blanquer a surtout fait de la com’ politique et tenté d’éviter certains pièges à quelques mois des élections. Il a aussi laissé pas mal de zones d’ombre et d’incertitudes.

 

700 millions… ou 400 ?

La plupart des commentaires portant sur le Grenelle de l’Education mettent en avant le chiffre de « 700 millions d’euros consacrés à la revalorisation ». Il faut dire que c’est par ce chiffre qu’a commencé la litanie de douze « engagements » par laquelle Jean-Michel Blanquer a conclu de ce Grenelle de l’éducation. Regardons-y de plus près.

Dans le détail, on voit déjà que ce n’est pas de 700, mais de 400 millions d’euros qu’il est question. En effet il y en a 100 qui sont destinés à faire la soudure pour la rallonge précédente, car la somme prévue n’était pas suffisante. Deux cents autres millions étaient contraints, puisqu’ils financent la complémentaire santé des enseignants (à hauteur de 25 % dès 2022 et 50 % en 2024). Cet ajout était indispensable pour se mettre au niveau des autres salariés.

Reste les 400 millions de « primes » qui correspondent aux mêmes 400 millions déjà accordés en 2021. La reconduction de la prime d’attractivité est comptée dans cette enveloppe, elle devrait perdurer ensuite avec une extension au milieu de carrière.

Si on raisonne en paie mensuelle, c’est 100 euros supplémentaires en début de carrière et 36 euros pour les milieux de carrière. Ce n’est « pas rien ». Mais ce n’est tout de même pas grand-chose...

Malgré tout, cela fait vingt-cinq ans qu’une augmentation de ce niveau n’avait pas été annoncée. Mais, si on rapporte au plus d’un million d’agents de ce ministère, cela n’a rien « d’historique » et cela ne concerne qu’un tiers des personnels.

Ce que vise Jean-Michel Blanquer avec ces mesures, ce sont surtout les débuts de carrière. Il annonce ainsi vouloir rejoindre « le peloton de tête des pays qui rémunèrent le mieux leurs enseignants ». L’objectif est donc de renforcer l’attractivité pour ce métier, alors que dans le même temps de nombreux concours d’enseignements ne font pas le plein de candidats.

Les salaires des enseignants français sont en effet inférieurs de 7 % en début de carrière à la moyenne des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE). Tous niveaux confondus, les enseignants français gagnent 22 % de moins que la moyenne des pays développés, surtout en début et milieu de carrière, les salaires remontant en toute fin.

Mais, comme nous l’avions déjà pointé, le problème de l’attractivité du métier d’enseignant n’est pas tant dans la comparaison avec d’autres pays (avec des conditions de travail différentes d’ailleurs) que dans la comparaison avec les rémunérations des titulaires d’un diplôme bac +5 équivalent. Il y a quelques années, l’OCDE avait calculé qu’en France, un(e) professeur(e) des écoles gagne 72 % de ce qu’il ou elle pourrait escompter avec son niveau de diplôme s’il ou elle travaillait ailleurs que dans l’Education nationale. Au collège, un(e) professeur(e) français(e) gagne 86 % du salaire de ses camarades d’université. Et au lycée, 95 %.

Avec la revalorisation de 2021, les profs n’atteignent pas le salaire médian des autres bac +5. Asma Benhenda, économiste spécialisée sur ces questions, estime dans une interview à Mediapart que pour y parvenir il faudrait une hausse d’environ 380 euros brut par mois.

 

Revaloriser le début de carrière… Et après ?

On peut lire ici ou là qu’il est normal que l’on commence par les plus jeunes. Un jeune enseignant touchait deux fois le Smic au début des années 1980 contre 1,3 fois aujourd’hui. Mais est-il normal qu’un enseignant voie ensuite son salaire progresser uniquement par le passage d’un échelon à l’autre ? Le « glissement vieillesse technicité », autrement dit la revalorisation à l’ancienneté, est bien commode pour faire oublier le gel du point d’indice depuis 2010 (hormis une hausse de 1,2 % en deux fois en 2016 et 2017). Et pour masquer la perte de pouvoir d’achat qui touche tous les fonctionnaires.

