« Dans une phrase, tout ce qui précède le “Mais”, n’est que Bullshit »
Ned Starck Game of Thrones (saison 1 épisode 7)
Mardi 21 aout, j'ai regardé en direct le discours de Jean-Michel Blanquer à Ludovia (drame de la procrastination, c’était ça ou préparer mes cours...). Un passage m'a particulièrement interpellé. C’est dans la première partie de son discours lorsqu’il évoque la protection et l’usage des données. Il affirme que grâce au numérique « On pourra établir pour chaque élève à chaque moment un état des lieux de ses forces et de ses besoins. C'est le sens des évaluations auxquelles je fais référence ».
Il est même précisé dans le texte issu de ce discours et publié sur le site du Ministère : « Le développement de l'intelligence artificielle (IA) dans le domaine scolaire va modifier les pratiques quotidiennes des professeurs en les aidant par exemple à recommander des contenus ou des ressources ou encore à apporter une assistance à l'évaluation et à la correction des travaux de leurs élèves. L'IA pourra également révéler de nouvelles informations sur les parcours d'apprentissage des élèves. Elle permettra ainsi aux professeurs de mettre en oeuvre des situations d'apprentissage et un accompagnement plus proches des besoins de chaque élève. »
Oui…
Jean-Michel Blanquer place donc l’évaluation par le biais du numérique au cœur de son action. Comme le souligne François Jarraud dans le Café Pédagogique, il s’agissait aussi d’une promesse de campagne. « Nous introduirons, au début de chaque année, des bilans personnalisés, de la classe de grande section à la troisième, afin que les enseignants disposent d’une base fiable et utile pour mesurer les progrès de chaque élève, et qu’ils choisissent les meilleurs outils pour un enseignement adapté aux besoins de chacun » avait annoncé E. Macron en 2017. Cela rejoint aussi des recommandations de la Cour des Comptes en février dernier : « La massification des populations scolaires impose une sommation de la mesure des savoirs transmis, maintenant possible par l’emploi de modes d’enquêtes, plus systématiques et globaux, sous forme de tests le plus souvent numérisés», écrivait la Cour.
Jean-Michel Blanquer place donc l’évaluation par le biais du numérique au cœur de son action. Comme le souligne François Jarraud dans le Café Pédagogique, il s’agissait aussi d’une promesse de campagne. « Nous introduirons, au début de chaque année, des bilans personnalisés, de la classe de grande section à la troisième, afin que les enseignants disposent d’une base fiable et utile pour mesurer les progrès de chaque élève, et qu’ils choisissent les meilleurs outils pour un enseignement adapté aux besoins de chacun » avait annoncé E. Macron en 2017. Cela rejoint aussi des recommandations de la Cour des Comptes en février dernier : « La massification des populations scolaires impose une sommation de la mesure des savoirs transmis, maintenant possible par l’emploi de modes d’enquêtes, plus systématiques et globaux, sous forme de tests le plus souvent numérisés», écrivait la Cour.
Le numérique au service de l’évaluation et de la différenciation ? On devrait se réjouir. Et se dire que c’est une magnifique opportunité offerte par l’évolution technologique pour résoudre les difficultés de chaque élève de manière personnalisée. Et il est vrai que les outils numériques sont de formidables répétiteurs et que leur structure même permet plusieurs parcours. Les concepteurs de jeux l’ont bien compris !
Mais...
Mais... il y a évidemment des limites, des effets pervers et des inquiétudes à avoir à ce sujet.
Un souvenir personnel. En 2014 j’avais été invité au WISE, à Doha au Qatar (oui, je sais c’est mal...). Ce grand raout international a été pour moi l’occasion de sortir une nouvelle fois (après mon séjour à New York) du cadre franco-français et d’écouter des chercheurs d’autres pays.
Je me souviens en particulier de la conférence d’un intervenant anglais absolument passionnant : Graham Brown-Martin. Il avait intitulé sa conférence : “Personalized learning : Tailored or taylorised ?" avec un jeu de mots qu’on pourrait traduire ainsi : “pédagogie différenciée : du sur mesure ou du taylorisme ?” Car le propos de l’auteur était de se demander si à l’époque du “Big data” et des données recueillies par différents acteurs sur les élèves et leurs acquis, on n’est pas plutôt en train de rentrer dans une sorte d’organisation scientifique du travail d’apprentissage que dans une réelle personnalisation.
