samedi, octobre 19, 2013

Bloc Notes de la semaine du 14 au 20 octobre 2013



Retour sur un emballement – Sanctuaire - dentifrice – “elle seule” - Misère ! - .



Le bloc-notes de la semaine est consacré essentiellement à l’affaire Léonarda sous ses différents aspects. Pourquoi cet événement, absolument pas exceptionnel a t-il pris autant d’ampleur ? Que veut dire “sanctuariser” l’École ? Quel rôle a joué la mobilisation lycéenne ? L’intervention du chef de l’État peut-elle calmer l’incendie ou au contraire le relancer ? Les pauvres doivent-ils être aimables pour qu’on les aide ?



Retour sur un emballement
je n'ai pas compris tout de suite ce qui se passait, j'ai cru que c'était la mère de Léonarda qui voulait être rassurée et en fait, c'était le maire de Levier, commune de résidence de Léonarda, qui m'a précisé qu'il savait que nous nous rendions à Sochaux et il me demandait expressément de faire arrêter le bus. Dans un premier temps j'ai refusé en précisant que ma mission était d'aller à Sochaux avec tous les élèves inscrits pour cette sortie pédagogique (visite de lycées + visite de l'usine Peugeot). Le maire de Levier, Albert Jeannin, m'a alors passé au téléphone un agent de la PAF qui était dans son bureau : son langage était plus ferme et plus directif, il m'a dit que nous n'avions pas le choix que nous devions impérativement faire stopper le bus là où nous étions car il voulait récupérer une de nos élèves en situation irrégulière : Léonarda Dibrani cette dernière devait retrouver sa famille pour être expulsée avec sa maman et ses frères et sœurs ! Je lui ai dit qu'il ne pouvait pas me demander une telle chose car je trouvais ça totalement inhumain ... il m'a intimé l'ordre de faire arrêter le bus immédiatement à l'endroit exact où nous nous trouvions, le bus était alors sur une rocade très passante, un tel arrêt aurait été dangereux ! Prise au piège avec 40 élèves, j'ai demandé à ma collègue d'aller voir le chauffeur et nous avons décidé d'arrêter le bus sur le parking d'un autre collège (Lucie Aubrac de Doubs). J'ai demandé à Léonarda de dire au revoir à ses copines, puis je suis descendue du bus avec elle, nous sommes allées dans l'enceinte du collège à l'abri des regards et je lui ai expliqué la situation, elle a beaucoup pleuré, je l'ai prise dans mes bras pour la réconforter et lui expliquer qu'elle allait traverser des moments difficiles, qu'il lui faudrait beaucoup de courage... Une voiture de police est arrivée, deux policiers en uniforme sont sortis. Je leur ai dit que la façon de procéder à l'interpellation d'une jeune fille dans le cadre des activités scolaires est totalement inhumaine et qu'ils auraient pu procéder différemment, il m'ont répondu qu'ils n'avaient pas le choix, qu'elle devait retrouver sa famille [...] ”.
C’est ce récit (il me semble) de la professeure d’Histoire-Géographie qui accompagnait cette sortie scolaire qui a tout déclenché. Il est paru le 14 octobre 2013 dans le blog de RESF sur Médiapart. Ce témoignage émouvant a énormément circulé sur les réseaux sociaux (FaceBook, Twitter, etc.) et a grandement contribué à l’indignation collective. Les revues de presse de la semaine écoulée ont rendu compte de la montée de celle-ci. Le débat est aussi devenu politique, on a demandé une enquête sur les conditions de l’expulsion, beaucoup d’hommes politiques sont intervenus. Les lycéens se sont mobilisés contre cette expulsion et d’autres du même type. Et cette polémique a pris un nouveau tour puisqu’elle donné lieu ce samedi 19 octobre à une intervention de François Hollande supposée mettre un terme à toute cette affaire.
Raté...


