Ci dessous, je publie un texte qui est au départ un courriel adressé aux stagiaires de SES de l'ESPÉ-Paris dont j'assure une partie de la formation. Je le publie tel quel et sans modifications. En me disant que ça peut peut-être aider...
PhW
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Bonjour à tous,
Quelle cruelle coïncidence… Jeudi après-midi, en séance de formation, nous faisions un "débat sur le débat” autour de la question “Peut-on débattre de tout ? Peut-on tout laisser dire ?”…
Et puis cette série d’attentats ce vendredi 13 au soir et la sidération devant une telle horreur…
D’abord, j’espère que nul d’entre vous n’est touché personnellement ou à travers ses proches par ces attentats.
Au delà de la sidération et de la douleur, il va bien falloir être devant les élèves Lundi. C’est mon cas, j’ai cours à 8h30 avec les Terminales. Que faire, me direz vous ?
La lecture des instructions officielles contenues dans la lettre de la Ministre (publiée sur le site du MEN) donne quelques indications. « Une minute de silence sera respectée dans l’ensemble des écoles, établissements scolaires et universitaires. La ministre laisse le soin aux équipes pédagogiques d’adapter ce moment de recueillement à l’âge des élèves. Des ressources pédagogiques sur le site Éduscol, mises à disposition dans la soirée, pourront être mobilisées pour accueillir les élèves, les accompagner et nourrir les discussions.»
J’espère sincèrement qu’on ne retombera pas dans les mêmes excès et crispations autour de la minute de silence (prévue à midi) qu’en janvier. La Presse et certains politiciens avaient alors instrumentalisé les quelques incidents et refus de respecter cette minute de silence. On avait vu alors des dérives qui ont amené des enfants au commissariat et une surenchère dans l’injonction à être Républicain. J’espère que les choses se passeront mieux cette fois-ci. D’autant plus que la nature de ces attentats aveugles est différente de celle des attentats ciblés de janvier.
“Nourrir les discussions”… dit le texte de la Ministre. D’abord il faut rappeler que ce qui va se pratiquer Lundi ce n’est pas un débat ! Un débat obéit à des règles précises et a un objet tout aussi précis. En plus, un débat suppose un échange d’arguments. Or, ici, il s’agit surtout comme le dit le texte d’une “discussion” et pour le dire autrement de recueillir des ressentis ou de répondre à des questions. Ce qui n’est pas plus simple car cela peut partir dans tous les sens et être difficile à canaliser. Votre boulot va être de canaliser tout cela… Pas facile car il faut éviter de tomber dans une sorte de thérapie collective mal maîtrisée et en même temps éviter aussi de tomber (risque possible) dans les théories du complot et autres expressions des rumeurs et des pensées extrêmes.
Faut-il en parler ? Pour ma part, j’ai cours à 8h30 et je me vois mal commencer mon cours tranquillement en poursuivant le chapitre sur le commerce international… Il en sera différemment pour ceux qui ont cours plus tard. En janvier j’avais cours plus tard et j’avais directement demandé aux élèves s’il souhaitait qu’on en parle. Et la réponse avait été positive.
Nous en avions donc parlé mais cela n’avait pas duré très longtemps : à peu près une demi-heure. Et puis ensuite, nous avions repris le cours normal. Tout le monde n’avait pas parlé. Je pense qu’il ne doit pas y avoir d’obligation à s’exprimer dans ce genre de situation. Il faut cependant faire attention que nul ne se sente frustré. Étant donné le nombre de victimes, soyez aussi vigilant à ce que des élèves ne soient pas directement touchés par des décès dans leur famille ou leurs proches.
Comment en parler ? Comme je le disais plus haut, si on ne veut pas transformer cette séance en thérapie collective qu’on ne saura pas bien gérer en demandant à la cantonade “qui veut s’exprimer", il faut partir de supports. Comme on le fait en cours. Il faut aussi être très rigoureux sur les règles de la prise de parole ; écoute mutuelle, demander la parole, respect de l’émotion et de l’opinion…
Il y a plusieurs points de départs à cette discussion.Je les énumère ci dessous :
• On peut par exemple partir des dessins très nombreux qui ont été publiés dans la Presse ou diffusés sur les réseaux sociaux. Ils ont été rassemblés dans un padlet (une sorte de Tumblr) et vous pouvez facilement en faire un diaporama. A partir de là, l’émotion peut s’exprimer et on peut aussi se livrer à un travail d’analyse de l’image.