Sur le moment, je n’ai pas vu toutes les implications de cette analyse parce que, en France, le big data n’était pas encore vraiment un sujet (pour moi). Mais cette phrase m’est restée en mémoire. Et aujourd’hui, avec l’approche techniciste prônée par le Ministre et ceux qui le conseillent (et en particulier l’institut Montaigne), elle fait sens. Il est vrai que les Etats-Unis sont précurseurs en la matière. L’éducation étant du ressort des États et des comtés, il était nécessaire de se doter d’outils d’évaluation nationaux pour comparer les systèmes et les élèves. On peut dire que d’une certaine manière les comparaisons internationales du type PISA sont issues de cette logique comparatiste datant des années 60. La logique d’évaluation s’est intensifiée avec la loi No Child Left Behind (en 2001). Et, avec le recul, on peut en voir les dérives aujourd’hui.
Dérives
« Teaching to test » La première dérive est résumée dans cette formule. Puisque l’évaluation, aux USA, joue un rôle important dans les moyens attribués aux établissements et même dans la rémunération des enseignants, il est tentant de se concentrer sur les modalités d’évaluation et d’orienter tout l’enseignement sur la réussite à ces tests.
La deuxième dérive est évidemment liée : c’est celle de mesurer l’ “efficacité” et la performance des enseignants et des établissements à l’aide de ces tests. Il y aurait un long billet à faire sur l’évaluation des enseignants et ses limites. On peut dire simplement que dans un travail tel que celui-ci qui se fait normalement en équipe et dans un contexte spécifique, il est extrêmement difficile d’isoler une variable individuelle dans la “boite noire” qu’est l’enseignement. On peut dire aussi que l’évaluation individuelle peut conduire à des phénomènes de compétition néfaste à la coopération dans un métier déjà trop individualiste.
Pavlov n’est pas mort (Taylor non plus...)
Mais revenons à ce que disait Graham Brown Martin : « tailored or taylorised »? Si le numérique peut susciter le fantasme d’une personnalisation, il y a aussi le risque que les apprentissages ne se résument à une répétition de la même tâche jusqu’à ce qu’elle soit bien exécutée. Le behaviorisme cher au chien de Pavlov n’est pas mort...
En fait avec la généralisation des bases de données d’exercices, on peut aboutir à l’image d’enfants tous penchés sur leurs tablettes avec un casque sur les oreilles et répétant les exercices. Cette image vous semble excessive ? C’est pourtant celle qu’on trouve en visionnant les reportages sur le programme PARLER en CP, piloté par « Agir pour l’École » et l’institut Montaigne et qui a les faveurs du Ministre et de son conseil scientifique.
Le taylorisme éducatif ne concerne pas que les enfants mais aussi les enseignants. Il y a transformation de leur rôle dans cette perspective. Leur rôle d’expert est remis en question dans la mesure où c’est l’algorithme (et demain l’IA) qui décide de la progression des élèves et des réponses appropriées à lui apporter. Tout comme l’ouvrier qualifié a été dépossédé de la maîtrise de son travail et est passé à un travail prescrit par le « bureau des méthodes » dans le taylorisme y compris sous ses formes contemporaines (les statistiques nous montrent que le travail prescrit n’est pas mort et se développe y compris dans les services).
La tentation de ce taylorisme éducatif est grande pour la technostructure qui nous gouverne. J’avais essayé de le développer dans un billet récent intitulé « Je pense donc tu suis ». Les “sachants” se moquent de la négociation, de la concertation et des corps intermédiaires puisqu’ils ont réfléchi et qu’ils ont LA solution. Et, plus que tout, c’est l’idée même du collectif qui est remise en question dans cette vision libérale à la fois du métier d’enseignant mais aussi d’une certaine manière de l’apprentissage lui même.
Et si on parlait de pédagogie ?
Je suis loin d’être un technophobe. Je me passionne pour les outils numériques depuis les années 80. Et j’utilise depuis longtemps l’informatique en classe et en formation. Mais ce qui me plaît et me semble le plus intéressant, c’est de mettre plusieurs élèves face à un même écran. Ils ne sont que très rarement seuls face à l’ordinateur. Je crée des dispositifs, ou je les place devant des outils, qui permettent la coopération et l’interaction pour résoudre un problème. Et je ne suis pas seul à penser que cette dimension collective est indispensable pour mieux construire les savoirs.
L’exemple des Twictées est intéressant à cet égard. On retrouve ici une dynamique qui était déjà celle de la correspondance scolaire du temps de Freinet. D’autres usages vont dans le même sens à tous les niveaux de la scolarité.
Graham Brown Martin concluait son intervention en 2014 en rappelant (comme d'autres le font en France) que les outils numériques sont ce qu’on en fait et que rien ne se fait sans pédagogie (“There is no causal link between any technology and improved learning outcomes...technology does not teach...teachers do”). Bien loin d’une vision techniciste, il faut redire l’importance de la pédagogie et des choix qu’elle implique.
Individualisme ou travail collectif ? Répétition ou construction des savoirs ? travail prescrit ou autonomie des équipes ? Le choix d’une pédagogie c’est aussi très “politique” et porteur de valeurs. Il me semblait utile de le rappeler.
Philippe Watrelot
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