Depuis 2017, la même consigne donnée sur les réseaux sociaux : « donnez 3 mots pour caractériser l’’éducation au cours de l’année ». Le nuage de mots qui en ressort comporte des constantes (mais aussi des nouveautés) qui reflètent bien l’état d’esprit des enseignants.
Au fil des années, le volume de réponses que j’ai obtenu s’est accru : 110 répondants en 2017, 230 en 2018, 340 en 2019, 430 en 2020, 800 en 2021, 701 en 2022, 675 en 2023 et 697 pour cette année 2024. Comme je le rappelle à chaque fois, malgré cela cet exercice reste sans prétention et n’a pas à proprement parler de valeur scientifique. Cela dit, bien des sondages paraissant dans la presse où on affirme avec force que « les français pensent que… » ont une méthodologie aussi discutable.
La méthode est en simple et je l’ai rappelée plus haut. Il s’agit de donner 3 mots (ou expressions) pour résumer/caractériser la manière dont on voit l’actualité de l’éducation. Le mode de recueil peut évidemment introduire un biais. En effet, les personnes qui s’expriment sont celles qui me suivent sur les réseaux sociaux : elles ne sont pas totalement représentatives « des enseignants », mais sont tout de même très diverses.
Le choix de trois mots est évidemment réducteur et interdit la nuance. J'aurais pu « orienter » les réponses en demandant trois mots positifs et trois mots négatifs... Mais on me l'aurait reproché et cela n’aurait pas permis, à mon sens, de saisir justement le « moral » des enseignants.
Enfin, il y a peut-être une limite qui tient à une logique bien connue : il est possible que les répondants avancent davantage les mots dont ils pensent qu’ils seront choisis que ceux qui reflètent vraiment leur état d’esprit. Les nuages, où les mots sont plus ou moins gros selon leur fréquence, peuvent donc refléter le caractère grégaire des réponses. Rajoutons que je « toilette » les réponses pour harmoniser les mots (singulier/pluriel, verbe/adjectif, mots voisins… ).
Ce petit questionnaire avec toutes ses limites permet malgré tout d’avoir une photographie qui me semble assez juste d’une partie de l’opinion enseignante. En reprenant les synthèses publiées pour les années 2017, (en 2018, il y a eu un nuage mais pas de synthèse), 2019, 2020, 2021, 2022, 2023… on peut même construire un début de film puisqu’on peut porter un regard rétrospectif sur les huit années qui se sont écoulées depuis 2017. Je m’y suis risqué dans deux textes parus l’an dernier, l’un pour la revue en ligne RessourSES destinée aux professeurs de sciences économiques et sociales et l’autre pour la revue Après Demain publiée par la fondation Seligman.
Mépris : causes et conséquences
Si le mot « Mépris » avait eu une taille exactement proportionnelle à sa fréquence, il n’y aurait pas eu de nuage de mots car il aurait occupé tout l’espace. Sur 2060 mots recueillis, le mépris revient 272 fois ! Le deuxième en importance c’est la « Fatigue » avec 75 occurrences.
Il est à noter que dans la rétrospective 2017, ce mot n’apparaissait pas. Il a surgi et s’est développé avec l’ère Blanquer. A partir de 2019 il ne quitte plus la première place. Il y aurait tout une chronique (voire un livre entier !) à faire sur les raisons et les formes de ce mépris ressenti. Il tient autant au management avec sa bureaucratie déresponsabilisante, à la politique salariale qu’à la perte de prestige et à l’image des enseignants dans l’opinion (ou du moins l’image que ceux-ci croient avoir…). Ce sont des mots qui relèvent du registre de la « Fatigue » (75 occurrences) ou de la « Lassitude » (37) ou bien encore de l’ « Épuisement » (45) voire de la « Souffrance » (18) qui accompagnent ce ressenti. Cet état d’esprit a évidemment des conséquences : du « Découragement » (16) ou de la « Démotivation » (10) pour des enseignants « Désabusés » (7). On parle même de « Démission » (7)
Tous ces éléments confirment l’existence d’un « malaise » enseignant ou plutôt d’un ensemble de « malaises ». Ils sont liés aux mutations du métier qui sont vécues différemment selon les générations mais aussi au fort sentiment de « Déclassement » (9) et d’ « Abandon » (32) qui se mesure aussi bien par la perte de pouvoir d’achat que par la remise en cause d’un certain prestige social. Le malaise est enfin une « Perte de sens » (6) Les enseignants se questionnent sur les finalités de leur travail et la multiplication des attentes de la société à l’égard de l’École
Tout cela n’est pas nouveau. Le « Top 10 » de 2024 n’est guère différent des années précédentes. Cette constante pose un problème qui est celui de la conduite du changement. Elle renvoie à une question que je ne cesse de poser dans de nombreux textes : comment réformer un système si les acteurs sont fatigués, en "souffrance", se sentent méprisés et déclassés ?
