mercredi, septembre 19, 2018

« Les 60.000 postes n'ont jamais existé »



«Les 60.000 postes n'ont jamais existé ».
deux exemples de Tweets (anonymés par mes soins)
C’est cette affirmation faite à plusieurs reprises sur Twitter qui m’a donné envie d’écrire ce texte. Cette assertion surprenante et péremptoire venait après des échanges (que je n’ose qualifier de « débats ») à la suite d’une réaction (un peu provocatrice j’en conviens) de ma part à un commentaire comparant l’annonce des 1800 suppressions de postes par le ministre de l’éducation à la logique à l’œuvre durant “Collège2016” et le quinquennat précédent. Pour beaucoup d'intervenants, c'était pareil...
On peut retrouver tous ces échanges, ainsi que les invitations me demandant « de la fermer » accompagnées de quelques noms d’oiseaux, sur Twitter
«Les 60.000 postes n'ont jamais existé ». En lisant cela, je me suis rappelé de ce que les psychologues appellent la "dissonance cognitive" (Leon Festinger). Selon le paradigme de la "persistance des croyances réfutées", « la dissonance survient quand les personnes sont confrontées à une information qui n'est pas cohérente avec leurs croyances. Si la dissonance n'est pas réduite en changeant sa propre croyance, elle peut avoir pour effet la restauration de la cohérence au moyen d'une perception erronée de cette information non cohérente, du rejet ou de la réfutation de cette information, en recherchant le soutien d'autres personnes qui partagent les mêmes croyances, et en tentant d'en persuader les autres »
Ici, on est dans une double dissonance.

D'abord, par rapport à l'action syndicale et revendicative. Celle ci dans l'esprit de beaucoup et conformément à un "imaginaire prolétarien" ne peut être que dans l'opposition face à un "méchant patron" (ici l'État et par extension tous ses représentants inspecteurs, proviseurs, etc). Dans cette perspective , l'idée même qu'il puisse y avoir des personnes favorables à l'esprit d'une réforme tout en souhaitant l'améliorer, échappe à ce schéma de pensée sauf à considérer ceux ci comme des "jaunes" ou des "traitres" voire des abrutis n'ayant pas vu les intentions cachées.
Ensuite par rapport à l'analyse des politiques menées. Les "socialistes" au pouvoir entre 2012 et 2017 sont considérés comme des néo-libéraux ayant renié leurs idéaux et toute la politique est à rejeter en bloc. Je suis loin, sur un plan personnel, d’approuver toutes les mesures prises et je suis même très critique sur le tournant dans la politique économique et la faiblesse des décisions prises sur le plan écologique. Mais je considère que la politique menée dans le domaine de l’éducation allait dans le bon sens (même s’il y avait des critiques à formuler) . Et je pense donc qu’on peut approuver certains aspects d’une politique tout en en critiquant d’autres. 
Cela est visiblement impossible pour d’autres. Et pour faire rentrer cela dans un schéma de pensée, il faut alors voir la politique éducative dans son ensemble comme une politique « libérale » et de destruction de l’École. Quitte à nier des faits tels que la (re)création des postes ou le rétablissement de la formation initiale pour que cela soit cohérent et ne rentre pas en “dissonance”...


On pourrait aussi rajouter une troisième “dissonance”, même si ce n’est pas ici le terme le plus approprié et qu’elle est beaucoup plus légitime. C’est le décalage entre le vécu individuel et l’analyse plus globale. C’est d’ailleurs ce qui est présent dans le reproche qui est fait souvent à ceux qui ne pensent pas pareil, de « ne pas être sur le terrain ». 
Je l’ai écrit à plusieurs reprises, les (re)créations de postes (dont je maintiens qu’elles ont existé, même si ce n’était pas forcément 60 000 !) ne se sont que très peu vues dans les classes et les établissements et donc dans le quotidien des collègues. Comment croire à leur réalité et voir une amélioration si on s’en tient à son vécu ? 
Le ressenti c’est aussi dans le fait que les réformes et notamment celle du collège se sont faites dans un timing déplorable (tout en même temps) et avec une technostructure qui reproduisait ses mauvaises habitudes d’injonctions verticales. La brutalité de l’annonce de la promulgation du projet par Manuel Valls le soir même d’une grève d’une partie des enseignants a été également durement ressentie. 
Enfin et surtout, ces évolutions ont été perçues et vécues par des enseignants de plusieurs disciplines (LCA, allemand,...) comme une remise en cause de leur identité professionnelle et une dégradation de leurs conditions de travail. Là aussi, il est alors difficile de percevoir une réforme comme « allant dans le bon sens » si on s’en tient à cette dimension essentielle et dans un contexte plus général de sentiment de déclassement et de dégradation du niveau de vie. 
La manière dont les personnels vivent et ressentent les réformes, c’est important. Et malheureusement, l’expérience prouve que c’est rarement pris en compte...

