Plus de 35 000 messages avec ce mot-balise (hashtag) ont été émis sur le réseau social Tweeter depuis lundi 22 octobre. Comme les journalistes sont très attentifs à ce qui s’y passe, cela a aussi été repris par de nombreux médias.
On ne peut passer à côté de ces messages. Mais, même s’ils sont rassemblés sous le même hashtag, il sont aussi très divers et peuvent être analysés à plusieurs niveaux et avec plusieurs sens. Mot-balise ou « mot valise » ?
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Les 35000 messages ne sont pas l’expression de « profs qui n’aiment pas les élèves » comme on a pu le lire. Certes, dans la diversité des tweets exprimés, certains peuvent se laisser aller à penser cela. Mais la très grande majorité exprime d’abord un ras-le-bol et témoigne non seulement de la violence mais aussi des dysfonctionnements de la machine éducation nationale.
Si l’évènement déclencheur de cette explosion de tweets concerne la violence on voit bien qu’il est le révélateur d’un malaise plus profond qui va bien au delà de ce seul aspect.
Le mot-balise est d’ailleurs bien choisi puisqu’il évoque à la fois le fonctionnement vertical de l’éducation nationale et le manque de considération qui en découle.
Il y a bien sûr la violence de la société que se prennent aussi en pleine face bien d’autres catégories de salariés (allez passer une soirée aux urgences, par exemple…). Cette violence peut prendre diverses formes qu’il est difficile de qualifier et surtout de quantifier : des agressions aux incivilités en passant par les vols et autres comportements délictueux ou criminels.
Y a t-il une violence scolaire spécifique ? Celle-ci est-elle masquée ? Les sociologues de la délinquance (et les profs de SES) connaissent bien le « chiffre noir » qui représente la différence entre les statistiques des infractions recensées et le nombre “réel”
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle aujourd’hui les études reposent plutôt sur des enquêtes de victimation (basées sur le ressenti et les déclarations des personnes) plutôt que sur les seules statistiques officielles. C’est notamment ainsi que pratique Eric Debarbieux et son équipe. D’une certaine manière, le hashtag #pasdevague est une gigantesque enquête spontanée de victimation...
Mais, même sur cette base, les chiffres de la violence scolaire ne montrent aucune hausse générale. Ils montrent surtout une concentration de celle-ci dans quelques établissements. De même, il est difficile de dire que le système éducatif est laxiste. Benjamin Moignard, dans ses travaux, a montré que c’était l’équivalent d’un collège qui était exclu chaque jour. Jean-Michel Blanquer a beau dire qu’il va « rétablir l’ordre », celui-ci n’est pas vraiment en déliquescence. Et l’accusation de “laxisme”, refrain classique de tout un discours décliniste, est à questionner plutôt que de le poser comme une évidence comme le font malheureusement beaucoup de commentateurs
J’ai bien conscience en écrivant cela que ce que je pose est peu entendable aujourd’hui pour beaucoup. On est aujourd’hui dans une concurrence des vérités. La vérité factuelle est contestée au profit de « vérités d’opinion » ou le ressenti tient lieu de certitude. Et la bataille pour ces vérités est l’objet d’un enjeu politique (et syndical).
Mais qu’on ne se méprenne pas ! Il ne s’agit pas de discréditer ici les témoignages des uns et des autres. Ceux ci sont légitimes et réels. Je pourrais moi-même y contribuer. Ils sont l’expression des difficultés rencontrées dans l’exercice de notre métier et de la souffrance qui peut en résulter. Ce qui fait la force de ce mot-balise c’est qu’il agit comme une soupape pour lâcher une pression trop longtemps conservée. Il y a un effet d’accumulation et l’agrégation de maux trop souvent tus ou peu entendus. Le mot-balise se mue en « maux-valise »…
Des mots et des maux
Mais finalement, de quoi parle ce mot-balise ? de violence, de “management”, d’un sentiment de déclassement ?
De tout cela à la fois.
