dimanche, novembre 14, 2021

Est-ce que j’ai une gueule d’endoctrineur ?

 

« École : comment on endoctrine nos enfants » la couverture du Figaro Magazine du 12 novembre 2021 a suscité de vives réactions chez les enseignants. A juste titre, car même si le titre parle de l’institution « École », ce sont bien les actes des enseignants qui sont visés par ce dossier qui s’appuie sur quelques cas isolés (et déformés) pour tirer des généralités. Même si cette attaque n'est malheureusement pas inédite, elle mérite une réponse forte. 

Non, mais… est-ce que j'ai une gueule d'«endoctrineur» ? 

 

Une vieille histoire

Un des rares avantages de l’âge c’est d’avoir un peu de recul et des souvenirs. Ces attaques ne sont pas neuves. L’École les subit depuis longtemps. Le procès en endoctrinement et en idéologie est une constante d’une certaine presse.  

Des disciplines scolaires sont particulièrement exposées : l’Histoire-Géographie, les Sciences Économiques et sociales, … Mais les sciences de la vie et de la terre, les Lettres et tout autre enseignement peuvent y être confrontés. 

Je suis enseignant de sciences économiques et sociales depuis quarante ans. Je me souviens que lors de ma première année d’enseignement, des députés s’étaient indignés que dans un manuel de SES au chapitre sur le budget de l’État, on trouvait une bande dessinée intitulée « l’escadre » où des bateaux militaires pris dans une sorte de nuage magique se transformaient en leur équivalent civil : un croiseur se transformait en lycée ou en hôpital, les mitraillettes tiraient des tickets de métro… Les professeurs de SES étaient alors accusés par ces députés de porter atteinte au moral de l’armée et d’endoctriner les élèves avec une idéologie pacifiste. 

Depuis, les attaques n’ont pas cessé. Les professeurs de SES sont vus comme de dangereux idéologues gauchistes qui ne donnent pas une image positive de l’entreprise ou qui invitent à réfléchir sur les mécanismes de socialisation genrée ou les classes sociales. La dernière attaque en date remonte à 2016-2017 (sous la houlette de Michel Pébereau) et reprochait aux programmes de ne pas suffisamment parler du marché. Ce travail de groupe de pression a payé et a donné lieu à une nouvelle version des programmes. 

En 2012-2013, on se rappelle que la panique morale qui avait cours portait sur une supposée « théorie du genre » et s’était appuyée sur les ABCD de l’égalité. La ministre des droits des femmes Najat Vallaud Belkacem à l’origine de ce dispositif a eu aussi à subir des attaques du même ordre lorsqu’elle est devenue Ministre de l’éducation. On se souvient de la polémique fabriquée de toutes pièces sur l’introduction de l’arabe à l’école ou sur la place accordée à l’Islam dans les programmes d’histoire

Les professeurs d’histoire-géographie ne sont en effet pas en reste et sont très souvent la cible des attaques contre les enseignants. Ils le sont à plus d’un titre. D’abord en tant que profs d’histoire parce qu’on les accuse régulièrement de ne pas donner une image positive de la France et de ses « héros ». Mais aussi car ils sont souvent en charge de l’Education Morale et Civique  (EMC) et donc amenés à aborder des « questions socialement  vives ». On se souvient que c’est à l’occasion d’une séance d’EMC que la rumeur qui a entrainé l’assassinat de Samuel Paty a débuté.

On pourrait donc rassembler de nombreuses Unes et de couvertures à travers les années qui montrent que ces procès en idéologies ne sont pas nouveaux. Cette couverture récente du Fig Mag fait écho à bien d’autres et nous rappelle que son ancien rédacteur en chef, Louis Pauwels dénonçait déjà en 1986 « les écoliers de la vulgarité pédagogique […] une jeunesse atteinte d'un SIDA mental.»

 

 

Qui endoctrine qui ? 

En évoquant quelques souvenirs, j’ai essayé de montrer que les programmes ont toujours été l’objet de pressions et d’enjeux politiques. A tel point qu’on peut se demander qui endoctrine qui ? Pour reprendre l’exemple des derniers programmes de SES, on ne compte plus le nombre d’heures consacrées au « marché » en Seconde et en Première avec une vision très libérale, en Terminale on enjoint de montrer comment le progrès technique peut résoudre la crise climatique mais la notion de décroissance a quant à elle, bizarrement disparu... Qui endoctrine qui ? 

On pourrait trouver d’autres exemples dans de nombreux domaines. Arrêtons nous seulement sur les programmes d’EMC. Cet enseignement était au départ lorsqu’il a été créé, fondé sur le débat et les « dilemmes ». Les programmes  ont été réécrits en gommant cette dimension et dans le sens d’une doctrine patriotique. On assiste ainsi à une rigidification des pratiques qui n’est pas sans rappeler ce qui se produit aussi dans le Primaire avec l’insistance, au mépris des conférences de consensus, à imposer une méthode de lecture. 