Sanctuaire
Extirper une adolescente de 15 ans d'un bus scolaire pour l'expulser ensuite vers le Kosovo est un acte profondément choquant. Cela a suscité une émotion dans le pays, notamment chez les lycéens. Même si, selon un sondage BVA - Le Parisien, seuls 46 % des Français se déclarent choqués et 65 % sont opposés à une annulation de l'expulsion. Bien sûr, les résultats de l’enquête sont très différents selon le positionnement politique des personnes interrogées. Les sympathisants de gauche disent ainsi majoritairement (68 %) avoir été choqués par les conditions de l’interpellation de Leonarda. En revanche, 89 % des sympathisants de droite approuvent la position du ministre socialiste…
Qu’est-ce qui choque dans cette interpellation ? Que cela se passe à l’École. Car, à tort ou à raison, il faut bien reconnaître qu’il y a de nombreuses expulsions et que cela n’a pas, jusque là, provoqué de fortes mobilisations. Le récit fait par la professeure d’Histoire-Géographie nous donne à voir une jeune fille interpellée pendant un voyage scolaire sur le parking d’un collège Lucie Aubrac ( !) et presque devant ses camarades. C’est Mara Goyet, très inspirée en ce moment, sur son blog hébergé par leMonde.fr , qui résume assez bien la position de nombreux enseignants en affirmant que “l’expulsion est la négation même de l’éducation ”. Et elle argumente : “L'Ecole de la République, c'est toute sa grandeur, accueille tous les enfants, qu'ils aient des papiers ou non, qu'ils soient en règle ou en situation illégale. Elle leur offre une éducation, qui est un long processus, qui, année après année, édifie une culture, des savoirs, un lien fort avec le pays. Il n'est pas acceptable, pour des enseignants comme pour des élèves, que l'on retire du jour au lendemain à un enfant ce qui lui a été offert (il n'est pas responsable de sa situation illégale), qu'on le coupe de son établissement, de ses camarades, de sa scolarité, de ses professeurs (qui s'en sentent responsables), qu'on interrompe ainsi, brutalement, ce qui s'échafaude jour après jour. De fait, ce type de mesure est la négation même de l'enseignement et de tout ce qu'il suppose (temps, continuité, responsabilité, égalité, confiance). Evidemment, j'en ai conscience, cette conviction est délicate car elle rend l'application de la loi problématique, elle ouvre la porte à nombre de dérives, elle entre en contradiction avec quantité de considérations légales, pragmatiques, réalistes. Mais enfin, c'est ainsi.”.
Vincent Peillon n’a pas dit autre chose lorsqu’il a déclaré au sortir du conseil des ministres qu’il souhaitait qu’on “sanctuarise” l’École (voir le billet de Cl. Lelièvre sur ce sujet) . Car en effet, aujourd'hui, l’École n’est pas un sanctuaire. Si les interpellations au sein d'établissements scolaires ont toujours choqué l'opinion, il faut rappeler qu'elles ne sont en rien illégales. Un article du Monde nous rappelle que contrairement aux universités, les écoles, collèges et lycées ne bénéficient pas d'exemptions particulières ou d'un statut juridique à part qui les rendraient inaccessibles à la police. Ce même article nous redit aussi que le cas de Léonarda est loin d’être exceptionnel même s’il a bénéficié d’un traitement médiatique qui, lui, est inédit.
On peut même aller plus loin et s’interroger sur l’idée même de “sanctuaire”. Il peut y avoir beaucoup d’hypocrisie derrière cette appellation. S’il s’agit simplement de continuer à expulser des jeunes scolarisés mais à l’abri des regards… Car ce qui choque aussi c’est que cette expulsion vient après presque cinq ans de séjour en France. Autrement dit, Léonarda qui déclare avoir quinze ans a passé le tiers de sa vie et l’essentiel de sa scolarité en France. Et, même si elle n’est pas forcément la « bonne élève » modèle qu’on aurait souhaité, ce simple fait modifie la donne et contribue à rendre aberrant son “retour” vers un pays qu’elle ne connaît pas. La scolarité qu’elle a suivi est le signe d’une intégration en cours. C’est donc aussi le fonctionnement du droit d’asile et des procédures qui l’encadrent qui est à requestionner.

