« Le changement, c’est maintenu ? »
Discours d’ouverture des
assises de la pédagogie
Mardi 21 octobre 2014
D’habitude mes camarades du CRAP-Cahiers Pédagogiques sont
plutôt circonspects, voire même gênés, par mes jeux de mots et autres
calembours. Mais celui qui est devenu le titre de cette manifestation a au
contraire suscité de l’adhésion. Peut-être parce qu’il tombe juste...
Il dit en peu de mots, les inquiétudes ressenties par les
militants pédagogiques et les enseignants engagés dans la transformation de
l’école et cela bien au delà de notre propre association.
Un regard dans le
rétroviseur
Nos précédentes assises de la pédagogie se sont déroulées en
Octobre 2011. Elles avaient pour titre “Pour
une école plus juste plus et plus efficace, douze propositions pour 2012”.
Elles se situaient dans le contexte de la campagne présidentielle où
l’éducation et la jeunesse ont été des thèmes majeurs. Depuis, bien des
évènements se sont produits
- d’abord l’élection présidentielle elle même avec tous les espoirs d’une nouvelle dynamique
- puis la concertation durant l’été 2012 où nous nous sommes engagés avec optimisme en faisant de nombreuses propositions.
- à l’automne 2012, Vincent Peillon nous faisait l’honneur d’ouvrir notre manifestation consacrée la sortie de notre numéro 500. Il nous invitait dans son discours, en reprenant une phrase de Jaurès, à “fatiguer le doute”
- le 25 juin 2013 était enfin votée la loi dite de refondation après bien des retards et une année polluée par la polémique sur les rythmes.
Et surtout, depuis nos dernières assises, nous avons vu se
succéder quatre ministres de l’éducation : Luc Chatel, Vincent Peillon
bien sûr, puis Benoit Hamon et aujourd’hui Najat Vallaud-Belkacem. Je me suis
amusé à compter le nombre de ministres de l’éducation depuis les débuts de la
Ve République : 32 ! Trente-deux ministres qui ne sont restés pour la
plupart que deux ans à leur poste. Là où il faudrait de la continuité dans
l’action, au delà même des alternances politiques, c’est l’instabilité qui
prévaut !
Or on sait bien que les réformes dans le système éducatif
mettent beaucoup de temps avant de s’installer. Les résistances au changement
sont fortes.
Et il importe d’avoir une volonté politique tout aussi forte
pour maintenir les objectifs et les réformes plutôt que de céder à la première
critique.
Nous avons eu le sentiment que cette volonté politique de
changer l’École qui semblait animer le début du quinquennat s’est émoussée
devant les résistances et les conservatismes. Et les compromis concédés ont fait
douter de l’efficacité des réformes dans certains domaines. Nous ne souhaitons
qu’une chose : être contredit par la nouvelle ministre !
Le point sur les
réformes.
On l’a dit, la réforme des rythmes (qui n’est pas dans la loi) a perturbé toute la
refondation. Le plus souvent elle s’est faite a minima d’autant plus après la circulaire Hamon qui en a réduit
l’impact. Elle s’est réduite au rétablissement des cinq matinées et a mis de
côté l’impérieuse nécessité de
repenser le temps global de l’enfant. En tout cas, cette question a occupé tout l’espace et a fait négliger tous
les autres aspects de la réforme.
• Sur la formation,
on peut dire que le(s) ministre(s) n’y a pas donné toute l’attention souhaitée et c’est ainsi qu’on aboutit à une usine
à gaz ingérable et aux mains des technocrates. On ne peut que se réjouir du
rétablissement de l’alternance dans la formation des enseignants. Mais
l’organisation de la formation fortement centrée sur les concours
disciplinaires (dans le 2nd degré) et la difficulté à construire une
“culture commune” ne contribue pas à faire évoluer l’identité professionnelle. La
place du concours est à revoir tout comme la gouvernance de ces structures
exagérément complexes.
• La priorité à l’école
primaire a été un des grands axes de la refondation notamment avec le
dispositif “Plus de maîtres que de
classes”. Mais cela ne peut se limiter à une question de moyens. La
question centrale est celle de l’évolution de la pédagogie et cela passe par
une formation continue qui reste insuffisante. Il faut accompagner les
réformes !