MinistreS
A cette question récurrente s’en rajoute une autre qui est celle de la gouvernance. Comment peut-on avoir le sentiment d’être écouté et considéré quand ce sont cinq ministres qui se succèdent au cours d’une même année ?
Plusieurs répondants avaient écrit spontanément le mot « MinistreS » (37) avec cette graphie particulière pour mettre en évidence le pluriel. J’ai donc choisi d’harmoniser les réponses avec cette orthographe qui symbolise l’ « Instabilité » (61).
La question n’est pas seulement celle du nombre de ministres mais aussi celle de leur « Incompétence » (32) ou de leur « Amateurisme » (4).
Pour d’autres, c’est l’ « Autoritarisme » (11) qui est mis en évidence avec des décisions prises sans concertation. C’est le fameux « Choc » (13) des savoirs et ses « Groupes de niveaux » (6). Mais le choc va plus loin que cette seule réforme on peut aussi citer l’augmentation des jours de « Carence » (6) et le « Manque de moyens »
Le sentiment qui ressort de ce questionnaire et des explications qui accompagnent les réponses, c’est que la politique menée conduit à une « Casse » (10) du « Service Public » (5) voire à un « Saccage » (6) ou un « Naufrage » (8). On s’indigne de la « Précarisation » (9) et de la « Privatisation » (9).
Et cette politique n’est pas à la hauteur des enjeux et en particulier de la lutte contre les « Inégalités » (21) ou les « Injustices » (8)
(un peu d’) « Espoir »
On pourrait poursuivre longtemps cette litanie de termes négatifs. Mais derrière ce nuage bien sombre et toxique, il y a aussi (et même de plus en plus) des termes positifs. De nombreuses personnes qui ont répondu distinguent leur analyse de la situation globale de l’éducation en France de ce qu’ils vivent dans leur classe.
C’est l’« Espoir » (20) qui est placé assez haut dans le palmarès, tout comme les mots « Équipe » (14), « Projets » (14) et même le « Plaisir » (14) et la « Passion » (9) . Parce qu’il y a les « Élèves » (8), il y a aussi encore de l’ «Engagement » (7)
Que le lecteur ne se méprenne pas. Il n’y a pas d’un côté des enseignants bisounours et naïfs qui voient tout en rose et de l’autre côté des professeurs cyniques et désabusés. Pour avoir lu attentivement, recueilli et compilé toutes les réponses, je l'affirme : ce sont les mêmes !
Si ce plaisir d’enseigner existe, si les élèves et la belle mission de service public justifient l’engagement, ils ne peuvent servir de prétexte pour la culpabilisation. On a trop parlé de « vocation » pour masquer le fait que nous exerçons un métier qui doit être reconnu à sa juste valeur pour son expertise et son rôle majeur dans la société
Si cette enquête peut être vue négativement comme l’expression d’enseignants qui ne cesseraient de se « plaindre », j’aurais alors raté mon objectif. La déploration est justifiée et elle doit être entendue et traitée par les décideurs. Car, répétons le, pour pouvoir penser l’École de demain, il faut d’abord panser l’école d’aujourd’hui.
Ph. Watrelot le 7 janvier 2024
Vous trouverez ci-dessous les 100 premiers mots issus de la “récolte’ de cette année. Je joins aussi une rétrospective des palmarès des 10 mots les plus fréquents depuis 2017