Dentifrice
Les lycéens, c’est comme le dentifrice, c’est facile de les faire sortir du tube, beaucoup plus difficile de les faire rentrer… ”. Citée dans un article de Luc Bronner du Monde daté du 11 février 2005, la blague est attribuée à un haut-fonctionnaire inconnu (?) de l'Éducation Nationale et souvent reprise depuis. Indéniablement, la mobilisation lycéenne a joué un grand rôle dans la réaction politique et notamment dans la prise de parole de François Hollande.
Pour un président qui avait fondé sa campagne électorale sur la jeunesse et l’éducation, la menace d’une mobilisation lycéenne apparaît comme un symbole négatif fort.
Ouvrons une parenthèse pour noter qu’Il y a des hasards de calendrier qui font sourire ou réfléchir. Cette dernière quinzaine c'étaient donc les semaines de l'engagement des lycéens...! Le site du ministère nous apprend que “ chaque lycéen de France bénéficiera d'une séance de formation sur l'engagement citoyen et la participation des élèves au lycée. ”. Les séances de travaux dirigés se sont faites en extérieur… Et les appels au calme et au retour en classe du Ministre Peillon n’ont eu que peu d’effets.
Deuxième effet “pas cool” de cette mobilisation on sait aussi d’expérience que les manifestations lycéennes débouchent souvent sur des débordements. Il ne s’agit évidemment pas du fait des lycéens mobilisés et motivés mais des jeunes (en lycée ou non) qui profitent de cette situation anomique pour casser et “dépouiller”. Enseignant en banlieue depuis très longtemps, je peux témoigner que, loin de l’angélisme et sans catastrophisme excessif, c’est un schéma malheureusement classique. Il ne manquerait plus alors que la mobilisation lycéenne se double d’émeutes urbaines et d’une crise de banlieues qui ne demande qu’à s’enflammer pour que la situation du gouvernement empire encore plus… !

elle seule…
A la suite de cette affaire, une enquête administrative a été diligentée au sein du ministère de l’Intérieur pour savoir s’il n’y avait pas eu de faute dans son déroulement. C’est la remise de ce rapport (lisible et téléchargeable sur le site du Ministère ) qui a déclenché le retour précipité de Manuel Valls de son déplacement aux Antilles. Et c’est ce même rapport sur lequel s’appuie la brève intervention télévisée du président de la République le samedi 19 octobre à 13h. Lui, qui répugne à intervenir à chaud, comme nous le rappelle un article du Monde s’est vu contraint de prendre la parole et de s’engager dans cette polémique qui touche un partie de son électorat et de la jeunesse.
A ceux, majoritaires dans l'opinion à en croire les sondages, qui réclament avant tout la "fermeté" et à quelques mois des municipales, le président de la République a donné des gages : "Il n'y a pas eu de faute, la loi a été respectée", a-t-il déclaré. Mais il concède l'annonce d'une prochaine "instruction" prohibant toute interpellation d'enfants dans "le temps scolaire", c'est-à-dire "aussi bien à l'école, dans le cadre de sorties ou dans les centres de loisirs". Voilà pour la “sanctuarisation”. Mais comme nous le disions plus haut, cela ne tranche pas le débat (qui n’a en fait jamais été posé) sur le sort des élèves étrangers en cours de scolarité.
S’il n’y a pas eu de faute et que le rapport conclut au respect de la loi, les deux auteurs notent cependant un manque de discernement dans l’application des règles. Le rapport insiste aussi sur le fait que les forces de l'ordre n'ont pas, à ce sujet, saisi leurs hiérarchies et que le préfet n'a été averti que tardivement. C’est sûrement en s’appuyant sur cette partie du rapport que F. Hollande propose une mesure pour le moins ambiguë. Il a en effet indiqué que l'adolescente pourrait poursuivre sa scolarité en France si elle en faisait la demande, mais que sa famille, dont les demandes d'asile ont été déboutées, ne pourrait pas suivre. "Si elle le demande, un accueil lui sera réservé, à elle seule", a insisté le président de la République.
Cette décision qui cherche à ménager la chèvre et le chou ne semble pas apaiser les choses. Elle est l’objet de nombreuses critiques politiques que nous ne développerons pas ici. Les questions pratiques sont elles aussi nombreuses. Et ses frères et sœurs, eux aussi scolarisés en France quel sera leur sort ? Une jeune fille de “quinze ans” peut-elle être séparée de ses parents ? Et le sort des autres élèves expulsés (et notamment Khatchik, renvoyé en Arménie ) est-il réglé ?
Je ne sais plus quel est l’homme politique qui avait dit que gouverner ce n’est jamais choisir la meilleure mais la “moins pire” des solutions. Certes, mais ici, cette “synthèse” n’apparaît-elle pas plutôt comme le signe d’une indécision ? Une Valls-hésitation ?