• Il en est de même dans la refonte de l’éducation prioritaire. On peut dire que c’est peut-être le
dossier qui a le plus avancé. Mais, là aussi, la formation continue et la
mutualisation des pratiques est une nécessité oubliée.
• Le ministère Peillon a beaucoup communiqué sur l’évolution du métier enseignant en
présentant les accords de l’an dernier comme une avancée “historique”. Il
est vrai qu’il faut saluer la reconnaissance des différentes dimensions du
métier comme des petits pas dans le bon sens. Mais on reste bien loin de la
révolution annoncée et le système reste marqué par l’empilement des statuts et
des périmètres.
•Nous nous sommes beaucoup investis dans la question des contenus à enseigner et dans la réflexion
autour de la redéfinition du socle
commun. Nous saluons les efforts du Conseil Supérieur des Programmes dans
la définition d’une charte des programmes et dans l’évolution vers une logique
curriculaire où l’on serait plus clair et plus précis sur ce qui est attendu
des élèves et sur leur évaluation. Mais on voit bien que cette logique se
heurte aux conservatismes et aux
corporatismes. Et on peut craindre que les consultations et les luttes
d’influence n’aboutissent à des compromis dénaturant le sens de cette avancée
majeure.
• Enfin, comme nous le mettions en avant dès 2011, il y a
d’autres chantiers qu’il faudrait ouvrir et que la loi de refondation a
soigneusement évité. C’est le cas de la gouvernance
de l’éducation Nationale. Le système reste très jacobin et marqué par une
forte hiérarchie. Il génère des effets indésirables : force d’inertie, faible
adaptabilité aux situations locales, lourdeur des contrôles… Il contribue ainsi
à la déresponsabilisation des acteurs et est donc peu propice à l’innovation et
aux expérimentations. L’évaluation des enseignants reste en fait marquée par
une infantilisation et un manque de confiance qui ne favorise pas non plus le
travail collectif et les initiatives.
La réforme des rythmes aurait pu être aussi l’occasion d’une
mise en cohérence des actions des acteurs au sein des territoires. Si elle a eu
lieu ici ou là, cela reste bien timide au regard des enjeux et c’est toujours
la méfiance et le jacobinisme qui prévaut.
Après cette énumération, il serait tentant de nous classer
dans la catégorie des “jamais contents” et de ceux qui critiquent en
permanence. Comme nous évoquions aussi, plus haut, le fait que les réformes dans
l’éducation demandaient du temps, nous aurions beau jeu de juger dès
maintenant... On pourra nous rétorquer que toutes ces réformes sont en devenir et
qu’il faut voir le verre à moitié plein plutôt qu’à moitié vide. Et on aura
raison. L’ “optimisme de l’action” propre aux militants pédagogiques que
nous sommes nous amène à nous investir dans tous les volets de la refondation
que nous venons d’évoquer.
Les personnes qui sont rassemblées dans cet amphithéâtre
sont engagées dans l’éducation prioritaire, la formation initiale et continue,
les travaux sur les programmes, etc. Et surtout, ils agissent au quotidien dans
leur classe et dans leurs établissements pour la nécessaire transformation de
l’École. Ils ne sont pas des spectateurs critiques mais des acteurs engagés et
vigilants !
Et c’est cet engagement qui nous amène aussi à une exigence
à l’égard de cette refondation de l’École dans laquelle nous nous sommes
investis avec enthousiasme et détermination. C’est parce que nous y sommes
confrontés au quotidien que nous identifions bien les verrous et les freins duchangement et que nous souhaitons les faire disparaitre ou du moins les
desserrer.
Quels sont ces
verrous ?
Nous l’avons déjà évoqué : notre système éducatif est excessivement bureaucratique. Mais avec
une situation paradoxale : si la structure est jacobine et bureaucratique
elle est en même temps très laxiste et manquant de fermeté sur les principes et
les finalités. Comme le dit François Dubet : « Les ministres de l’éducation sont des acteurs faibles à la tête d’une
administration extrêmement puissante mais mal pilotée, observe t-il. Aucun changement ne peut être entrepris sans
le consentement des enseignants, et c’est tant mieux. Mais ce principe
d’adhésion est allé trop loin : l’école semble appartenir aux professionnels de
l’école, elle a échappé aux politiques. » .