Or, on le voit bien, les mesures annoncées sont centrées uniquement sur l’attractivité en début de carrière, pas sur la masse des fonctionnaires déjà en poste. La technique utilisée par le ministre fait penser à ces publicités pour des opérateurs téléphoniques qui font des offres alléchantes pour les nouveaux abonnés, mais se rattrapent sur les tarifs de ceux qui le sont déjà !

« La deuxième partie de ce quinquennat doit être celle d’une révolution des ressources humaines », a par ailleurs affirmé le ministre, parlant même d’une programmation pluriannuelle. Mais un quinquennat, ça dure cinq ans et on est déjà à la quatrième année ! Et les promesses n’ont pas de sens dans une telle période.

C’est là que se situe la principale astuce de communication de Jean-Michel Blanquer. Outre l’importance du chiffre annoncé (que nous avons dégonflée), il reporte à « plus tard » une augmentation dont il n’aura peut-être plus la responsabilité.

C’est peut-être aussi ce qu’a pu se dire le ministre en pensant aux échéances électorales. Car, il a évité de s’avancer trop loin sur les sujets qui pouvaient donner lieu à des discussions difficiles avec les organisations syndicales et susciter plus que de la « grogne » (!) chez les enseignants.

En effet, la tentation était forte d’associer les augmentations de rémunérations à une redéfinition des obligations de services ou du temps de travail. Autrement dit, la rengaine du « travailler plus pour gagner plus » et des contreparties. On y a échappé. Même s’il évoque dans l’engagement n °8 la possibilité pour les enseignants d’occuper des « fonctions mixtes » (référents, appui à la direction, formation, etc.), cela a plus à voir avec une meilleure gestion des carrières qu’à une conditionnalité.

Mais, le risque existe toujours. Et il faut rappeler que les 400 millions d’euros effectivement consacrés à la revalorisation sont bien des « primes » et pas une augmentation indiciaire. Il y a encore beaucoup d’incertitudes sur ces primes. Certaines seront pérennisées comme la prime d’attractivité, mais d’autres seront spécifiques à certaines fonctions et feront l’objet de négociations avec les organisations syndicales. Les enseignants doivent-ils donc se transformer en chasseurs de primes pour espérer être justement rémunérés ?

 

 

Un Grenelle Potemkine

« Tout ça pour ça ? », se demande-t-on finalement. Forcément, quand on qualifie de « Grenelle » en référence aux accords de 1968, un gros barnum médiatique sans consistance véritable, cela crée forcément de la frustration. Ce n’est en rien « historique ».

Evidemment, « 700 millions » c’est un chiffre qui claque et qui peut abuser l’opinion qui pourra conclure, comme souvent, que les profs ne savent que râler. Reste qu’au-delà des postures, on peut reconnaître des avancées (notamment sur les directeurs d’école), tout en pointant les insuffisances et les faux-semblants. Il y a des avancées, mais tout cela peut très vite s’arrêter puisque, pour l’heure, rien n’est gravé dans le marbre.

Ce n’est pas non plus une révolution « systémique ». Les propositions très disruptives que l’on trouvait dans son livre-programme, Jean-Michel Blanquer les a écartées. Les annonces qu’il fait relèvent d’une plus grande souplesse de la gestion des ressources humaines, même si on peut avoir quand même des inquiétudes.

Le plus notable c’est que, contrairement à ce qu’on pouvait craindre de ce « Grenelle », les syndicats ne sont pas sortis du jeu. Le ministre a, à plusieurs reprises, rappelé que la concrétisation des mesures se fera dans le dialogue social. Alors que le macronisme se caractérise par la négation des corps intermédiaires, c’est peut-être la meilleure nouvelle de ce Grenelle.


Philippe Watrelot le 31 mai 2021

 



Cet article a été initialement publié le 2 juin 2021 sur le site d’Alternativives Économiques


samedi, juin 05, 2021

Opinion enseignante : unité, clivages et tensions

 

« Les » enseignants, ça n’existe pas...

Rendre compte des débats qui traversent le monde enseignant est une tâche quasi impossible. Il y a des illusions d’optique et des fausses pistes qui rendent difficile l’analyse. On peut se risquer malgré tout à un inventaire des vraies (et fausses) tensions qui sont à l’œuvre. 

