samedi, mars 14, 2020

Scolarovirus


La littérature a utilisé à plusieurs reprises les épidémies comme des révélateurs des dysfonctionnements d’une société et des travers de la nature humaine. On peut penser à La Peste d’Albert Camus. Jean Giono dans « Le Hussard sur le toit » fait évoluer son héros dans une Provence touchée par le choléra. Et pour reprendre les mots même de l’auteur celui-ci «est un révélateur, un réacteur chimique qui met à nu les tempéraments les plus vils ou les plus nobles»
Le coronavirus est, lui aussi, un révélateur. Il montre les limites et les contradictions de l’économie de marché, de la mondialisation, du pouvoir politique, etc. On y voit aussi se révéler les comportements les plus nobles et la « saloperie humaine » (pour reprendre une expression de Giono). 
dessin extrait de "Astérix et la Transitalique"
Avec le confinement généralisé, le virus a aussi des  effets sur le système scolaire français. Il nous montre les lacunes dans l’équipement numérique de l’école et des familles et dans la formation des enseignants. Il questionne également la définition même du métier d’enseignant, ce qui est d’actualité. Mais surtout il est le révélateur des tensions qui traversent le corps enseignant et des limites de la gouvernance de l’éducation nationale et d’une communication qui confine... au mépris. 


Travailler à distance : avec quels outils ? 
Le discours du Ministre depuis plusieurs jours s’est voulu rassurant : « tout est prêt, tout est prévu...  Les outils existent. »
On a notamment présenté le dispositif du CNED (Centre d’enseignement à distance) « Ma classe à la maison » comme une solution tout à fait adaptée. 
Certes les contenus étaient prêts... mais depuis trop longtemps. Tellement qu’ils ne sont pas toujours conformes aux nouveaux programmes ou qu’ils ne les couvrent pas entièrement. On peut aussi légitimement se poser des questions sur la robustesse de la technique. Est-on capable de supporter un très grand nombre de connexions ? 
L’autre volet sur lequel on peut s’appuyer correspond aux espaces numériques de travail (ENT) existants dans le secondaire (et dans le primaire). Si les enseignants les utilisent pour faire l’appel et remplir le cahier de textes, il existe aussi de nombreuses autres possibilités : espace partagé, exercices interactifs, mur collaboratif, casier numérique, … Mais, ces possibilités restent au final peu exploitées. 
Enfin, il y a aussi des solutions qui existent hors du cadre strict de l’éducation  nationale. Un bon nombre d’enseignants communiquent avec leurs élèves par WhatsApp ou d’autres solutions privées. Il y a aussi tous ceux qui sont des adeptes de la pédagogie inversée et qui produisent des « capsules » (petites vidéos) pour préparer leurs séances. 
Il y a donc des pratiques très hétérogènes chez nos collègues. Si les enseignants sont une des catégories sociales les mieux équipées, et qu’ils utilisent Internet pour communiquer et se documenter, leur usage du numérique en classe reste très modeste. Un des avantages des crises comme celle que nous traversons c’est que l’urgence nous conduit à des sauts technologiques importants. Pour le dire autrement et très concrètement : nul doute que dans de nombreux foyers d’enseignants, le week-end a été consacré à la découverte et à l’auto-formation accélérée d’outils numériques jusqu’ici sous-exploités !
La formation initiale et continue sur la maîtrise des outils numériques de travail à distance existe. Mais elle est, elle aussi, peu exploitée. Peut-être que tout cela permettra une prise de conscience et une réflexion sur les meilleurs moyens de la mettre en œuvre sur site et en réponse à  des besoins. On doit pointer aussi l’inégale répartition des équipements entre les établissements. La faible maîtrise des applications tient aussi au fait que dans les écoles en particulier l’équipement est très faible ou obsolète. 
Mais, plus encore, cette tension pose la question de la fracture numérique  au sein de la société. Les inégalités sociales passent aussi par là : à la fois dans l’accès à des équipements et dans la familiarité ou non avec des pratiques. Cette période de confinement peut être malheureusement celle de l’accentuation des difficultés scolaires et de l’éloignement vis-à-vis de l’École pour les plus fragiles. 
On ne peut faire le tour de la question du numérique sans aborder la question des tensions entre le marchand et le non-marchand, entre le service public, le collaboratif et les opérateurs privés. Des reportages montraient la ruée dans les magasins pour s’équiper en matériel informatique et équiper les enfants. On n’a pas le temps ici de poser la question piégée du rapport aux écrans mais celle des inégalités économiques est au cœur de notre sujet. 
On notera aussi que  de nombreux opérateurs ont annoncé que leurs solutions pédagogiques étaient rendues « gratuites » à l’occasion de cette épidémie. Mais on peut penser que le retour sur investissement se fera ensuite quand elles redeviendront payantes. Notons aussi que si ces solutions sont attirantes c’est aussi parce que, bien souvent, leur ergonomie est plus agréable et  attirante que les outils proposés  en interne par l’éducation nationale. 
Un des enjeux de la période qui vient sera d’être vigilant à ce que la marchandisation soit régulée et conservée dans des limites raisonnables