• Une démarche voisine consiste à partir des Unes des journaux. Elles sont rassemblées à plusieurs endroits (par exemple FranceTVinfo ou Sud Ouest ou encore Kiosko.net) . Et vous pouvez trouver des modalités de travail sur le site du CLEMI.
• On peut aussi avoir un point de départ avec un texte qui exprime une réflexion. Je pense plus particulièrement à deux textes. L’un est de Philippe Meirieu et est paru sur le site du Café Pédagogique : "prendre soin de l’humain”.
L’autre est de Patrick Viveret : “Il y a des actes barbares, il n’y a pas de Barbares” (paru dans Reporterre)
Ça peut être une autre manière de démarrer avec des textes pas forcément très simples mais qui obligent à se décentrer et à réfléchir.
• On peut aussi partir des faits et même en profiter pour apporter quelques connaissances. D’abord rappeler les faits : les lieux d'attentat, le nombre de morts et de blessés, ce que l'on sait des auteurs de ces crimes. Contrairement à ce que l’on pourrait croire alors que les radios et télés tournent depuis deux jours en édition spéciale permanente, les élèves ne sont pas forcément bien informés (et certains sont même mal informés et réceptifs à toutes les rumeurs et désinformations). On peut donc être d'abord dans le factuel avant d'éventuellement entrer dans le philosophique (voir point précédent).
On peut aussi apporter des connaissances propres à sa discipline ou au champ de l’EMC. Par exemple qu’est-ce que “l’état d’urgence” et pourquoi il a été institué et quelles sont ses limites?
Les risques ? Je les ai déjà évoqué tout au long de ce texte.
D’abord celui de laisser l’émotion submerger tout dans une approche psy mal maitrisée. Le risque inverse existe : rester dans une sorte de froideur conceptuelle en se situant uniquement sur le plan des savoirs. Il ne faut pas craindre de dire soi même sa propre émotion. J’avais d’ailleurs commencé par là en janvier.
Le risque majeur c’est celui d’une parole mal maîtrisée et de laisser la voie (voix?) à un discours de haine. On peut avoir un discours anti-musulman ou alors un discours de revendication “identitaire” qui conduise dans une logique de provocation à minimiser ou même à se réjouir des attentats. Ces risques existent mais ils sont faibles.
Il faudra aussi prendre en compte d’éventuels rumeurs et théories du complot qui risquent de se développer. Il faudra alors tenter de les "déconstruire" et éviter de tomber dans une position uniquement morale face à ce qui relève aussi pour une bonne part de la provocation.
Mais ces risques, s’ils existent, ne doivent pas vous empêcher de faire ce travail nécessaire. Si nous sommes avant tout enseignants d’une discipline, nous sommes aussi tous des éducateurs, des adultes responsables et des citoyens. Et c’est que nous devons montrer à nos élèves.
Comme je l’ai écrit dans un texte publié sur mon blog et sur les réseaux sociaux, au delà de la réponse immédiate du lundi matin, «La réponse est peut-être dans une position qui doit être celle de tout éducateur. Faire vivre au quotidien dans sa pratique, dans son établissement, les valeurs de la République, la coopération, la tolérance... Et continuer inlassablement à construire collectivement à l’École et ailleurs des réponses fortes à l’injustice sociale, à l’exclusion, à l’ignorance qui sont les ferments de la violence et du fanatisme.»
Bon courage à vous. On en reparle jeudi prochain.
Philippe Watrelot, le 15 novembre 2015
Annexe : Liens et ressources utiles
J’ai donné quelques liens au fur et à mesure de mon texte mais vous pouvez en retrouver beaucoup sur cette page :
Je vous joins aussi un texte collectif qui essaie de donner des pistes pédagogiques. Il est aussi lisible en ligne et aussi le point de départ d’un forum de discussion.
Même si ça porte sur un autre sujet (l'homophobie) je mets le lien sur un autre texte que j'ai écrit ("L'un des pires cours de ma vie"] et qui essaye de montrer la tension pédagogique entre la position morale et la position didactique.
Valeurs vs savoirs ? Peut-on laisser tout dire ?
Je partage aussi un diaporama que j'ai réalisé dimanche soir
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