Je voulais au départ de manière très prétentieuse intituler ce texte : « Tentative de topologie des clivages et tensions qui traversent le monde enseignant et les débats sur l’École ». Mais cela aurait donné un tour « savant » et surplombant à ce qui n’est qu’une réflexion personnelle  à un an de la présidentielle. 

L’auteur de ce billet (c’est moi !) prévient  en effet que si ses analyses s’appuient sur une observation et une participation de plus de quarante ans à tout ce qui concerne l’éducation, elles n’en sont pas moins subjectives, manquent de données pour les étayer et soufrent même d’une fâcheuse tendance à la psychologisation....

 

Gauche / Droite? 

Parmi les clichés, il y a celui qui voit « les enseignants » comme un groupe votant (encore) majoritairement à gauche. Mais ce vote majoritaire s’effrite comme le montre l’élection de 2017. Les études réalisées à l'époque  montraient que le candidat du PS recueillait à peine 15% des voix des enseignants en 2017, soit trois fois moins qu’en 2012 (46%). Jean-Luc Mélenchon a attiré quant à lui, près d’un enseignant sur quatre (24%) contre 19,6% chez l’ensemble des Français. 38% des enseignants ont voté Emmanuel Macron dès le premier tour. A peine 15,5% de l’ensemble des enseignants ont voté pour un candidat de droite. 

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Récemment, une 
nouvelle étude de Luc Rouban pour le Cevipof dans la perspective de 2022 montre que le positionnement des enseignants a encore évolué et est toujours peu lisible. Si les valeurs politiques les situent encore à gauche, leur «autopositionnement » les fait passer de 38% en 2017 à 29% pour 2021. Mais paradoxalement, le rejet de Macron (et de son ministre Blanquer) les conduit à une intention de vote à gauche qui passe de 33% à 49%. 

Mais quelle « gauche » ? La présidence Hollande a eu un effet désastreux avec ses renoncements et ses désillusions. Cela n’a pas été sans conséquences dans le domaine de l’éducation. Plutôt que de postuler une relative autonomie du projet, la politique menée y a été vue par un pan de la gauche comme marquée par le même néo-libéralisme et certains n’hésitent pas à tracer un signe « égal » entre Najat Vallaud-Belkacem et Jean-Michel Blanquer considérés l’une comme l’autre, responsables d’une « destruction » de l’École. La réforme du collège a constitué, à cet égard, une fracture toujours pas refermée. Pour les uns, elle était une étape dans l’évolution de l’École et la lutte contre les inégalités, pour d’autres c’était une attaque menée contre les disciplines. 

Il ne s’agit pas ici de refaire le film d’un passé qui ne passe pas. Mais il est clair que cet amalgame est un obstacle à une unité que l’unanimisme contre Blanquer ne peut suffire à construire. 

Car, au delà des élections et des positionnements partisans, ce que je  veux pointer ici c’est surtout que les débats sur l’École résistent à une grille d’analyse Gauche/Droite. S’il y a des concepts qu’on retrouvera plutôt dans le lexique de gauche, cela ne veut pas dire pour autant qu’ils sont réductibles à un camp. Et les tensions qui traversent les débats sur l’École sont infiniment plus complexes que cette grille binaire. 

 

Radicaux / réformistes ? 

Cette vieille distinction issue de la science politique est-elle toujours utile pour rendre compte de la diversité syndicale ? On pourrait retracer l’arc syndical avec ce paradigme : SUD, CGT-Educ, FSU, SGEN, UNSA. Mais il est nécessaire de nuancer et de distinguer les postures et les discours. La FSU (et ses syndicats SNES et SNUipp)  par exemple peut tenir un discours « radical » mais sa position qui reste majoritaire la met aussi en position de négocier et d’avoir des pratiques plus réformistes qu’elle ne veut le dire. 


L’enjeu pour les réformistes est de saisir toutes les marges de manœuvre existantes dans le fonctionnement actuel de l’École et les dispositifs mis en place. Les marges peuvent être des espaces de liberté pour agir. Mais le risque est celui de la compromission et l’accusation de « naïveté » que ne manquent pas de faire les plus radicaux. A l’inverse, le maximalisme peut être paradoxalement le meilleur allié de l’immobilisme. 