Sur le plan de la violence, cela révèle surtout de profondes inégalités entre les établissements. L’éducation “prioritaire” est loin de l’être en termes de moyens comme le montre la dernière (ultime ?) enquête du CNESCO. Il y a une fracture territoriale et sociale qui est criante dans ces questions de violence. Et qui ne se réduisent pas à la question scolaire mais aussi à la politique de la ville et des « quartiers », au rôle des associations, de la police etc ;
C’est aussi évidemment une question de moyens. Un établissement peut basculer en quelques mois par manque de personnel, de pions, de défaillance des personnels de direction, d’absence d’assistante sociale. Et les réductions de postes (2600 dans le secondaire) promises par Blanquer avec le budget 2019 ne vont rien arranger
Mais ce n’est pas le plus important. Ce que disent avant tout les messages rassemblés sous la balise #pasdevague c’est le manque d’écoute et la culpabilisation qui caractérise l’administration de l’éducation nationale. On se défausse sans cesse sur l’échelon inférieur dans un système marqué par l’individualisme, l’infantilisation et la solitude du métier. Et la souffrance personnelle y est peu entendue, non seulement par la hiérarchie mais, reconnaissons-le, aussi par les collègues. Mais c’est bien surtout une forme de management qui est ici remise en cause : verticale, quantitative (par les « objectifs de performance ») et peu à l’écoute des individus. Et ce, jusqu’au plus haut sommet de la hiérarchie.
Évidemment, là aussi, sur le management, il faudrait faire la part des choses. Ces messages prospèrent sur un fond de culture anti-autoritaire et un « imaginaire prolétarien » où la hiérarchie est vue comme un ennemi. Or, s’il existe évidemment des personnels de direction défaillants et qui, pour plusieurs raisons, ne veulent « pas de vagues », il ne faut pas oublier que dans de très nombreux cas, les personnels de direction sont des alliés et des collègues (mais si ! ) qui sont bien souvent au premier rang dans la gestion de ces violences et autres difficultés.
C’est aussi l’expression d’un malaise dû au décalage entre le métier « rêvé » et le métier subi, ce que Françoise Lantheaume appelle le "métier empêché". Le sentiment de ne plus reconnaitre le métier pour lequel on s’est engagé dans les évolutions actuelles est aussi un aspect important. Cela en dit long sur la construction de l’identité professionnelle ainsi que sur la formation initiale des enseignants. Et la sur la nécessité d’une réelle formation continue et d’espace de dialogue et de mutualisation dans les établissements.
Mais derrière ces questions de management qui mériteraient de longs développements, il y a aussi, plus globalement, le manque de reconnaissance institutionnelle et le sentiment de déclassement. C’est aussi tout cela qui transparait dans ces très nombreux messages
Les enseignants, à tort ou à raison, ont le sentiment d’être déconsidérés et de manquer d’estime au sein de la société. C’est en partie un paradoxe puisque les enquêtes montrent que le “prestige” des enseignants est toujours assez élevé chez les autres catégories sociales. Mais ils se sentent quant à eux, méprisés et déclassés. Dans le dernier baromètre UNSA on constate que si les professeurs aiment à 92% leur métier, seulement 35% se sentent respectés. Les conditions de travail sont jugées satisfaisantes que par 29% des professeurs des écoles et 35% des autres enseignants. Seulement 15% ont l'impression que ça s'arrange.
Un malaise enseignant qui ne demandait qu’à s’exprimer
L'analyse des médias n'est pas une science exacte. Qui aurait pu prévoir que les agissements d'un producteur de cinéma allaient déclencher un mouvement d'ampleur de dénonciation des violences faites aux femmes ?
Avec #pasdevague, on est aussi dans un phénomène cumulatif et en partie imprévisible. Le déclencheur a été cette image forte et choquante d'un jeune braquant un pistolet sur sa prof. Cela se passe juste avant les vacances à un moment où les enseignants sont un peu plus disponibles pour s'exprimer et dans une actualité moins dense. Et c'est ainsi que va naître ce hashtag qui rassemble aujourd'hui plus de 35000 messages et qui exprime de nombreux griefs.
Sans vouloir sur-interpréter, on peut penser que la logique du « control-z » à l’œuvre depuis un an n’est pas étrangère à ce malaise. Comment vivre sereinement son métier quand les programmes de primaire, du collège et bientôt ceux du lycée sont réformés dans une parodie de consultation et sans écouter personne ? Comment s’engager dans des dispositifs alors que toute la politique éducative jette le doute sur leur permanence ? Comment se sentir considéré quand on vous inonde de vadémécums et d’injonctions laissant entendre que jusque là vous faisiez mal votre métier ? Comment envisager sa profession de manière positive quand l’évaluation se joue de manière individuelle et infantilisante alors que la réussite de ce métier et la résolution des problèmes ne peut se faire que dans le collectif ?
Et puis bien sûr, cela permet d’agréger des revendications et des frustrations plus larges : le gel du point d’indice et de la revalorisation des salaires, la baisse du pouvoir d’achat, les faibles salaires, la réforme des retraites à venir...
Dans ce contexte, la position du ministre n’est pas très favorable. Il a essayé de montrer qu’il n’était pas dans cette culture du « pas de vague » mais il est aussi un des représentants majeurs de cette technostruture qui est aux manettes depuis longtemps (Dgesco, deux fois recteur dont Créteil...) et que ce mouvement remet en cause. Et sa réponse immédiate proposant d’étendre l’interdiction du portable au lycée est dérisoire et a eu plutôt pour effet d’exacerber les tensions.
