mardi, juin 15, 2021

Laïcité, panique morale et instrumentalisation


Je ne suis pas un « spécialiste » de la laïcité...

Je suis juste un prof de SES qui enseigne et vit en banlieue depuis toujours. Je travaille dans la ville où je suis né et où j’ai fait mes études. J’habite dans la commune juste à côté, dans un immeuble où se côtoient des personnes de toutes origines. Je croise des femmes avec le voile, certaines élèves le retirent juste à l’entrée du lycée. Nous sommes confrontés quelquefois à des problèmes avec certains élèves mais il y a eu peu d’incidents en 2015 ni au moment de l’assassinat de Samuel Paty. Je ne veux donc pas faire des généralités et encore moins de grands discours. 

 

J’enseigne les sciences sociales et ce qui se passe avec ce qu’on désigne à tort (selon moi) comme la laïcité ressemble fort à ce qu’on appelle une « panique morale ». Selon Stanley Cohen, l’inventeur de ce concept,  une « panique morale » surgit quand « une condition, un événement, une personne ou un groupe de personnes est désigné comme une menace pour les valeurs et les intérêts d'une société ». L'un des aspects les plus marquants des paniques morales est leur capacité à s'auto-entretenir. La médiatisation d'une panique tendant à légitimer celle-ci et à faire apparaître le problème comme bien réel et plus important qu'il ne l'est en pratique. La médiatisation de la panique engendrant alors un accroissement de la panique (fiche Wikipédia).

Si on faisait aussi un peu de science politique, on pourrait souligner que cette mise à l’agenda par des « entrepreneurs de morale » s’inscrit, c'est une évidence, dans un calendrier politique et relève donc de l’instrumentalisation (et de la diversion)... 

On peut également  s’interroger sur l’état d’une société, la nôtre, qui a tant de mal avec la diversité au point de la voir comme une menace. On peut enfin réfléchir sur la faillite de la promesse républicaine qui conduit à des phénomènes d’exclusion et donc de « séparatisme » sur lesquels prospèrent les extrémistes de tous poils. C'est peut-être le reproche permanent de cet échec que certains ne veulent pas voir ? 

 

J’ai l’impression que cette « panique morale » est formulée pour l’essentiel par des gens vivant dans les beaux quartiers et qui ont des idées très arrêtées. Alors que beaucoup d’enseignants sont au contact tous les jours avec cette réalité que certains voient de loin. Nous y travaillons, nous y vivons… 

Et cela nous conduit non pas à un relativisme, dont on nous accuse, mais à un pragmatisme qui nous permet de gérer le quotidien. 

Prenons un seul exemple. Interdire les sorties scolaires aux accompagnatrices voilées ? Mais c’est juste condamner les élèves dans beaucoup de cas à l’absence de sorties et renvoyer ces femmes à leur isolement ! 

 

Il ne s’agit pas de nier que des situations inquiétantes existent. Elles doivent faire l’objet d’une réponse laïque déterminée. Mais cela suppose un examen raisonné de la réalité, pas son instrumentalisation. 

Le rapport Obin repris par le Ministre s’inscrit dans cette logique. On veut expliquer la laïcité à des enseignants supposément ignorants... Ce qui est faux.

Mais quelle laïcité ? On ne peut nier qu’il y a un débat sur la manière de l’envisager et qu’ici une conception cherche à l’emporter sur une autre. Il serait souhaitable qu’on s’en tienne aux textes fondateurs et qu’on évite de tomber dans l’inculcation paradoxale d’un « catéchisme » laïc excluant et la détection des pensées non conformes comme le laisse craindre la nouvelle épreuve de recrutement des concours d’enseignement. Nous n'avons pas besoin d'une police de la pensée mais qu'on nous fasse "confiance". 