Derrière cette opposition se cachent aussi d’autres clés de lecture. En particulier, celle du rapport à la hiérarchie. Parmi les plus radicaux, on va « mimer » la lutte des classes et considérer l’encadrement comme des « patrons ». Cette représentation est un lourd handicap pour la conduite du changement. 

 

 

Pédagogues/Républicains ? 

Cette distinction a occupé un bon nombre de tribunes et de succès de librairies pendant une vingtaine d’années. Le débat s’est aujourd’hui clivé. Les supposés « Républicains » sont en fait des conservateurs et des « déclinistes » qui considèrent que l’École a été abimée par les « pédagogistes ». Ce nouveau terme péjoratif est utilisé pour déconsidérer et construire un épouvantail facile par certains hommes politiques, des médias et aussi certains enseignants. 

On peut douter que la grande majorité des enseignants soit sensible à ce clivage et que cela corresponde à la réalité des pratiques enseignantes. 

Mais il faut noter que, malheureusement, le terme péjoratif de pédagogiste, est utilisé aussi par des enseignants qui utilisent un lexique de gauche pour masquer des postures conservatrices dans le domaine de l’École. 

 

Progressistes / Conservateurs ? 

Les enseignants sont-il progressistes ou conservateurs ? Cette typologie est-elle pertinente pour rendre compte du débat sur l’École au sein de l’opinion ? 




Comme pour la tension précédente, cela correspond à des positionnements qui existent : il y a des organisations (mouvements pédagogiques, syndicats…) et des enseignants qui se disent progressistes et d’autres qui se revendiquent conservateurs et se réfèrent à une “École d’avant”. 

Mais ce débat est lui aussi biaisé car la notion de progrès tout comme celle de “réforme” est très ambigüe. Le ministre Blanquer dans une logique macronienne propose des transformations de l’École qui utilisent cette rhétorique du “progrès”. Cela conduit d’ailleurs l’opinion enseignante à de plus en plus de méfiance à l’égard de l’idée même de réforme. On retrouve ici l’argument théorisé par Albert O. Hischmann dans Deux siècles de rhétorique réactionnaire de la “mise en péril’ qui sur la base du coût élevé de la réforme en déduit qu’elle « risque de porter atteinte à de précieux avantages ou droits précédemment acquis ». 

 

L’École doit-elle être réformée ? 

L’École est-elle le réceptacle d’inégalités qui lui préexistent ou est-elle aussi un facteur d’amplification voire même de création d’inégalités ? Cette question n’est pas purement théorique. Elle traverse de nombreux travaux de sociologues de l’éducation ainsi que des enquêtes nationales ou internationales (Cnesco, PISA,...) 

C’est un enjeu important parce que, trop longtemps, on a eu un discours (de gauche…) qui exonérait l’école de toute responsabilité, et donc de toute nécessité de changer puisque les causes des inégalités étaient ailleurs. Il « suffirait » donc de changer la société pour ne pas changer l’école… Cette position paradoxale qu’on peut qualifier de « gaucho-conservatisme » est malheureusement assez répandue.

 

De quelques biais de lectures et précautions 

Dessin de Aurel paru dans Le Monde
On osera difficilement dire qu’on est pour le maintien des inégalités, voire même l’élitisme. On développera plutôt des idées généreuses fondées sur la mixité sociale et la “réussite de tous”. Mais le discours public (y compris à gauche) n’empêchera pas les stratégies individuelles (et discrètes…)  pour échapper au collège de secteur, payer des cours particuliers ou réfléchir aux meilleures options ou choix de langues pour reconstituer des classes de niveaux.

On ne peut se fier au seul discours et il importe de faire la distinction entre les paroles et les actes. Cela est valable pour les parents mais aussi pour les enseignants eux –mêmes. 


Ce qui est difficile dans le cas de l’école, c’est qu’on raisonne aussi à deux niveaux d’analyse, micro et macro. 

Macro : comment peut-on améliorer/changer les structures pour lutter vraiment contre les inégalités ?

Micro : comment moi, dans ma classe, dans mon établissement, je peux y contribuer ? Est-ce que mes pratiques pédagogiques (au-delà des intentions) sont de nature à lutter contre les inégalités ? 

Et c’est là que ça se complique… ! 



Philippe Watrelot 

le 5 juin 2021




 
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