Évolution du métier TTC (toutes tâches comprises)
S’il en était besoin, le confinement nous rappelle que le métier d’enseignant ne se limite pas à la présence devant des élèves et sur le lieu de travail. L’absurdité des convocations pour se rendre dans les établissements achève de le démontrer. A quoi cela sert-il de vérifier la présence alors que le vrai travail se fait ailleurs ? 
Une bonne partie de notre travail est déjà réalisée en télétravail !
Il faudrait cesser de penser comme c’est encore malheureusement trop souvent le cas, qu’un prof ne fait rien ou si peu en dehors de ses heures d’enseignement. 
Le débat actuel sur la revalorisation et les possibles « contreparties » prend un jour nouveau dans ce contexte et semble bien dérisoire. 

Le confinement et le travail à distance percutent également une vision « magistrale » de l’enseignement. Comment faire cours quand on n’est pas face aux élèves ? Comment s’assurer qu’ils ont bien compris ? Comment évaluer ? Si ces questions pédagogiques semblent assez évidentes pour certains, elles sont loin de l’être pour d’autres.  Cela nous amène en tout cas à nous questionner sur l’accompagnement qui doit être au cœur de nos pratiques et non pas annexe. Le passage par les canaux du numérique nous conduit à questionner fortement la question de la « transmission ». C’est ainsi que se définissent nombre d’enseignants mais en oubliant que de l’autre côté de l’émetteur il faut se préoccuper de la réception. Et si nous nous définissions plutôt comme des spécialistes du « faire apprendre » ? 

Paradoxalement, alors que le confinement pourrait conduire à une logique individuelle, cette crise inédite nous oblige à nous penser en collectif de travail. Elle pose singulièrement la question de la mutualisation des ressources : nul ne peut à lui seul proposer des supports suffisants pour ses élèves. La richesse de l’internet est constitué de tous ces réseaux d’enseignants qui échangent, coopèrent et mutualisent leurs outils plutôt que d’attendre qu’on leur dicte les bonnes pratiques ». 
La coordination est aussi de mise. C’est d’ailleurs la seule raison pour laquelle on pourrait concevoir que les enseignants puissent éventuellement se retrouver. On peut construire des réponses mieux adaptées à plusieurs, créer des  synergies et éviter les redondances. 

Puisqu’on parle du métier d’enseignant, il nous faut aborder un dernier point : celui de l’engagement. Ce que l’on constate, c’est que les enseignants travaillent chez eux avec du matériel qui est le leur, qu’ils se sont payés  et qui est bien plus performant que celui qu’on trouve à l’École. Et que nous sommes une des rares professions où on apporte son propre matériel à l’École pour travailler ! 
Mais surtout cette crise montre aussi les limites de ce qui a prévalu jusque là et qui fait que l’École continue à fonctionner tant bien que mal, c’est-à-dire le recours un peu systématique et abusif au sens du service public et de l’intérêt des élèves. Ce dévouement trouve aujourd’hui ses limites. 