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La laïcité, les valeurs de la République sont aussi des questions de pédagogie... L’enjeu pour les éducateurs que nous sommes est de travailler sur cette belle notion qu’est l’altérité  dans toutes ses dimensions. C’est bien sûr la reconnaissance des cultures et des identités. Mais c’est aussi la reconnaissance de la pensée de l’autre, la capacité à comprendre son point de vue plutôt que de se sentir agressé par une opinion différente. 
Loin de l’incantation, si nous voulons faire adhérer les élèves aux valeurs qui sont celles de la démocratie, c’est-à-dire la citoyenneté critique, la libre adhésion, la liberté de penser, la coopération et la solidarité, le débat argumenté sur des idées... il faut les faire vivre au quotidien dans nos pratiques, nos classes, nos établissements...

Et puisqu’on s’inquiète du « séparatisme », il faudrait que le système éducatif et la Nation prennent cette question à bras le corps en s’attaquant aux causes bien plus qu’à ses manifestations. Le séparatisme est aussi géographique et social et il est le produit des inégalités face à l’école. C’est là que devrait se situer l’enjeu principal de notre travail et de notre vigilance. 


PhW

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Ajout du 16 juin 2021

Le texte que j’ai rédigé hier « Laïcité, panique morale et instrumentalisation » a été pas mal repris sur les réseaux sociaux.
C’est inévitable, après les messages d’approbation viennent les critiques. Dans les versions les plus douces, j’y suis traité de « bisounours », de « naïf » et on évoque un « angélisme » dépassé mais on me qualifie aussi d’ « islamo-gauchiste » et de « lâche »  et c’est tout juste si je ne suis pas co-responsable de l’assassinat de Samuel Paty... 
 
Comme souvent aujourd’hui, on me reproche ce que je n’ai pas écrit. Je passerais sous silence, me dit-on, les enseignants empêchés de faire cours par des élèves qui contestent leur enseignement au nom de la religion. On me rappelle que dans un sondage récent, une majorité d’enseignants déclaraient s’être « autocensurés » et être démunis face à ces questions. 
Je ne nie pas que ces phénomènes existent, c’est aussi le cas dans mon établissement. Et lorsque cela arrive, il faut non seulement une réponse ferme mais aussi et surtout une solidarité et un soutien collectifs. 
 
Face aux certitudes et aux raisonnements binaires, je préfère la voie du doute constructif et des questions, en voici quelques unes : 
Il faut évidemment renforcer la formation, mais laquelle ? Est-ce une formation descendante qui donne des « consignes » ou une vraie réflexion et une mutualisation des pratiques. La formation doit-elle se fonder sur la méfiance et la détection de la radicalisation ou considérer que, face à des enfants ou des jeunes, il faut faire le pari du dialogue et de l’éducabilité ? L’auto-censure est-elle à proscrire ou est-ce simplement la nécessité de la mesure et de la nuance ?  En somme, de la « pédagogie » ?
 
On ne peut nier non  plus qu’agissent en sous-main des groupes extrémistes. Il faut la plus grande fermeté face à ceux qui instrumentalisent des familles et des jeunes. Mais on ne peut pas réduire ce qui se produit dans les classes à une simple dimension religieuse. Outre l’intemporelle provocation adolescente, il y a surtout une dimension identitaire qui n’est pas spécifiquement religieuse. Il n’est pas besoin d’avoir fait de longues études de sociologie pour comprendre que lorsque se produisent des phénomènes d’exclusion ou de discrimination, la logique conduit souvent à se raccrocher à ses origines ou à sa « communauté ». Pour parler un peu savant, on peut dire que l’étiquetage conduit à l’assignation et au renforcement du stigmate, ou en d’autres termes : quand vous êtes réduit à une identité qu’on vous colle (ça s’appelle le racisme), vous n’avez souvent pas d’autre choix que de vous conformer à cette image et d’en renforcer les caractéristiques par votre habillement et votre manière d’être. 
 
Le rôle de l’École à tous les niveaux c’est de lutter contre ces assignations à résidence. S’il faut réaffirmer les principes de laïcité, ce n’est pas pour en faire un instrument de combat et de négation des origines et des cultures mais au contraire un outil de tolérance et d’émancipation. La voie est étroite car c’est celle de la nuance... 

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