Pour Antoine Prost dans son livre magistral “Du changement dans l’École” :
« La réforme n’est pas possible sans
l’administration mais l’administration telle que nous l’avons rend impossible
la réforme pédagogique ». Dans son livre, il montre bien que les « réformateurs »
que sont les mouvements pédagogiques et quelques noyaux dans les syndicats sont
souvent mal vus de l’administration qui n’aime pas qu’on lui dise ce qu’elle a
à faire et qui redoute qu’on casse trop les routines dont elle a besoin pour
être efficace. La logique
bureaucratique à l’œuvre conduit bien trop souvent les cadres
intermédiaires à produire de la
procédure pour se convaincre d’exister… On retrouve là, les logiques de
territoire évoquées plus haut.
C’est aussi lié à la
confusion entre deux fonctions qui sont les fonctions d’animation d’une part et
les fonctions d’évaluation (individuelle) d’autre part. L’une pollue l’autre…
Et on aboutit ainsi à des effets pervers: comportements infantilisants,
clientélisme, contrôle a priori, paperasserie, conformisme…
Il importe donc de redonner de la marge de manœuvre aux équipes
enseignantes et de la capacité d’action. Ce que l’on appelle en anglais de l’empowerement. Mais une capacité d’agir
qui se situe au niveau de l’autonomie des équipes et non pas dans une “liberté
pédagogique” qui est trop souvent la liberté de ne rien changer. Il faut aussi
que la logique du changement ne soit pas dans des “lois bavardes” (pour
reprendre une expression d’Antoine Prost) mais dans des dispositions qui
permettent les transformations “à bas bruit”.
Antoine Prost, toujours lui, identifie un deuxième verrou.
« tout se passe, nous dit-il, comme si l’on pouvait tout changer dans
l’Education nationale sauf l’enseignement lui-même. Toutes les réformes sont
possibles sauf la réforme pédagogique, malheureusement c’est la plus
importante ». Le deuxième verrou ce sont donc les enseignants eux-mêmes. Ou plutôt les conservatismes et les
corporatismes. Mais qu’on n’attende pas de moi une critique facile des
enseignants pour le plaisir, j’en suis un moi même et je m’inclus dans la
critique. Les conservatismes sont souvent dans les discours mais pas forcément
dans les pratiques. Le système lui même conduit à l’infantilisation et la
formation reçue renforce les corporatismes en construisant une identité
professionnelle réduite (dans le second degré) à la seule référence disciplinaire. Innover, changer, c’est donc aussi “s’autoriser”, car les barrières sont
bien souvent celles de nos propres routines et nos représentations. Et
peut-être qu’innover c’est en fait “agir en fonctionnaire
responsable” et simplement appliquer la loi...
Un autre blocage réside dans l’aspect très individuel voire intime du métier. La critique du système éducatif est
prise par de nombreux enseignants comme une critique de leur propre travail. Un
travail qui reste beaucoup trop individuel alors que la transformation de
l’école passe par la généralisation du travail d’équipe.
Beaucoup d’autres se réfugient derrière l’attente d’une
réduction des inégalités dans la société pour se dispenser d’agir au quotidien
dans leur classe.
Quant à l’opinion, à
l’exception de quelques sujets vus sous l’angle pratique (“à quelle heure, vais-je récupérer mon gamin à l’école”) elle semble
peu intéressée par les questions éducatives. Ce sont autant de verrous qui
empêchent une réelle évolution du système.
Mais les blocages sont aussi dans la manière dont cette
refondation a été menée jusque là.
Un slogan pour la
refondation
Le gouvernement trouverait un véritable soutien en mettant
en avant une véritable refondation, mais à condition qu’il en assume le
caractère global et en dessine sans hésitation les contours. Ce qui a manqué
jusqu’à maintenant.
Au lieu de cela, il s’est épuisé depuis deux ans dans des
initiatives sectorielles qui, si pertinentes soient-elles, n’ont pas été
rattachées à un véritable projet et dont les inévitables difficultés de mise en
œuvre ont été saisies comme prétexte par ses adversaires politiques pour
occuper le terrain médiatique, tandis que des concessions excessives ont
renforcé les conservateurs en décourageant tous ceux qui auraient pu appuyer ce
nécessaire mouvement de refondation. La question de l’évaluation ou celle de la
place des parents dans l’Ecole subira le même sort si un objectif supérieur
n’est pas affirmé.