Misère !
Ça se complique…
Car ce serait plus simple pour la bonne conscience si les gens qui sont les “héros” de cette affaire étaient sympathiques et hors de tout reproche. Ben non, ce n'est pas le cas...
Le rapport le montre bien . Le père de famille a menti, il vient de l’avouer. Il ne semble pas avoir donné suite aux propositions d’embauche qui lui avaient été faites. Il aurait été aussi violent à l’égard de sa femme et de ses enfants. Quant à la jeune Léonarda, le rapport indique (page 17) que "selon les données recueillies par la mission, les absences de Leonarda au collège sont de 66 demi-journées en 6e, 31 en 5e, 78 en 4e et 21 1/2 depuis le début de l'année scolaire actuelle." Et le rapport indique même (page 9) “D’après les déclarations recueillies par la mission, la jeune fille découchait régulièrement. ”.
Salauds de pauvres criait Jean Gabin dans “La traversée de Paris”. Il faudrait que tous les pauvres soient exemplaires, dignes, propres, probes, beaux... comme dans ces romans édifiants du 19e siècle. Mais la misère n’est pas forcément exemplaire. Tout comme les élèves en échec ne sont pas forcément aimables….
Car, ces mensonges, ces entrées clandestines, ces expulsions,… elles sont d’abord le produit de la misère. Et le repli sur soi et la crainte de l’étranger sont aussi le produit de la crise et d’une sorte de misère économique mais aussi morale et intellectuelle.
C’est pourquoi, il est préférable de finir sur une note sinon d’espoir, du moins un peu plus optimiste en rappelant que cette semaine était aussi celle de la  27e journée du refus de la misère organisée par ATD-Quart Monde. On pourra lire sur le site des Cahiers Pédagogiques un reportage sur cette initiative et où on insiste en particulier sur le rôle que doit jouer l’École dans cette lutte essentielle. Rappelons les mots de Joseph Wresinski, le fondateur de cette journée, loin des égoïsmes et des peurs de l’autre « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l’homme sont violés. S’unir pour les faire respecter est un devoir sacré. »

Bonne Lecture et à bientôt (après les vacances)



Philippe Watrelot

2 commentaires:

guy Morel a dit…

Cher Philippe Wattrelot,
vous signalez deux collectifs qui s'intéressent aux programmes scolaires. La moindre des choses en matière d'information sur ce sujet aurait été d'en signaler un troisième, le GRIP, et d'autant plus qu'il est je crois le seul à s'être donné la peine d'en rédiger.
Cordialement.
Guy Morel, secrétaire du GRIP.

Watrelot a dit…

je crois que le commentaire concerne le billet précédent. Toutefois pour répondre à la remarque, je suis prêt à parler du GRIP, dès l'instant où il a une actualité puisqu'il s'agit avant tout d'un commentaire de l'actualité éducative et une revue de presse

 
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