Ces rappels donnent tout son sens à l’article qui est peut-être le plus grave de ce dossier. Il s’agit de l’interview de Souad Ayada, la présidente du Conseil Supérieur des Programmes.

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Elle y déplore n’avoir aucun pouvoir sur le contenu des manuels et presque souhaiter qu’il y ait un manuel officiel pour chaque niveau. Cela va à l’encontre de l’autonomie des enseignants et de l’idée même de concurrence entre les éditeurs. Ne pas faire confiance au « marché » et au libre choix, voilà qui est paradoxal pour un gouvernement « libéral » ! 
Mais cela nous permet surtout de reposer une nouvelle fois la question : qui endoctrine ? 

 

 

Éduquer et respecter les valeurs de la République.

Sur les réseaux sociaux, certains commentateurs en soutien à ce dossier du Figaro argumentaient en reprochant à l’école de s’immiscer dans la sphère de l’éducation familiale. Pour ceux ci, l’École ne devrait qu’instruire et en aucune manière se préoccuper de transmettre des principes et valoriser des comportements. Elle ne devrait pas se mêler de ce qui relèverait de la famille ou de la communauté. 

Rappelons que le ministère de l’Instruction Publique n’existe plus depuis longtemps. Dès la IIIème République et Jules Ferry, on parle d’Éducation Nationale. Et l’enjeu était bien de transmettre des valeurs  qui sont celle de la République pour limiter l’influence du religieux et forger des citoyens. Il l’est toujours et plus que jamais. 

Il est là aussi paradoxal à l’heure où on ne cesse d’en appeler aux « valeurs de la République » que de refuser que l’on travaille en classe sur l’égalité des sexes et des genres, ou encore sur l’esclavage qui est la négation ultime de la liberté. La liberté qui suppose l’émancipation c’est-à-dire sortir des « assignations à résidence » et lutter contre les inégalités et les discriminations 

Il est scandaleux que dans la présentation de ce dossier du Figaro Magazine,  l'«antiracisme» soit présenté comme une idéologie et sa promotion comme de l'«endoctrinement». La Fraternité c’est le respect d’autrui et reconnaitre l’Autre dans sa singularité et sa diversité. L’instrumentalisation de la laïcité promue aujourd’hui par le ministre est bien une doctrine fondée sur l’exclusion et le déni des inégalités.  

Le « séparatisme » qu’on évoque à tout bout de champ n’est-il pas surtout dans l’existence des ghettos de riches avec des écoles privées (de diversité…) où l’enjeu est de ne surtout pas croiser des personnes différentes et de rester dans l’entre-soi. Je fais l’hypothèse que ceux qui s’indignent le plus des « foulards » sont aussi ceux qui risquent le moins d’en croiser là où ils vivent...

Je fais aussi l’hypothèse que ceux qui ont forgé le mot « pédagogisme » sont les cousins de ceux qui ont parlé en ricanant de « droits-de-l’hommisme »...

 

 

Diversion

Comme tous les enseignants, je me suis senti insulté et sali par ce dossier du Figaro Magazine qui remet en cause notre déontologie et notre sens du service public. On généralise à partir de deux exemples douteux et en donnant la parole à des personnes dont la crédibilité et la déontologie sont discutables. On cherche à donner raison à l’obsession du ministre pour le « wokisme ». 

On donne un coup de projecteur sur du vide, ou presque.  Bien sûr, on pourra trouver un.e enseignant.e qui aura eu une parole discutable, un professeur qui aura pu déraper... Quand on ne cherche que ça et qu’on ne soucie pas trop de déontologie journalistique, on trouve toujours quelques cas... Mais convenons qu’un an après l’assassinat de Samuel Paty, ce type de mise en cause est particulièrement mal venu. 

Pendant ce temps là, on ne parle pas des vrais problèmes de l’École. Se demander pourquoi le métier d’enseignant est délaissé, s’intéresser à l’escroquerie de la réforme de la formation, voilà des vrais sujets. Se demander pourquoi le Ministre a atteint un niveau de détestation jamais égalé voilà une question qui n’effleurera pas les éditorialistes vivant en vase clos. Tout comme ces premiers de la classe ne s’inquiéteront jamais du triste record de l’École Française en matière de reproduction des inégalités. C’est sur ce sujet que je souhaiterais entendre les candidats à la présidentielle !

 

En attendant, je vais continuer bien modestement, malgré tout, à enseigner ET éduquer, à donner des outils à mes élèves pour comprendre le monde et la société, à favoriser l'esprit critique et leur permettre de s’éveiller (comment dit-on en anglais ?) et de s’émanciper... 




Philippe Watrelot



 En librairie : « je suis un pédagogiste. Gommer les clichés construire une meilleure école » ESF-Sciences Humaines 2021 

 
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