Image extraite du site “Bescherelle ta mère” |
Il a donc manqué un slogan à cette refondation. Une
indication sur le chemin à suivre. Un “grand récit” pour reprendre une
expression à la mode. On aurait aimé entendre rappeler que ce que l’on n’ose
plus appeler la “refondation” a d’abord pour enjeu de construire une école
vraiment démocratique et de lutter contre les inégalités et l’échec.
Combien de “Pisa-Choc”
faudra t-il ? Car les résultats de Pisa tout comme les travaux des
sociologues depuis de nombreuses années nous montrent bien que notre système
éducatif ne fonctionne pas bien. Nous sommes aujourd’hui, triste record, le
pays où l’origine sociale joue le plus dans l’accès aux diplômes.
Tout se
passe comme si les derniers à avoir bénéficié de la massification de l’École
avaient refermé la porte derrière eux... Malheur aux vaincus qu’on entend assez
peu sauf lorsque de temps en temps des émeutes éclatent dans les cités
“sensibles” loin des centres villes...
Lutter contre les
inégalités ?
Il est tentant d’en déduire que la seule
solution est donc dans l’ “attente” d’un grand soir pour se dispenser de
réformer l'école. Or l’école produit aussi ses propres inégalités. Dans un
livre datant de 2010, “Les sociétés et
leur école ” François Dubet, Marie Duru-Bellat et Antoine Veretout
montraient que plus l’école est inégale et plus injuste est la société. Mais
ils démontraient aussi que le lien n’est pas aussi simple et qu’une école
injuste peut exister dans une société égalitaire et inversement. Ils
soulignaient qu’ “on peut donc militer
pour une école plus compréhensive et plus accueillante sans penser pour autant
que cette école changera le visage de la société. À l’opposé, il n’y a pas à
attendre que la société devienne meilleure pour améliorer l’école.”.
Pour tous ceux qui se sont donné pour slogan depuis des
années “changer l'école pour changer la
société, changer la société pour changer l'école", l’un ne va pas sans
l’autre.
Il ne s’agit pas seulement de se préoccuper de restaurer une
“école républicaine” mythifiée où la méritocratie fonctionnerait et permettrait
à des personnes issues de milieux modestes d’accéder à de hautes fonctions. Notre
indignation et notre engagement porte d’abord sur le sort réservé aux vaincus du système. Nous n’acceptons
pas que l’on s’accommode du maintien d’un noyau dur d’élèves en échec. Plus
qu’une école républicaine nous voulons une
école vraiment démocratique qui permette la réussite de tous.
Nos assises 2011 avaient pour titre “Pour une école plus juste efficace”. L’efficacité n’est pas un gros
mot libéral. On peut faire mieux avec les moyens dont nous disposons. Et
l’objectif de réduction des inégalités n’est nullement contradictoire avec plus
d’efficacité. Comme le soulignaient déjà Baudelot et Establet à propos des résultats de
PISA 2007 : “l’élite est bonne quand
la masse n’est pas mauvaise”. Faire en sorte que l’École française soit
moins sélective (ou plutôt qu’elle ne le soit que quand c’est nécessaire) n’est
pas incompatible avec de bons résultats comme le prouve les cas finlandais,
québécois ou polonais.
Conclusion
“Un militant n’est
jamais endeuillé”, cette phrase de Daniel Hameline (Cahiers Pédagogiques
n°164) me semble un bon moyen de conclure
ce discours . Certes, pour les militants pédagogiques, il peut y avoir de la
déception voire de l’amertume lorsqu’on observe le petit monde de l’éducation,
ses postures et ses blocages.
Mais cette déception ne doit pas nous dispenser d’agir là où
nous le pouvons. Au contraire. Ne soyons pas semblables à ceux que nous blâmons
et « qui sont revenus de tout sans jamais
y être allés» (Meirieu) . A nous de “fatiguer le doute”, contourner les
blocages et chercher ensemble à améliorer notre enseignement pour aller vers
une école plus juste, plus efficace, inclusive, bienveillante... A nous aussi
de convaincre le gouvernement et tous nos interlocuteurs de faire de vrais
choix !
C’est donc sur une note optimiste que je conclurais ce (trop
long) discours.
A la question “le changement c’est maintenu ? ”, nous
répondons pour notre part : OUI !
Nous serons toujours des
militants résolus et combatifs de la lutte contre les inégalités.
Philippe Watrelot
Le 21/10/2014
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