Récupérations
Mais le ministre a de la ressource et on peut craindre que la réponse proposée soit essentiellement sécuritaire et autoritaire. Ce qui ne serait pas forcément pour déplaire aux initiateurs de ce hashtag et de la protestation qui en a suivi.
Car ne nous leurrons pas, ce mouvement fait déjà l’objet de récupérations de tous ordres. Syndicales d’abord puisqu’il se situe dans un contexte pré-électoral, les élections professionnelles se situant début décembre. Politiques ensuite, avec les tentatives de séduction à droite comme à l’extrême droite.
Mais le débat le plus vif se situe surtout au niveau pédagogique. C’est l’occasion, pour certains, d’accuser pêle-mêle, le « collège unique », le « laxisme », la « pensée 68 », les « pédagogistes » et de se fabriquer des ennemis faciles et confortables pour éviter de se poser des questions plus pertinentes. Comme par exemple, celle de la réponse à apporter à la permanence des voies de relégations, aux inégalités sociales et à l’échec scolaire qui sont pourtant des questions clés dans le traitement du problème.
Ce hashtag peut donc être malheureusement au service d’une pensée très conservatrice qui prône l’exclusion et le renforcement des inégalités alors qu’il pourrait être l’occasion d’une vraie réflexion sur la gouvernance de l’éducation nationale et du pouvoir donné aux collectifs enseignants.
De quoi #pasdevague est-il le nom ?
Il y a de tout dans ce mot-balise . A la fois des choses qu'on doit entendre et qui ont été masquées ou tues pendant longtemps mais aussi des discours pas très jolis qui parlent des élèves comme d'ennemis, qui considèrent que certains n'ont rien à faire à l'école, etc. Et la récupération, on l’a vu, a déjà commencé...
On peut trouver de l'intérêt à ce mouvement si ça permet de créer des espaces de parole dans les établissements et surtout si le déni qui est encore trop souvent la règle dans certains établissements disparait ou recule.
Si cela peut aussi faire comprendre que les suppressions de postes dans le secondaire ne feront qu'aggraver la situation, ce serait bien.
Ce que je lis aussi dans les nombreux témoignages c'est que, plus encore que la violence des élèves, ce qui est remis en question c'est la solitude des enseignants et une gestion très verticale et cloisonnée. Alors, si cela peut conduire à une vraie réflexion sur le management et la gouvernance dans l'Éducation Nationale, ce serait aussi une bonne chose.
Pour l'instant, #pasdevague est un exutoire mais plutôt qu'une parole qui se libère d'un seul coup, il faudrait créer des espaces et des temps de parole réguliers dans les établissements comme cela se fait dans les établissements innovants. Mais cela suppose de sortir d'une vision individuelle et solitaire du métier dont je ne suis pas sûr que tous ceux qui témoignent veulent sortir.
Dans le même temps, ce mouvement peut être inquiétant.
Dans une posture, malheureusement assez classique on s'oppose les uns aux autres. Les enseignants contre les personnels de direction, les CPE, les parents... Alors que la solution est dans le dialogue et la co-construction. Pour certains personnels de direction défaillants ou sourds combien qui sont en première ligne et soutiennent les équipes au quotidien ? Combien de CPE qui sont les premiers à se prendre toute cette violence et à la gérer avec les AED ?
Mon autre inquiétude porte sur la recherche des causes de cette violence. Beaucoup de ceux qui s'expriment franchissent le pas : la responsabilité est à chercher dans le "laxisme" et dans un grand mouvement de rejet ils mettent tout dans le même sac : la pédagogie trop "bienveillante" et une vision trop angélique des jeunes (un ancien responsable syndical parle de "culture bisounours"). Ce hashtag dès le départ était aussi destiné à cela et pas seulement à remettre en question un mode de management.
Et je ne parle pas de ceux qui considèrent que certains jeunes n'ont rien à faire à l'école et remettent en question le collège unique et l'éducation pour tous.
En résumé, je m’inquiète si l’issue de ce mouvement, dont on ne sait pas s’il va durer, conduit à justifier des réponses autoritaires et purement répressives. La vague ne sera alors que de l’écume...
Mais si ce hashtag permet à la parole de se libérer et conduit alors à sortir de la culpabilisation individuelle pour envisager la résolution des problèmes de manière collective et à penser autrement la gestion de l’éducation nationale, alors la vague se sera muée en énergie positive…
Philippe Watrelot
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