Il y a aussi des conceptions pédagogiques différentes... Les réformes venaient se heurter à une conception relativement individuelle (voire individualiste) du métier et à une approche essentiellement centrée sur l’aspect disciplinaire. “Obliger” des pourtant fonctionnaires à travailler en équipe était perçu comme une intrusion dans la sphère privée et une remise en cause de la « liberté pédagogique ». Faire des travaux interdisciplinaires a été vu comme une soustraction des heures disciplinaires. 
Toutes ces critiques sont légitimes. On a évidemment le droit (et même le devoir) de discuter de pédagogie et de s’interroger collectivement sur les meilleures manières de faire apprendre et progresser les élèves. Ah, si on parlait plus pédagogie en salle des profs et si on redonnait toute sa place à la "dispute" ! 
Ce que je regrette, c’est que bien souvent, on a masqué ces questions pédagogiques derrière des postures politiques. On m’a beaucoup reproché le terme que j’ai utilisé plusieurs fois de « gaucho-conservatisme » pour désigner ceux qui combinaient un discours très radical de changement social avec des positions conservatrices sur le plan de la pédagogie. L’attente du « grand soir » est souvent (pas toujours...) une forme de procrastination pour éviter de faire évoluer ses pratiques, ici et maintenant. Considérer que l’École n’est que le réceptacle d’inégalités qui se sont formées ailleurs est souvent (pas toujours…) une manière de dédouaner l’institution scolaire de la nécessité de changer. Or, on peut vouloir à la fois changer l’École pour changer la société et changer la société pour changer l’École....


En relisant ce texte, je me rends compte de ce qu’une lecture mal intentionnée pourrait en retenir. Je fournis donc les contre-arguments...

• D’abord, on peut me reprocher un discours « surplombant ». 
Pour ma part, je pense que tout acteur social doit avoir la possibilité de penser son métier et l’évolution de l’institution dans laquelle il travaille. C’est ce qui explique mon engagement militant dans un mouvement pédagogique et mes prises de positions rendues possibles par la réflexion collective.

• Il est facile de passer du « surplomb » au « mépris ». C’est presque devenu un réflexe rhétorique. On invoque le « mépris » ressenti à tout bout de champ. Et au final ça empêche de penser. 
Je réponds habituellement à cela en deux temps. D’abord se sent « méprisé » qui veut bien l’être. Personnellement je ne me sens pas méprisé quand j’entends des critiques de l’École (avec un grand “E” pour signifier qu’il s’agit de l’institution). L’étude et l’enseignement de la sociologie m’ont appris à distinguer les individus et la structure dans laquelle ils évoluent. L’École ne se réduit pas aux enseignants et ceux-ci font bien leur travail dans un système qui dysfonctionne. Il faudrait parvenir à ne pas prendre « pour soi » toute analyse critique du système éducatif.

• On peut aussi se dire que ce texte « refait le match » d’une période révolue. 
Pourquoi ressasser ces vieux débats ? Pourquoi rouvrir des cicatrices alors que l’urgence est de se battre « tous ensemble, tous ensemble» contre la politique d’austérité du gouvernement et la politique éducative de Jean-Michel Blanquer. 
D’abord parce que ces débats ne sont pas si vieux que cela. La meilleure preuve en est que le traumatisme de « collège2016 » est encore très présent dans les interpellations et autres anathèmes sur les réseaux sociaux. 
Pour ma part, je ne me résigne pas à ce qu’on me dise que la politique éducative précédente a été globalement néfaste même s’il est évidement nécessaire d’en faire une analyse critique (je l’ai faite dans une série de 3 articles sur mon blog). Considérer que Blanquer et Vallaud-Belkacem c’est « blanc bonnet et bonnet blanc » (Jacques Duclos, sors de ce corps ! ) est une affirmation qui me semble manquer du plus élémentaire sens de la nuance à toute analyse rigoureuse. 
Tout comme c’est le cas, lorsqu’on affirme que « les 60 000 postes n’ont jamais existé».
On a l’impression d’être dans ce qui relève d’une « vérité alternative » pour reprendre un vocabulaire utilisé par les occupants actuels de la Maison Blanche.

L’appel à un « front uni » face à la politique de Blanquer me semble malheureusement illusoire ou en tout cas difficile tant qu’on reste avec ces débats en suspens... 
Au delà des revendications qualitatives (postes, salaires, pouvoir d’achat) et de la dénonciation du double langage du ministre, il faudrait dépasser les postures et construire une alternative qui sorte des antagonismes précédents et qui pose clairement la question des finalités que l’on veut assigner à l’École, des valeurs que l’on veut promouvoir et donc de la pédagogie...

Philippe Watrelot
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