Je suis invité au World Innovation Summit for Education
qui se déroule à Doha les 4 et 5 novembre. J’avais déjà été invité l’an dernier
et j’en avais rendu compte dans plusieurs billets
de blogs. Le thème de 2014 portait sur la créativité et avait pour titre “Imagine, Create Learn – Creativity at the
heart of éducation”. Le thème de cette année porte sur les liens entre
l'éducation et l'économie et a pour titre précis « Investing for Impact: Quality
Education for Sustainable and Inclusive Growth ». Raccourci d’un
jour, l’ambiance y est différente et le sujet
choisi cette année ne fait que confirmer certaines de mes intuitions de l’an
dernier.
Loin de la France ?
Quand j’ai accepté
l’invitation, j’imaginais déjà les
réactions de mes contempteurs sur Twitter : “il est vendu au grand capital”, “il fait partie de la Nomenklatura” , “et il se permet de donner des leçons alors qu'il se compromet avec des
monarchies du Golfe…”. ”Sycophante, Idiot utile”… Ils vont
s'en donner à cœur joie, me disais-je et cela n’a pas manqué.
“How Can Education Systems Create Conditions for Successful Innovation?” |
Cette année, il y avait
beaucoup plus de participants français que l’an dernier, me semble t-il. Des
journalistes (qui se sont déjà exprimées, ici et là…), des “entrepreneurs
sociaux”, des chercheurs. Mais aussi des représentants du Ministère, puisque la
Directrice générale de l’enseignement scolaire (Dgesco) était invitée à
participer à une table ronde sur l’innovation et le changement . On
voit donc que l’on n’était pas si éloigné que cela de la France et de ses débats.
Réticences
Mais par rapport à d’autres
pays, la France est finalement peu représentée. Parce que le WISE se déroule au
Qatar et que, dans notre culture où on se préoccupe autant sinon plus de “qui
parle” et d’où l’on parle que de ce qui est dit, ce pays a une réputation
souvent négative auprès des français. J’évoquais déjà en 2014
mes réticences mais aussi la nécessité d’avoir un avis nuancé. Le Qatar contribuerait à financer des
conflits armés dont le coût et les effets sont dénoncés à la tribune. Il
y a aussi beaucoup à dire sur le respect des droits de l’homme, le statut des
migrants (qui représentent près de 80% de la population) et sur l’image de la
femme.
La Sheikha Moza Bint Nasser et Sakeena Yacoobi |
Selon les termes
utilisés en géopolitique, le WISE est donc un élément du “soft power”. Les dirigeants du Qatar se
servent de cet évènement pour asseoir une domination “douce” qui ne repose pas
uniquement sur la puissance économique ou militaire. Il permet de valoriser le système éducatif et les universités
du pays et de développer l’idée que Doha peut être une destination de congrès.
Et on voit bien en effet que les moyens sont importants pour y parvenir. Pour
ma part, comme pour d’autres, je n’ai rien payé (hormis les diners et le
transport de l’aéroport à l’hôtel), vols aller-retour et hôtel sont pris en
charge par l’organisation puisque je suis considéré comme “media”. La question
est ensuite de savoir (et ce n’est pas à moi d’y répondre) si cela affecte ma
liberté de m’exprimer et mon esprit critique
Economie, Politique, Business
Le sujet de cette année y
invitait bien plus que celui de l’an passé et le constat que je fais en 2015
confirme mes intuitions de 2014. Si on parle “éducation” dans ce sommet, on y
parle aussi d’économie, de politique et même de business.
Et ce qui est frappant
c’est de constater à quel point l’éducation vue comme un “service public” est
ici discutée et même remise en question. Le modèle français ou plutôt européen
où l’éducation fait quasiment partie des fonctions régaliennes n’est pas la
norme dans le reste du monde. Le service public y est fortement concurrencé à
tous les niveaux du primaire à l’universitaire.
Un des mots clés revenu
sans cesse dans la bouche des intervenants de cette première journée fut “private sector”. « Le secteur privé à un rôle énorme à jouer pour définir les cursus et
les programmes afin qu’ils répondent aux compétences dont le marche du travail
a vraiment besoin » affirme ainsi Julia Gillard, l’ancienne Premier
ministre australienne lors d’un panel
(table ronde). Leymah
Gbowe prix Nobel de la Paix 2011, et originaire du Libéria très tonique et
excellent débatrice, souligne avec provocation qu’à trop se focaliser sur la
responsabilité des gouvernements et du secteur public en matière d’éducation on
risque surtout de financer des armes.
