samedi, juin 26, 2021

Grrrrrrand Oral : simulacre et dysfonctionnements

 Ça fait 39 ans que je suis prof et que je fais passer le bac. Je n’ai jamais vu un tel niveau de désorganisation…

J’ai fait passer le Grrrrrrand oral pendant quatre jours non-stop (8h30-18h) avec 7 ou 8 candidats par demi-journées. 

J’avais reçu ma convocation très tardivement qui m’indiquait le lieu et la durée de ces examens. Depuis, une autre est arrivée qui me demande deux jours supplémentaires de présence pour des délibérations. 

D’autres enseignants n’ont pas eu cette chance et ont été convoqués à la dernière minute la veille ou le jour même. 

Avant d’aller plus loin, je voudrais préciser que ce sentiment de désorganisation que je partage ici, j'ai essayé tout comme les organisateurs dans les bahuts que sont les personnels de direction, de ne pas le faire ressentir aux élèves. Je pense (j'espère !) que pour les élèves tout a semblé "fluide" et sans trop d’anicroches. 

C'est ce que j'appelle le "bricolage héroïque" et le sens du service public…

Je veux aussi tirer mon chapeau aux élèves et à leurs profs. Malgré les conditions, ils et elles étaient globalement mieux préparés que ne l’était l’institution ! 

 

 

Pourquoi une telle désorganisation ? 

Bien sûr on nous dit que cette année est exceptionnelle et qu’il faut tenir compte de la pandémie. 

Bien sûr ! Mais le ministre semble avoir fait comme si elle n’existait pas et continuer à faire « comme si…» Et c’est bien ça le problème. 

Si l'on voulait tenir compte de la pandémie et ses effets en termes d'impréparation des élèves et de désorganisation des services (même si je doute que celle ci soit causée par le Covid mais plutôt par les réductions de moyens), il fallait alors suspendre ce dispositif du bac. 

Ou bien si on voulait "vraiment" le faire alors il fallait s'en donner les moyens et s'assurer du fonctionnement du dispositif. Gouverner c'est anticiper.

Au lieu de cela on a les deux inconvénients : un simulacre et une organisation qui dysfonctionne

 

Dysfonctionnements en cascade

Listons les problèmes :

- Les convocations initiales étaient notoirement insuffisantes pour remplir tous les créneaux.

- il a donc fallu appeler des profs en catastrophe avec évidemment des gros loupés d'attribution de jurys. Par exemple des élèves interrogés sur des sujets de SES par des jurys où il n'y a pas de prof de SES alors qu'inversement un prof de SES est convoqué comme "candide" dans un jury voisin.

- parier sur le nombre pour avoir des binômes cohérents était une erreur. Il aurait fallu faire une simulation avec un algorithme pour savoir qui convoquer.

- "on" a oublié de prévoir les délibérations. Celles ci commencent à arriver pour la semaine prochaine. C'est pourtant d'une telle évidence que ça n'a rien à voir avec le fait que ce soit un nouveau bac  !

En Ile de France c’est  le Service Interacadémique des Examens et Concours  qui s’occupe de l’organisation. Ce qu'on me rapporte c'est que le SIEC était complètement débordé et que les gens qui y travaillent sont au bord de la crise de nerfs (il y en a qui pleurent au téléphone…). Peut-être manquent-ils de moyens (humains et informatiques) pour travailler, peut-être aussi qu'ils subissent une pression telle qu'ils n'ont pas pu anticiper mais quoi qu'il en soit, je maintiens que de mon point de vue du terrain c'est la pire (dès)organisation du bac que j'ai connue !

 

 

Marche Forcée

Depuis le début de la crise sanitaire le Ministre s'est mis dans une situation de déni et s’est employé à faire "comme si" l’École fonctionnait normalement. On voit aujourd'hui les limites de cette posture.

Je crois que ce qui se produit en ce moment est assez emblématique du mode de management de l'Éducation Nationale qu'a amplifié JM Blanquer. On avance à marche forcée en pensant que la seule parole politique suffit et sans se préoccuper de la faisabilité et des alertes faites par le terrain. On compte sur la bonne volonté des fonctionnaires (qu'on maltraite par ailleurs) et leur sens du service public pour que ça fonctionne tant bien que mal.

Le problème c'est quand, comme en ce moment, ça fonctionne plutôt mal que bien…

On ne peut pas sans arrêt tirer sur la corde et jouer l’opinion contre les enseignants. 

 

 

Communication et agenda politique

Pourquoi une telle précipitation voire un acharnement à maintenir ce Grrrrrand oral ? 

Parce que cette épreuve est le dernier élément emblématique de la réforme du bac et du lycée. C’est un des moments solennels fabriqué pour sauver les apparences d’un bac éparpillé façon puzzle par la pandémie mais surtout par l’“universitarisation” des parcours dictée par ParcourSup. 

S’il avait accepté un report (que la voix de la raison aurait du lui suggérer), il l’aurait vu comme une sorte d’échec politique alors que l’enjeu est de cocher la case « fait » dans la liste du bilan des promesses présidentielles dans la perspective de 2022...

On nous présente aussi ce Grrrrand Oral comme une évolution majeure dans la pédagogie. Ce qui est formidable dans la com' du ministre c'est de nous faire croire que l'oral n'est jamais préparé dans notre système éducatif et que le Grrrrrrand Oral serait une sorte de « révolution ». Les profs de primaire avec toutes leurs activités et ceux du collège qui préparent à l'oral du brevet doivent apprécier. Tout comme les profs de lycée qui se rappellent des Travaux Personnels Encadrés (TPE)…

Le vade-mecum du Grrrrand oral
Si l’on voulait vraiment développer la compétence « savoir s’exprimer à l’oral », alors on s’en donnerait vraiment les moyens. Rappelons que dans la réforme, le grand oral (la pandémie n’a rien arrangé mais n’y est pour rien) devait se préparer sans heures dédiées ni moyens spécifiques. En tant que professeur de Sciences Économiques et Sociales (SES) devant enseigner un programme très lourd, je n’ai pu dégager un peu de temps que quand les épreuves terminales prévues à la mi-mars ont été annulées.

Dans ces conditions il est très difficile de lutter contre les déterminismes sociaux liés à la maîtrise de l’oral. Nous nous les sommes pris en pleine face durant cette semaine. Bien sûr, nous avons fait preuve de « bienveillance » : il ne s’agit pas de pénaliser les élèves et de leur faire payer le prix de cette année chaotique et de l’impréparation à tous les niveaux. 

Mais je finis cette (avant-dernière) année avec le sentiment d’avoir participé à une opération destinée à préserver l’ego d’un ministre et les apparences d’un système éducatif qui mérite bien mieux que ce simulacre médiatique. 

 

Philippe Watrelot

Professeur de sciences économiques et sociales dans un lycée de l’Essonne. 

Aucun commentaire:

 
Licence Creative Commons
Chronique éducation de Philippe Watrelot est mis à disposition selon les termes de la licence Creative Commons Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International.
Fondé(e) sur une œuvre à http://philippe-watrelot.blogspot.fr.