Fonctionnaires et service public 
« J'attends qu'on me paye une connexion internet à la maison. Ras le bol de faire le larbin » «Tant qu’on ne me fournit pas un ordinateur et  la formation qui va avec, je ne vois pas pourquoi je me dévouerais pour me faire encore avoir ». Ces phrases, même si elles ne sont pas les plus fréquentes, on peut les lire sur les réseaux sociaux. 
Cette crise sanitaire, en effet, questionne aussi notre goût collectif pour la critique et la revendication. Sommes nous capables durant cette période de taire nos disputes et de « faire nation » pour reprendre une expression présidentielle ? 
Pour certains la fracture est plus forte que le virus. On voit sur des groupes de discussion d’enseignants des appels à ne pas participer à cet effort. Des collectifs appellent à boycotter le télétravail.
Il nous faut constater qu’on a des collègues qui sont allés tellement loin dans la radicalisation et la contestation qu'ils ont du mal à redescendre et à raisonner ici par rapport à l'intérêt des élèves...
De fait, le ministère et le gouvernement payent la facture de leur surdité face aux revendications enseignantes. Alors qu'aujourd'hui on fait appel à l'intérêt supérieur de la Nation" ou plus simplement l'intérêt des élèves, certains vont dire "ce sera sans moi, marre de compter sur notre dévouement". On peut le constater, le comprendre mais aussi le regretter. 
Comment expliquer que certains enseignants  en soient toujours et encore à affirmer leur autonomie de décision alors qu’ils font partie d’un collectif de travail et de la fonction publique ? Le statut de fonctionnaire ne signifie pas, loin de là, l’absence d’esprit critique (j’essaye de le prouver) mais il trace aussi une frontière sur les limites de l’indépendance et du refus de l’injonction. 


Le virus de la méfiance 
La crise du coronavirus est aussi un formidable révélateur des incohérences et contradictions de la gouvernance de l’éducation  nationale
message émanant d'une rectrice dans une académie...
Alors que le Président  de la République rappelait jeudi les consignes très strictes liées au confinement et le risque sanitaire, on voyait arriver vendredi des convocations (émanant de recteurs-trices et de chefs d’établissements) pour que les enseignants soient présents lundi matin et même aux heures habituelles où ils ont cours. Les enseignants qui ne pourraient pas être là seraient tenus de se signaler. 
Si on est optimiste, on pourrait y voir une volonté peut-être de se laisser un ou deux jours pour organiser collectivement la transition et/ou partager les pratiques entre personnels. Mais ce n’est pas présenté ainsi. 
On peut comprendre la nécessité d'un travail collectif pour se former et échanger des idées sur les meilleurs moyens de bien faire. Cela dit, il y a quand même un petit paradoxe : on nous demande de nous déplacer pour mettre sur pied des cours à distance ! Dont on nous disait par ailleurs qu'ils étaient prêts ! (S'il y avait eu un peu plus de modestie chez notre ministre, on en serait pas là)
Mais ce qui est désagréable c'est l'implicite qu'il y a derrière les messages plus ou moins comminatoires que l'on reçoit de la part de nos hiérarchies : "bande de feignasses, ce ne sont pas des vacances". 
Les enseignants sont des cadres A de la fonction publique. Un "cadre" est payé à la mission et n'est pas supposé être soumis à des  contraintes horaires (pointeuse). Or, c'est bien ce qu'on cherche à vérifier avec cette injonction  à se présenter  sur son lieu de travail. Sans parler de l'aberration en termes sanitaires.
On a vraiment du mal à considérer les enseignants comme des adultes responsables dans ce système infantilisant où on fait l'hypothèse qu'il cherche forcément à en faire le moins possible. Et si on prenait vraiment les enseignants pour ce qu'ils sont c'est-à-dire dans leur immense majorité, des personnes responsables et soucieuses du service public et de l'intérêt des enfants et des jeunes qui leur sont confiés ? 
Parler sans arrêt d "école de la confiance" n'est que le signe de l'absence de cette vertu qui est pourtant la base de la reconnaissance et d'un management respectueux et donnant du «pouvoir d’agir»




Enseigner à distance impose à chacun et chacune de se questionner sur des valeurs centrales : la liberté, la responsabilité et la confiance. Et cela à tous les niveaux...
Quelle liberté laisser à mes élèves? Àux enseignants? Aux chefs d'établissement? Quelle confiance avons nous les uns dans les autres? L'enseignement à distance demande une vraie réflexion  accélérée dans ces domaines.
On est face à une situation inédite où les vieux réflexes du frontal, de la méfiance, de la surveillance et de l’autorité verticale  ne fonctionnent plus. 
Ce virus est donc aussi un bon moyen de voir ceux qui sont vraiment "disruptifs" et ceux qui sont justes dépassés...!

Philippe Watrelot


[ce texte a été publié sur le site d'Alternatives économiques ]

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Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.

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