Private sector
Que veut dire “private sector”
en anglais ? La réponse n’est
pas aussi évidente que cela. Pour un français, c’est simple c’est le “secteur
privé” c’est-à-dire les entreprises. Et il est certain qu’il y a aujourd’hui
une “industrie de l’education” notamment avec les technologies numériques et
qu’elle est très présente dans ce congrès. Certains ont bien compris qu’il y a
un marché important à conquérir.
Mais dans le monde anglo-saxon le secteur privé c’est tout ce qui n’est
pas le secteur public c’est-à-dire l’administration et les services de l’État
et ça peut aussi concerner les “non-profit
organisation”, ce que nous appellerions ici les associations et les
fondations.
Mais comment sont-elles financées ? Le “fund-raising” est très développé et les fonds de ces fondations ou
associations sont essentiellement récoltés auprès des entreprises. On retombe
donc sur les entreprises du secteur privé mais avec un autre modèle.
Un autre modèle mais des comportements assez voisins. Car ce qui m’a
frappé déjà l’an dernier et se confirme cette année, c’est l’existence de ce
que j’ai appelé plus haut des “entrepreneurs sociaux”. Ce sont des managers qui travaillent dans le tiers secteur mais avec des méthodes de travail et
un entrepreneuriat très proches de celui qu’on peut trouver dans le secteur
privé marchand et lucratif. Les méthodes pour la levée des fonds ou pour la
gestion convergent avec celles du “privé”. Et ce modèle d’entrepreneur
émergent, on peut aussi le rencontrer en France. Ou du moins on peut rencontrer
des Français correspondant à ce modèle à Doha...
«Investing for impact» dit le
titre de ce sommet. J’ai appris et j’enseigne en économie à mes élèves les
théories de la croissance endogène et du capital humain. Je leur montre que les
dépenses en éducation ont un impact sur le développement humain, l’innovation
et la croissance économique. C’est aussi ce que dit le WISE 2015. Il reste à
savoir qui doit être l’acteur principal de ces investissements et des
changements à venir. L’État ? les entreprises ? un tiers secteur où
la philanthropie masque l’insuffisance de l’État et l’influence plus ou moins
subtile des fondations d’entreprise ?
Vu de Doha, le système Français fondé sur un service public d’éducation centralisé
et bureaucratique semble un îlot dans un océan de business mondialisé. Ce
que je suis venu faire ici, c’est observer et analyser cette mondialisation.
L’observer pour se prémunir contre la montée des eaux libérales, s’adapter et bâtir des digues...
Philippe Watrelot
Doha, le 4 novembre 2015
Mon autre billet sur le WISE 2015 : De la comté au Mordor.
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1 commentaire:
Bonjour Philippe, je partage ton intérêt pour d'autres manières d'envisager le système éducatif que le "tout public" (même ce qu'on appelle l'école privée en France est subventionné à 90% par l'Etat). Pour avoir travaillé dans des écoles de l'AEFE, je pense que l'alliance entre la réglementation pédagogique et les fondations ou asso à but non lucratif est intéressante, elle offre un équilibre entre les objectifs politiques d'un système éducatif, qui doivent être posés par la représentation nationale, et la souplesse et la liberté de l'organisation locale, qui tient compte des enfants, des parents, des locaux, du budget propre à l'établissement etc... Ce modèle est impensable en France, notre vieil Etat ne parvient jamais à lâcher prise sur les éléments qu'il devrait laisser à l'initiative privée (qui ne signifie pas forcément avide de revenus)!
Quel dommage de se priver de projets d'écoles diverses, avec un substrat commun du côté des programmes, une aide financière des l'Etat sur les gros investissements, et un soutien financier de fondations... Et des parents! Ailleurs dans le monde les fondations sont considérées, leurs membres bénévoles trouvent prestige et satisfaction à gere un établissement scolaire. Pourquoi pas chez nous? Parce que cela fait 130 ans qu'en la matière, comme en tant d'autres, on se repose sur l'illusion de la gratuité scolaire, principe qui engendre toutes les inégalités réelles.
L'école ne devrait éte gratuite que pour les gens qui ne peuvent rien payer. Tous les autres pourraient contribuer autrement que par l'impôt, directement à l'école de leurs enfants. Les ecoles se sentiraient beaucoup plus motivées si les acteurs avaient conscience que çe sont les parents réels qui paient, et non un Etat abstrait toujours accusé de chercher des économies.
Bref je plaide pour un partenariat public privé, en quelque sorte... Si on peut esperer qu'il soit moins instrumentalisé que dans le domaine de la santé, où il a montré ses limites hélas.
J'écouterai avec intérêt France Culture à 17:00!
Merci de tout ce que tu fais pour nous faire penser...
Laure Béjannin
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